L’amour entre deux portes
Jean-Pierre tient un point presse et se lève aux aurores. Tüline jongle avec les horaires flexibles de Maxime, son compagnon cheminot. Sarah travaille comme infirmière aux soins intensifs. Leurs vies intimes sont façonnées par ces horaires décalés…
À 22 h, Maxime termine son shift. Tüline (34 ans) le rejoint à la gare pour faire l’amour. Les bars, les théâtres, les cinémas… Tout est terrain de jeu. Leur fougue résiste aux horaires changeants de Maxime à la SNCB : 6 h-14 h, 14 h-22 h, 22 h-6 h, avec une semaine de récupération. Le mois suivant, un nouveau cycle commence.
Tüline sait, en rejoignant Maxime tard ce soir, qu’elle pourra se reposer demain. Elle s’adapte à ses horaires atypiques. C’est le début de leur relation. « On fait des trucs absurdes, genre se rejoindre avant que j’aille travailler et que lui aille dormir. Ou, le week-end, il rentre à 6 heures du matin, on se fait un petit-déj, on fait l’amour, puis on dort. C’est trop gai. »
Les années filent. Après cinq ans de vie commune, les horaires décalés sont devenus le principal problème de leur couple. Entre emménagement, bébé, nouveau travail pour Tüline, leurs corps – toujours amoureux – s’éloignent. « Depuis quelques mois, c’est le néant. On n’a pas eu un moment à deux. C’est trop difficile à trouver. Lui, il a encore du temps seul, il peut avoir une sexualité solo. Pas moi, je travaille la journée et après je suis avec ma fille. »
À contretemps pour soi
Sarah, 27 ans, infirmière en soins intensifs, jongle avec trois types de pauses : 7 h 30-15 h 30, 13 h 30-21 h ou 21 h-8 h. Thomas, son copain, est artiste peintre et travaille dans une papeterie de 12 h 30 à 18 h 30, ainsi que tous les samedis. Comme elle travaille un dimanche sur deux, ils n’ont pas de week-end commun. Vous suivez ?
« On arrive à se trouver des moments, mais on est très occupé. Quand je fais les nuits, il revient vers 19 h 15 et je pars à 20 h au boulot. » Sarah le sait bien : le travail de nuit, « c’est mauvais pour la santé. Alors j’essaye de dormir au moins cinq heures quand je rentre, puis je me lève pour boire un café dehors ou voir des amis, sinon c’est trop déprimant, la journée passe sans que t’aies rien fait. Plus tu fais de nuits, plus ton corps souffre. Une sorte de fatigue chronique. »
Troubles du sommeil, troubles métaboliques, mais aussi psychiques : les horaires atypiques maltraitent le corps. Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé le travail de nuit dans le groupe des cancérogènes probables. Et la limitation du temps de rencontre et de partage dans le couple fait partie de la liste des risques établis par l’INRS, un organisme français généraliste en santé et sécurité au travail.
En Belgique, les secteurs les plus touchés par les horaires atypiques sont celui de la santé et de l’action sociale suivi de l’Horeca, selon une étude menée par la Ligue des familles en 2021.
En Belgique, environ une personne sur dix travaille selon des horaires différents du traditionnel 9 h-17 h. 17,6 % des Belges travaillent le samedi et un Belge sur dix bosse aussi le dimanche, selon les données de 2018 du centre flamand Het Steunpunt Werk.
Dalila Larabi, conseillère en questions de genre à la FGTB, présente les résultats d’une enquête menée par la Centrale générale FGTB et la Centrale des métallos FGTB, en collaboration avec la KU Leuven : 75 % des répondants estiment que leurs horaires variables perturbent leur vie privée. « Ces résultats montrent clairement que les horaires de travail atypiques ont des répercussions importantes sur la santé physique et mentale des travailleurs, ainsi que sur leur vie sociale et familiale, souligne-t-elle. On observe notamment une baisse de productivité, une augmentation de l’irritabilité et des problèmes relationnels pouvant mener au divorce. »
Jean-Pierre, lève-tôt de 55 ans, gère un point presse. Sa librairie vivante, ouverte sur le quartier de 7 h à 19 h du lundi au dimanche, vend de tout : journaux, cigarettes, loterie… Et il sert du café. La clientèle est composée d’habitués, qui le connaissent bien. « Je me réveille à 4 h 30, je commence à 6 heures. Je suis tout le temps debout, sans une minute de répit. Toujours sollicité. » À côté de son métier, il est père et compagnon de Nicole, 50 ans, comédienne.
Jean-Pierre dort en moyenne six heures par nuit. La fatigue est là, surtout mentale. Sa stratégie pour faire tenir son couple, c’est de se réserver une bulle à lui tout seul, au beau milieu de la nuit, vers 4 h, un moment pour souffler. Ensuite, il travaille de 6 h à 15 h et récupère sa fille à l’école.
Ces horaires décalés peuvent donc aussi équilibrer la relation. Ils permettent à l’un et à l’autre de profiter de leur appartement seuls, d’avoir une petite parenthèse à contretemps. Sarah : « Ça me soûlerait qu’il soit tout le temps là quand je rentre du travail, on a besoin d’espace pour faire ventiler le couple. » Un peu comme une chambre à part, mais temporelle.
Casse-tête casse-cul
Ça avait pris des mois pour organiser ce week-end en bateau. Mais le boulot vient d’appeler : Maxime doit travailler dimanche prochain à 6 heures. La SNCB peut prévenir jusqu’à 72 heures avant un changement. Tüline en rigole… avec un petit arrière-goût : « Je n’ai pas signé pour ça, il a fait des études d’histoire, je pensais qu’il allait avoir un horaire de prof. Là, c’est trop compliqué pour prévoir des choses, on ne peut pas se caler sur les week-ends ou les jours fériés. »
Alors, ils continuent d’essayer de prévoir, ils sont d’ailleurs plutôt bons pour ça ! Mais ce foutu système d’horaires, quand même… « On doit arriver à faire autre chose que travailler ! On doit prendre nos plannings, les comparer et essayer de se fixer des moments pour se voir. Je n’en peux plus. » À la rentrée, Maxime changera de poste au sein de la SNCB pour devenir permanent syndical : l’espoir d’un rythme plus fixe et classique.
Sarah, elle, parvient à ne pas se laisser envahir par le boulot. Une fois qu’elle range sa blouse d’infirmière, son travail reste derrière. Elle n’envie pas les personnes qui bossent à des horaires de bureau mais doivent répondre à leur téléphone ou envoyer un mail en vacances.
Son planning de couple est un casse-tête parfois, quand elle travaille de nuit. Avec Thomas, ils se loupent beaucoup : « Potentiellement, on pourrait avoir le dimanche, mais je bosse un dimanche sur deux ; donc les jours se mettent quand ils se mettent, c’est complètement aléatoire. Nous sommes jeunes, on n’a pas d’enfants, ça ne nous pèse pas trop. »
La sexologue Catherine Jamotte rappelle que « les horaires décalés peuvent provoquer fatigue et stress, affectant le désir. Même avec des horaires alignés, maintenir le désir et les relations intimes selon un rythme imposé par la société est difficile. Parfois, l’un sera prêt alors que l’autre aura besoin de repos. Finalement, ce n’est pas grave : la vie intime n’est pas linéaire ».
Du côté de Jean-Pierre, pour la première fois depuis des années, il a organisé un voyage de cinq jours à deux, sans enfant, sans réveil à l’aube. Pour se retrouver.
Lâcher-prise
De toute façon, on a beau prévoir des moments, il faut que le désir soit au rendez-vous. Le genre de truc aussi aléatoire qu’un horaire SNCB…
Selon une étude réalisée en 2012 – un bout de temps – par le cabinet Technologia, spécialisé dans la prévention et l’analyse des risques professionnels, 63 % des personnes interrogées déclarent qu’elles feraient plus l’amour si leur travail était moins stressant. Ce chiffre grimpe à 74 % chez les travailleurs de nuit.
Tüline, elle, n’a plus vraiment besoin de faire l’amour en ce moment. Son bébé lui procure assez de décharges d’ocytocine. De toute façon, elle est bien trop crevée pour se caler sur des horaires aléatoires. Même si elle repense à toutes ces parties de jambes en l’air dans les toilettes de Bruxelles.
L’interview à peine terminée, son téléphone sonne. Elle vient de recevoir un message. Finalement, Maxime doit travailler ce week-end.