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La Vesdrienne, une piste sans citoyens ?

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Pia-Mélissa Laroche. CC BY-NC-ND.

D’ici à fin 2025, si tout va bien, une cyclostrade (ou véloroute) sera inaugurée entre Liège et la frontière allemande, le long de la Vesdre. Un projet imaginé depuis dix ans, impliquant quantité de services et d’interlocuteurs. Les citoyens de la vallée, eux, en sont restés écartés. Jusqu’à l’arrivée de l’enquête publique. Septante centimètres de documents qui n’ont pas plu à tout le monde.

Depuis qu’il est arrivé à Verviers, au début des années 2000, Bruno Collet arpente les rives de la Vesdre. Il donne des formations en « français langue étrangère » pour une association dont les bureaux sont placés le long de la rivière. Il n’a pas de voiture, se connecte sur internet dans les cafés ou à la bibliothèque communale. « Ça m’oblige à tâter le terrain social. » Après les inondations de juillet 2021, il a observé la vie sauvage reconquérir, un peu, cette rivière modelée par l’industrialisation.

Bruno Collet s’intéresse à la chose publique et à la relation qu’elle entretient à la nature. Aux côtés de nombreux autres Verviétois, il a lutté, au début des années 2000, contre un projet de centre commercial qui risquait de recouvrir la Vesdre. Aujourd’hui, c’est un autre projet présenté comme une bonne nouvelle qui l’interpelle : la Vesdrienne, une piste cyclable à double voie qui doit relier Liège à l’Allemagne. Il est loin d’être le seul. « La Vesdrienne est en gestation depuis plus de dix ans (voir ci-dessous), mais on a seulement commencé à en entendre parler en janvier 2024, au moment de l’enquête publique. Il faut être clair : c’est un projet pour lequel on n’a guère écouté l’avis du citoyen. »

C’est la Région wallonne qui pilote la Vesdrienne, via le SPW Mobilité et Infrastructure. Pour avancer dans les travaux, elle doit obtenir un permis d’urbanisme. La demande est analysée par un fonctionnaire compétent et doit légalement s’accompagner d’une phase de consultation, l’enquête publique, où les citoyens ont trente jours pour émettre un avis sur le projet.

En janvier 2024, le SPW envoie donc un imposant tas de documents à Verviers et à Limbourg. Le premier tronçon prévu dans le planning de la Vesdrienne court sur 9 km à cheval sur ces deux communes. Une portion à « haut risque », car elle traverse des zones fortement touchées par les inondations de 2021. De nombreux riverains se sont alors sentis abandonnés par le pouvoir politique. Ça les a mobilisés. Depuis, ils scrutent les chantiers de la ville ou de la région. Avec une vraie demande de transparence. Va-t-on couler du béton dans le secteur de Renoupré, près de la Vesdre, pour faire passer la Vesdrienne le long de ses flancs escarpés ? Ou plutôt détourner la piste sur la nationale, souvent dangereuse ? Risque-t-on de détruire encore des maisons, après celles ciblées par les plans de reconstruction des quartiers sinistrés ?

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Pour trouver réponse à ces questions, le citoyen impacté ou curieux doit se rendre en chair et en os dans une salle de l’administration communale. Il disposera d’une brève heure pour consulter l’imposant volume de documents. Quand il s’y rend, d’abord seul, Bruno Collet est « abasourdi ». On lui déroule un plan qui s’étale sur toute une table. Impossible, en si peu de minutes, de digérer la pile de documents, qu’il estime à 70 centimètres de haut. Il y reviendra quatre fois, dont une avec son groupe d’adultes-étudiants en français. « Ce tas d’informations techniques était évidemment inaccessible pour le groupe. Ça n’était pas beaucoup plus lisible pour un francophone. »

Après déchiffrage, Bruno Collet est déçu du projet, lui qui est pourtant totalement en faveur d’un transfert de modalité, que chacun roule plus en vélo dans la ville, et moins en voiture. Mais, selon lui, « personne n’a écouté la voix de la nature ». Il aurait aimé qu’on laisse davantage les bords de rivière tranquilles et qu’on place la piste cyclable au maximum sur les routes existantes, pour restreindre, justement, l’emprise de la voiture sur l’espace public.

« Le projet est incohérent : d’un côté, en dehors de la ville de Verviers, la Vesdrienne se place à l’étroit le long d’une route dangereuse et, de l’autre, en ville, on empiète sur ce qui reste d’espace naturel. » Une bonne idée est suivie quelques pages plus loin par une mauvaise, estime-t-il. « Sur un pont qui traverse le centre-ville, on laisse plus de place au vélo pour accentuer le changement de modalité. Mais cent mètres plus loin, on va bétonner la berge et réduire le lit de crue plutôt que de reprendre une bande de voirie à l’automobile, comme sur le pont. »

Dans le quartier des Récollets, un sentier de promenade en terre, dévasté par les inondations, va être remplacé par une grande rampe d’accès à une passerelle qui chevauche la rivière, près d’un athénée. « Il faudra un mur de béton sur 4 mètres de haut et 70 mètres de long pour constituer cette rampe », souligne Bruno Collet.

La nationale du danger

En quelques jours, le mécontentement éclate. Les crispations se cristallisent autour du passage de la Vesdrienne par la nationale 61, où camions et voitures se plaisent à speeder. Maria Alonso, du comité de quartier de Pré-Javais, poste sur Facebook des images des accidents de voiture, récurrents, sur cette route, à la sortie de la ville. « Il y avait déjà une piste cyclable, peinte au sol, en vert, assez minimaliste. On sait qu’une des raisons pour lesquelles elle n’est pas utilisée, c’est qu’elle n’est pas sûre, tout simplement. Et puis, les gens ont dû se battre pour avoir des infos sur le projet, la commune n’était pas en mesure de répondre à toutes nos questions, elle nous disait parfois : “euh…” »

Médor a raté l’enquête publique. On a demandé les documents en format numérique. Impossible, nous a dit le SPW. « La réglementation stipule que les documents peuvent uniquement, dans le cadre de l’intro­duction de la demande de permis, être transmis sous format papier. » Peut-être une carte officielle du tracé alors ? Encore raté. Le SPW nous a fourni une capture d’écran d’un PowerPoint où la Vesdrienne est située parfois à deux kilomètres de là où elle passera réellement.

À la toute fin de l’enquête publique, le 16 février 2024, l’urbaniste verviétois Joël Privot (qui sera tête de liste Écolo aux communales) balance un petit pavé dans la mare. Il modère ce jour-là un colloque sur la participation de la société civile et des citoyens dans la refonte du bassin versant, suite aux inondations. Pour lui, la Vesdrienne, premier grand chantier post-catastrophe, marque un mauvais départ. « Le projet a été conçu par des ingénieurs très compétents, mais il n’a pas été coconstruit avec les populations concernées. C’est normal qu’elles ne soient pas d’accord si elles ne sont pas prises en compte et impliquées dans cette infrastructure qui va modifier directement leur quotidien. »

Personne ou presque ne peste sur les bécanes ou ne remet en question l’esprit du projet (davantage de place pour les vélos), mais sa mise en œuvre fragmente la société. Les « ingénieurs très compétents » cités par Privot œuvrent au sein du bureau Greisch, établi à Liège. En 2020, ils ont obtenu le marché pour concevoir la Vesdrienne de Nessonvaux jusqu’aux portes de l’Allemagne. Laurent Miny, chargé du projet chez Greisch, se défend d’avoir agi en vase clos. « Après nous être documentés et avoir exploré la vallée, ses aspects industriels et forestiers, voire bocagers, nous avons écarté des tracés non pertinents, envisagé les pôles à connecter : gares, zones habitées, écoles, commerces, entreprises, services, zones administratives, agricoles. »

Des réunions techniques ont été organisées en amont de l’enquête publique avec plusieurs parties prenantes : Département de la Nature et des Forêts, communes concernées, Infrabel-SNCB (un pont de chemin de fer doit être réaménagé), TEC, cours d’eau non navigables, le Gracq. Des points de friction surgissent sur le tracé, avec quelques expropriations à prévoir, dont un concessionnaire déjà fortement touché par les inondations et qui ronge son frein.

Quelques réunions avec les riverains sont organisées à cet endroit, aux Surdents (Verviers) et à Dolhain. Les communes servent de modératrices. « Il y avait des habitants du quartier mais aussi des non-riverains, remarque Laurent Miny. Nous voulions un tracé sans trop de chicanes, sans trop de petits détours. Le tracé doit être efficace, car il faut qu’il puisse connecter des pôles, de la maison au lieu de travail pour permettre le transfert modal. Sinon, les cyclistes préféreront la route, où le tracé ne convaincra pas les utilisateurs, et donc le projet sera un échec. Il faut rester dans la logique de cyclostrade. »

5 % de mobilité à vélo

« Cyclostrade ». Le terme a fière allure. La Région wallonne l’utilise volontiers quand elle communique sur sa stratégie de mobilité. Elle veut construire un maillage de ces véloroutes à deux sens sur son territoire. La Vesdrienne est une des briques de la « Vision Fast 2030 ». Fast pour Fluidité Accessibilité Santé et Sécurité via Transfert modal. Les deux derniers mots signent l’ambition wallonne : réduire la part des voitures dans la mobilité de 80 à 63 % et propulser, entre autres, le vélo de 1 à 5 %. Car la Région n’a guère d’ardeur d’avance quant aux objectifs européens de réduction des gaz à effet de serre. « La Vesdrienne doit clairement contribuer à diminuer l’usage de la voiture et permettre à des gens de se rendre au travail ou à l’école à vélo, d’y aller rapidement, et servira aussi pour un usage touristique. »

Beaucoup d’objectifs pour une seule piste ? De façon générale, la Région wallonne explique que les cyclostrades doivent accueillir « l’ensemble des usagers de tous âges se déplaçant quotidiennement en cycle ». Cela ne semble pas s’appliquer partout. Un autre projet qui fait du bruit, la cyclostrade entre Liège Airport et le pont de Seraing, semble surtout conçue pour les travailleurs de l’aéroport. Les cyclistes pourraient y rouler sur… la berme centrale de l’autoroute, au milieu des gaz d’échappement (même si la Région promet qu’ils sont au même niveau qu’en ville).

En février 2024, Bruno Collet a envoyé un courrier motivé à la commune de Verviers pour lui demander de refuser le tracé de la Vesdrienne. Ses motifs touchent au respect de la biodiversité et à une trop forte imperméabilisation des sols. Le projet « minéralise systématiquement, voire réduit la largeur du lit de crue à plusieurs endroits », écrit-il. Qu’importe : en mars, la Ville donne son accord au projet pour le volet voirie. Trois chantiers de la Vesdrienne, dont l’imposante rampe vers la passerelle, seront à sa charge.

En tout, 88 réclamations ont été envoyées à la commune de Verviers. Une pétition a recueilli plus de 350 signatures.

Présentation au forceps

Fin mai 2024, la Région wallonne accepte, en bout de course, de donner une présentation publique du projet. À la table, Laurent Miny et les représentants du SPW, notamment. Les questions fusent, un journaliste de Vivacité modère, le panel tente de répondre.

Le passage par la nationale ? Oui, il y avait une alternative le long de la rivière, mais il fallait altérer une partie du site Natura 2000. Et donc, sans doute, se mettre en porte-à-faux avec les règles européennes. Il aurait alors fallu proposer des zones de compensation en habitat prioritaire, sans aucune certitude d’approbation par l’Union européenne. Laurent Miny tente de rassurer : « Sur la nationale, qui est très large, généreuse avec les voitures, nous allons reprendre de l’espace aux voitures pour les vélos et sécuriser la partie cyclable. » La disparition de places de parking ? Oui, une poignée de personnes devront marcher maximum 100 mètres pour rentrer chez elle.

La présentation se termine sur un match nul. Des citoyens publient sur les réseaux que la Vesdrienne se fera sans eux. Un agriculteur craint de perdre ses terrains et ne plus avoir de place pour ses vaches. Maria Alonso se demande toujours si la piste est faite pour les « Eddy Merckx qui vont bosser » ou pour tout le monde.

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Pia-Mélissa Laroche. CC BY-NC-ND

Rémi Gueuning, assistant social, représentant du Gracq Verviers et candidat sur la liste Écolo aux communales, veut retenir les forces du projet. « Il apporte une réponse à une demande croissante. On est sur une portion plate, proche de la voie de chemin de fer, et pour les vélotaffeurs, un aménagement de qualité va permettre de rendre la voiture moins compétitive. L’axe est stratégique. » Mais il le concède : « Si l’avis du Gracq a été pris en amont, la concertation avec les citoyens, elle, est arrivée trop tard. »

Après un recours déposé par Bruno Collet, la Région wallonne a fini par refuser le permis « voirie » à la Ville de Verviers. Motif : certains plans fournis lors de l’enquête publique n’offraient pas les indications nécessaires pour saisir « les dimensions et l’emprise des voiries ». Ils ne permettaient donc pas à tout un chacun de se faire un avis éclairé sur les travaux. Greisch va donc corriger le plan litigieux et le resoumettre (lui uniquement) à enquête publique, pour la commune de Verviers seulement.

Tout cela aurait-il pu se dérouler autrement ? Sans doute. La Région wallonne a d’ailleurs bien insisté dans nos échanges : dans la province du Brabant wallon, une phase de consultation populaire en ligne a eu lieu jusqu’au 15 août dernier sur l’avenir du réseau cyclable. Elle devrait s’étendre aux trois autres provinces, mais sonne un peu comme une séance de rattrapage : le projet de réseau wallon de cyclostrades date de… 2021. Joël Privot rappelle qu’en Flandre, un « bouwmeester » (maître architecte) a supervisé la cyclostrade qui court entre Leuven et Bruxelles. Il a organisé des ateliers de travail avec la population, des expositions, a étudié des scénarios pour faire émerger une proposition soutenue collectivement, sans se contenter d’une mission purement technique. « Nous n’avons hélas pas cette tradition du bouwmeester du côté francophone. »

À Tournai, un vaste projet de réaménagement urbain entre la gare et l’Escaut risquait de faire grincer bien des dents. C’est la cellule d’architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui a porté le projet et géré les avis et revendications de la population. « Pourquoi ne pas avoir fait appel à elle, plutôt que de laisser le SPW en première ligne ? », s’interroge Privot. Pour ce tronçon de la Vesdrienne, c’est trop tard. Cocréer les grands projets urbains avec les citoyens demeure un rêve éloigné.

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  1. Pour Groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens, association qui a pour but de représenter les cyclistes et de promouvoir l’usage du vélo.

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