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Pipiculture

rubrique pipi
Que scay-je ?. CC BY-NC-ND.

La récolte d’urine à des fins agricoles risque de bouleverser notre usage des toilettes publiques. Désormais, on fera le tri sélectif (pipi d’un côté, caca de l’autre). Avec des urinoirs-collecteurs, (re)genrés pour la bonne cause.

Ni la date ni le lieu précis n’ont été consignés. Mais la postérité retiendra qu’un beau jour de la fin des années 2010, quelque part en France, un certain Michaël Roes a pissé dans une bouteille. Il a ajouté du sucre et des probiotiques achetés en pharmacie, bien fermé le bouchon et secoué. Au bout de deux jours, miracle, des bulles se sont formées. La fermentation de l’urine humaine produit des bactéries. Notre inventeur du pipi pétillant comprend alors le potentiel immense qui s’ouvre pour l’agriculture. Il vient de trouver une alternative écologique aux engrais de synthèse, disponible à l’infini et a priori gratos.

La suite de l’histoire vous concerne, que vous soyez propriétaire d’un champ de colza ou qu’il vous arrive de faire pipi dans un festival de musique, une école avant-gardiste ou sur une aire d’autoroute.

Voyons ça. Michaël Roes fonde, en 2019, la société Toopi, qui met au point le processus de traitement de l’urine humaine : filtration pour la débarrasser de ses polluants (hormones, antibiotiques, etc.) et fermentation à l’aide de concentré de bactéries. Il en sort un « biostimulant urino-sourcé » (l’appellation pour se la jouer dans le milieu des deep tech – jeunes pousses disruptives, NDLR) qui passe haut la main les tests agronomiques, effectués en partie en Belgique. Une première usine ouvre en 2022. Le lieu est, cette fois, hyperprécis : Loupiac-de-la-Réole, en Sud-Gironde.

Mais de la « Start-up Nation » française à la Wallonie de la relance, il n’y a qu’un jet. Et le second site industriel de recyclage des urines devrait ouvrir dans la province de Liège, « à l’horizon 2026-2027 », selon François Gérard, responsable du développement de Toopi en Belgique. Pourquoi là ? Parce que le fonds d’investissement liégeois Noshaq a participé à une levée de fonds de 11 millions d’euros.

C’est ici que vous intervenez. Car qui dit « biostimulant urino-sourcé » dit collecte sélective de l’urine. Actuellement, on estime en Belgique que 5 milliards de litres s’en vont chaque année dans les toilettes, accompagnés de 150 milliards de litres d’eau potable (de quoi remplir 50 000 fois le delphinarium Boudewijn Seapark à Bruges, pour dire…). À l’échelle européenne, cela représente 200 milliards annuels de litres d’urine et 6 000 milliards de litres d’eau, qu’il faut ensuite traiter.

Pour sortir l’urine du cycle de l’eau, des urinoirs-collecteurs sont donc installés dans des lieux publics, de manière permanente (écoles, entreprises, voie publique, aires d’autoroute) ou occasionnelle (événements). Ils fonctionnent sans eau et sont directement reliés à des cuves, vidées régulièrement.

Révolution à l’urinoir

Pour les hommes, cela ne change pas grand-chose à la situation habituelle. Leur bon vieil urinoir en faïence est simplement remplacé par un urinoir de collecte, qui leur permet de se soulager tout en faisant un geste pour la planète. Pour « la grosse commission » ou pour ceux qui n’aiment pas qu’on les voie les mains dans la braguette, qui n’ont pas la taille ou la morphologie requise pour l’urinoir, il y a toujours des cabines à disposition.

Mais pour les femmes, c’est une petite révolution culturelle. Désormais, elles aussi devront choisir leur camp : se diriger vers les urinoirs (des cuvettes installées dans des cabines fermées) ou vers les toilettes classiques équipées d’une chasse d’eau – un choix qui signifie clairement, sous les yeux du monde entier, qu’elles y vont pour « autre chose » qu’uriner. Et ça, pour certaines personnes, c’est à peine supportable.

La peur de se taper la honte quand on doit faire caca sur son lieu de travail porte un nom, inventé par le New York Times, le « poop-shaming », ou « parcoprésie » en langage médical. Elle peut conduire à des problèmes de santé, lorsqu’on se retient trop longtemps ou trop souvent. Tout le monde peut être touché par cette gêne, mais « le malaise culmine chez les femmes », estime le sociologue Julien Damon (« Les toilettes publiques ») face aux résultats d’une enquête française sur le sujet.

Et il n’y a pas que le « poop » qui gêne les femmes. L’autrice de BD suédoise Liv Strömquist s’interroge dans L’origine du monde : « De quoi on a peur quand on a ses règles ? De devoir sortir le chiffon et le détachant et de frotter des textiles divers et variés en heures sups non rémunérées ? Non, on a peur d’être démasquées : on a ses règles. »

Polluer inclusif ou recycler binaire ?

Certaines femmes peuvent trouver gênant que les autres puissent deviner ce qu’elles vont faire aux toilettes (ou imaginer qu’elles font quelque chose qu’elles ne font pas, ce qui est tout aussi gênant). Mais, insiste François Gérard, de Toopi, l’attitude ne sera pas forcément la même dans un bureau, où tout le monde se connaît, ou dans un festival. Dans une école, les filles avaient, à l’inverse, insisté pour pouvoir, elles aussi, participer à la collecte d’urine, et pas seulement les garçons. À l’école européenne de Bruxelles, qui vient d’entamer une collaboration avec Toopi, deux blocs sanitaires mixtes vont être installés, avec des urinoirs spécifiques pour filles et garçons, et des cabines fermées non genrées.

toilettes publiques
Que scay-je ?. CC BY-NC-ND

Voilà bien un autre élément qui cogne avec l’arrivée des urinoirs féminins. Ces nouveaux équipements ajoutent un petit surcroît de binarité (homme/femme) aux sanitaires, qu’on a justement commencé à « dégenrer » dans certains lieux ouverts au public. Les toilettes non genrées apportent en effet une réponse à la préoccupation des personnes transgenres, non binaires ou intersexes, qui ne souhaitent pas devoir choisir entre le picto « jupe » et le picto « pantalon ». Et, au passage, elles permettent aussi de désengorger les toilettes des femmes ou d’évacuer toute prise de tête d’un père qui accompagne sa fille faire pipi et ne sait pas où aller. Mais alors, que faire ? Dégenrer la défécation et regenrer la miction ? Polluer inclusif ou recycler en toute binarité ?

En attendant qu’un esprit malin trouve une manière universelle de pisser sans éclabousser, les urinoirs féminins règlent, déjà, un vrai problème de société : les files d’attente dans les toilettes des femmes. L’un des modèles utilisés par Toopi, « L’urinoire » (avec un e) de Madame Pee, est conçu pour répondre non seulement aux préoccupations d’hygiène et d’intimité des femmes, mais aussi à un besoin d’aller droit au but : portes battantes façon saloon pour ne pas devoir se salir les mains avec des poignées, cuvette inclinée qui ne touche pas les fesses (on urine en position « squat » ou « skieuse »), grille anti-éclaboussures, poubelle pour les papiers. Et hop.

La société française WC-Loc, qui a racheté les célèbres « Cathy Cabines » wallonnes en 2019, a déjà installé des urinoirs de collecte, en collaboration avec Toopi, sur des événements comme la Foire agricole de Libramont ou le festival Solidarités à Namur. Plusieurs gros festivals en seront aussi équipés l’été prochain.

Pipi gazon

À l’autre bout de la chaîne, l’engrais Lactopi Start commence, lui aussi, à conquérir les esprits et des parts de marché. Riche en bactéries, le biostimulant peut être pulvérisé dans les champs au moment des semences pour fertiliser les sols (meilleure assimilation du phosphore et des nutriments, stimulation des racines et des mycorhizes) et réduire dès lors l’apport d’engrais de synthèse.

L’Europe y croit. En 2023, un programme destiné à soutenir le développement de start-up de la deep tech au sein de l’Union européenne a octroyé une subvention de 8,4 millions d’euros (dont 6 millions en capital) à Toopi, notamment pour des développements et essais agronomiques dans différents pays européens.

Pisser dans une bouteille n’aura jamais produit autant d’effets.

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