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Travail de malade, malades de travail

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Gwenola Carrère. CC BY-NC-ND.

Notre pays compte un demi-million de travailleurs et travailleuses en incapacité de longue durée. La réponse politique : renvoyer au plus vite les malades au boulot. Quitte à mettre la pression sur les mutuelles, les médecins-conseils et les généralistes, déjà débordés. Médor prend le pouls d’une société-domino au bout du rouleau.

Comme toute bonne histoire tentant de mettre en lumière les rouages (et foirages) du système, celle-ci commence par des chiffres. Des chiffres à filer le tournis. On compte aujourd’hui, selon l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (Inami), 500 000 personnes en incapacité de travail depuis plus de 12 mois. Soit environ 11 % de la population active. Derrière ce nombre froid : des personnes en souffrance, des foyers qui doivent composer avec des revenus amoindris, des entreprises qui continuent de tourner en équipe réduite.

En Belgique, on est malades de quoi ?

Du poids trop lourd à porter. Les troubles psychiques sont la première cause d’arrêt devant les troubles musculo-squelettiques. De qui parle-t-on ? Les 50-64 ans forment la tranche la plus représentée ; en raison notamment des réformes de conditions d’éligibilité à la retraite anticipée. À noter, les jeunes (25-39 ans) ne sont pas épargnés, particulièrement par la dépression et le burn-out. Les femmes sont les plus touchées par les arrêts longue durée. La raison ? Entre autres les inégalités salariales, la charge domestique, la pénibilité des métiers du care (le soin). Enfin, derrière cette question de santé publique, il y a une histoire d’argent, de fric, de pèze ! Avec plus de 7,5 milliards d’euros, le coût de l’invalidité est le troisième poste le plus important de la sécurité sociale derrière les pensions et les soins de santé.

Prouver sa bonne volonté

Comme solution, depuis une dizaine d’années le grand chantier des politiques fédérales vise le retour « précoce » des malades à l’emploi. De l’État Providence, nous sommes passés à « l’État social actif », soit une « troisième voie » entre les politiques sociales et libérales, basée sur la responsabilisation. « On protège les individus, mais à condition que ceux-ci fassent preuve de bonne volonté dans leur recherche active d’emploi », éclaire Fanny Dubois, sociologue et secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales.

13 mai 2022, communication du Premier ministre Alexander De Croo : « Le gouvernement fédéral s’attaque aux arrêts maladie de longue durée en responsabilisant tout le monde. » 1er janvier 2024, les nouvelles mesures initiées par le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique Frank Vandenbroucke (Vooruit) entrent en vigueur pour donner un coup d’accélérateur à l’appareil législatif déjà en place. « Certaines personnes ont été laissées sans accompagnement pendant des années, déclare Sandrine Daoud, porte-parole du cabinet. Désormais, il n’est pas juste question de remise au travail, mais surtout de meilleure organisation du suivi des personnes en incapacité. »

Concrètement, ce sont les médecins engagés par les mutuelles (appelés médecins-conseils) qui ont la tâche d’attester (ou pas) de l’incapacité des personnes tout en les accompagnant (« ou en les contrôlant », murmureront les détracteurs) vers un possible retour au travail. Solidaris, la Mutualité chrétienne comme les Mutualités libres nous ont fait part de « la pression » toujours plus importante mise sur leurs épaules. « C’est bien simple, si on ne respecte pas les délais et processus, on risque de se voir amputer d’une partie de nos frais d’administration ! », exprime Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris.

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Évolution du nombre d’invalides, par statut et par genre. Source : INAMI.

Le stress des convocations

Voilà, le décor est planté : une explosion de brisés du travail, un État « social, mais actif », des mutuelles qui tentent de suivre le rythme comme elles peuvent. Et concrètement, pour les malades, comment ça se passe ? Le calendrier standardisé est bien ficelé.

Après 10 semaines d’incapacité, un formulaire de réintégration leur est envoyé. Si le document n’est pas complété à temps, après plusieurs rappels, leurs indemnités journalières sont diminuées de 2,5 %. Ensuite, avant le quatrième mois d’incapacité, arrive la première lettre de convocation à la mutuelle. Deux autres succéderont dans l’année si la personne ne reprend pas le travail entre-temps. « Toute absence au rendez-vous non justifiée entraînera immédiatement la suspension des indemnités d’incapacité de travail. »

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Répartition des invalides, 2022, régimes général et indépendant. Source : INAMI.

Fatou, 37 ans, est à l’arrêt depuis le mois de janvier 2024. Elle vit seule avec ses trois enfants en bas âge, dont deux jumelles. « J’ai été mise à l’arrêt pour dépression et là je me retrouve à devoir répondre à des courriers, des rappels, des convocations, notamment de la mutuelle. On ne peut jamais avoir la paix ? Qu’est-ce que le médecin-conseil veut vérifier au juste ? Que je suis vraiment malade ? » Le docteur Michel Chantraine est spécialiste en psychotraumatologie et fait partie du Réseau Burn-Out. Il commente : « Pour les personnes en souffrance, ces premières convocations sont terriblement stressantes et retardent presque systématiquement la guérison… Nombre de mes patients ont l’impression d’être appelés au tribunal. »

Du côté des mutuelles, c’est le malaise. Les organismes assureurs se retrouvent tiraillés entre deux mondes : celui de leur public fragilisé et celui des instances qui demandent des comptes, des « reportings » pour optimiser les flux. « Certains affiliés sont perdus et se présentent à l’accueil des agences avec des lettres de convocation en se demandant ce qu’on leur veut. Nous tentons de les accompagner au maximum, mais nous devons faire respecter les règles, c’est la responsabilité légale de contrôle qui incombe aux mutuelles », commente Élise Derroitte, directrice du Service d’études de la Mutualité chrétienne.

Pour pouvoir suivre la cadence et les délais des réformes, les mutuelles multiplient les campagnes de recrutement de médecins-conseils (ils sont à peine 318 aujourd’hui). Longtemps perçue comme un service de contrôle, la profession ne fait pas toujours rêver. Sans oublier que la pénurie de médecins généralistes menace déjà toute la première ligne. Depuis quelques années, les orga­­nis­­mes assureurs engagent également des paramédicaux : des kinés, psys, ergothérapeutes et infirmières.

Conseil sans abus

Avenue des Alliés, Charleroi, siège de Solidaris. Au cinquième étage, un vaste couloir et une multitude de portes menant vers les cabinets médicaux de l’équipe pluridisciplinaire. Pour les 30 % d’affiliés carolos qui n’ont pas repris le travail après quatre mois, c’est un passage obligé.

Le docteur Valentin Hanselin, 28 ans, fait partie des récentes recrues. L’une de ses missions est d’attester que l’état du patient correspond bien aux 66 % d’incapacité de travail qui justifient le prolongement d’un arrêt maladie. « Ce n’est pas une grille précomplétée, on observe la personne dans sa globalité. Si elle répond aux critères, on prolonge son arrêt. Si pas, on met fin à la reconnaissance d’incapacité. » Si l’affilié n’est pas d’accord, il lui est possible de déposer un recours auprès du tribunal du travail. La consigne de Véronique Dumonceau, médecin directrice de Solidaris, aux équipes qu’elle supervise : en cas de doute, celui-ci doit toujours bénéficier à l’affilié. De son expérience de près de 20 ans dans l’incapacité de travail, les abus sont une fausse croyance, la plupart des malades sont vraiment (très) malades.

Dans le cabinet jouxtant celui de Valentin Hanselin, Emilie Delchambre termine une consultation. « J’ai été médecin en chirurgie pendant 10 ans, j’ai moi-même craqué face à la charge de travail et été mise en arrêt. Seulement, le médecin-expert (qui travaille pour les assurances, NDLR) a mis fin à ma reconnaissance d’incapacité. Il a écrit noir sur blanc que j’étais médecin, donc que j’aurais quand même dû me rendre compte que j’allais tomber en burn-out. C’est vraiment une pathologie incomprise alors que c’est un effondrement de soi terriblement violent… » Sans droit à des indemnités, la soignante a été forcée de retravailler. Ironie du destin, elle a trouvé une nouvelle voie comme médecin-conseil. « Je dois encore un peu m’habituer à ce rôle de conseil qui diffère de la relation thérapeutique classique… La législation est complexe et les consultations sont assez courtes, mais je tente d’accueillir les gens dans la posture la plus juste possible… contrairement au médecin-expert qui s’est occupé de mon dossier ! »

Reçu « comme une m… »

L’une des caractéristiques de ce système de prise en charge repose sur le fait que l’analyse du dossier des travailleurs malades est réalisée par des médecins et donc avec leur sensibilité, leurs humeurs, leur subjectivité. Certains se montrent très humains, d’autres moins. Une étude récente sur la prise en charge des souffrances au travail de la Fédération des maisons médicales pointe la complexité des contacts entre soignants de première ligne qui connaissent leurs patients et médecins des mutuelles. Un généraliste y relate : « Beaucoup de personnes reviennent de leur entretien chez le médecin-conseil en disant qu’ils ont pleuré pendant l’entretien. Les plaintes du type “J’ai été reçu comme une merde et je n’ai pas été écouté” sont hyper-fréquentes. Moi, le médecin-conseil, je ne le vois pas comme un allié. »

Une relation altérée notamment par l’épineuse question des rapports médicaux. Pour répondre aux exigences législatives et médicales (ou par méfiance des patients, murmureront encore une fois les détracteurs), les médecins-conseils doivent demander aux médecins de première ligne (généralistes ou spécialistes) des rapports médicaux complémentaires. Une situation qui implique une charge de travail administrative supplémentaire pour des soignants déjà débordés.

Les spécialistes de santé mentale sont particulièrement sollicités, alors qu’ils sont déjà en pénurie. « Je fais de la médecine les trois quarts de mon temps et, pour le reste, je m’attelle aux rapports et aux conflits quand mes patients sont remis au travail contre mes indications », constate le docteur Michel Chantraine. « Contrairement aux autres médecins, nous n’avons pas accès aux dossiers médicaux partagés des patients, c’est surtout pour ça qu’on a besoin de rapports !, répond Valentin Hanselin. Je suis le premier à souhaiter plus de dialogue entre médecins. Je pense qu’il y a parfois une mécompréhension de notre métier et de la législation. »

Une nouvelle plateforme, appelée Trio, devrait être lancée en décembre 2024. « L’objectif est de faciliter les échanges d’informations entre médecins du travail, généralistes et médecins-conseils des mutuali­tés », promet Clara-Maria Arbesu Gonzalez, directrice générale du service des indemnités de l’Inami.

Au boulot !

Depuis 2016, à la suite de la réforme de Maggie De Block (Open Vld), les médecins-conseils doivent non seulement juger de l’incapacité des malades, mais aussi les classer en catégories en fonction de leurs capacités restantes. Pour mettre en pratique cette obligation de classement, suite aux récentes mesures de Frank Vandenbroucke, un budget a été alloué pour engager 88 coordinateurs « retour au travail » au sein des mutualités. Cette nouvelle fonction se veut le liant entre l’affilié (qui doit être volontaire dans cette démarche), les centres de formation pour se réorienter, ou les médecins du travail pour organiser un retour adapté sur le lieu de travail d’origine (ce qui dans les faits reste très compliqué pour de nombreuses entreprises).

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Gwenola Carrère. CC BY-NC-ND

L’étude pilote « Impact du burn-out sur la trajectoire professionnelle de l’individu », publiée en 2023, montre que, sur 352 patients présentant le syndrome de burn-out, un quart ont connu une ou plusieurs rechutes dans les années qui ont suivi le retour au travail. Concernant les troubles musculo-squelettiques, l’appréhension d’une rechute se révèle une grande crainte des travailleurs. Le retour précoce ne représente-t-il pas un facteur de risque ? À chaque histoire, sa complexité, à chaque personne, son rythme, respecté ou pas. Nora, 35 ans, est en arrêt de travail depuis le mois de novembre 2022 pour burn-out. Elle pointe le marasme administratif engendré par sa situation, mais explique avoir reçu un bon accompagnement de la mutuelle durant ses mois d’incapacité. « Ce n’est que récemment que la question du retour au travail a été évoquée. Lors d’un rendez-vous chez le médecin-conseil, j’ai marqué mon accord pour entamer les démarches. Le lendemain même j’avais un appel de la coordinatrice retour au travail. J’ai envie de retravailler, mais cette accélération déclenche beaucoup de stress chez moi. Je ressens comme une pression. Rien que de penser au travail, ça me donne des angoisses et réveille mes craintes d’environnement toxique. Maintenant, j’attends de voir comment ça va se passer avec la mutu… »

S’il est trop tôt pour avoir du recul sur cette politique d’accompagnement personnalisé, au sein des mutuelles, on se dit très optimistes par la mise en place des coordinateurs retour au travail. Depuis le 1er janvier 2023, un nouvel accord-cadre a été signé entre les partenaires régionaux de l’emploi (Actiris, Forem, VDAB), les organis­mes assureurs et l’Inami. Il vise l’envoi de 17 620 assurés en incapacité vers les organismes d’emploi en 2024. Une pression de plus sur les mutuelles ? L’Inami nous assure que ce chiffre est une ambition, pas un objectif.

Laisser souffler

« Toute cette question de retour au travail des malades est un débat complexe, estime Fanny Dubois. Le principe d’accompagnement porté par le ministre est bien sûr salutaire si on entrevoit le travail comme un lieu d’émancipation. Le problème, c’est que ce retour, aussi personnalisé soit-il, s’inscrit dans le contexte d’une société au rythme effréné, où tout s’accélère, où la pression de la rentabilité est la priorité. Il y a une tension entre la théorie et la mise en pratique. »

Chaque expert interrogé durant cette enquête a pointé la nécessité de plus de prévention. « Le bien-être au travail implique la responsabilisation des entreprises, souligne Sébastien Alexandre, expert en incapacité de travail aux Mutualités libres. Il y a des sanctions qui existent déjà sur les employeurs, mais il faut renforcer leur accompagnement aux bonnes pratiques. Il faut aussi agir sur la promotion de la santé. »

Finalement, ce ne serait pas notre rapport au travail, au contrôle des individus, à l’accompagnement des plus sensibles d’entre nous qu’il faudrait revoir ? « Notre société, qui dans bien des aspects cherche à maximiser le profit et à être davantage efficace, traite les ressources humaines comme toutes les autres, c’est-à-dire en tâchant souvent de les faire dégorger au maximum, éclaire Pascal Chabot, philosophe et auteur du livre Global Burn-out. Nous sommes face à un système discordant puisque dans notre façon de penser le travail, sous couvert de recherche de qualité, nous utilisons des outils de contrôle, de mesure de rendements… Or ces processus ont parfois comme conséquence délétère de ne laisser jamais souffler l’individu et finissent dans certains cas par engendrer le contraire de la qualité et beaucoup de mal-être… »

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Gwenola Carrere. CC BY-NC-ND

Relais médiatique de l’enquête

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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  1. Montant de 2022, dernier chiffre publié par l’Inami.

  2. Cette donnée n’a malheureusement pas été compilée par les statisticiens du SPF Justice.

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