Le goût de la langue
Racisme dans la boîte aux lettres
Interview (CC BY-NC-ND) : Céline Gautier
Illustrations (CC0) : Pom Koo
Traduction : Thomas Lecloux
Texte : Ahilan Ratnamohan (rekto :verso)
Publié le
Depuis 2019, Ahilan Ratnamohan, artiste-performeur australo-sri-lankais, reçoit le journal du Vlaams Belang dans sa boîte aux lettres. Qu’à cela ne tienne : ce féru de langues s’est mis à en collectionner les numéros pour enrichir son vocabulaire néerlandais. Verdict : « Le néerlandais de l’Antwerpse Volksgazet ressemble bien plus au mien que celui des artistes et militants progressistes que je lis normalement. »
Ce doit être en 2019 que j’ai trouvé pour la première fois le journal du Vlaams Belang dans ma boîte aux lettres. J’habitais dans un quartier d’Anvers-Sud, après quelques années passées dans les quartiers moins huppés du nord de la ville. Découvrir au milieu de mon courrier un exemplaire de l’Antwerpse Volksgazet, la « gazette populaire anversoise », a été plutôt surprenant. L’envoi était-il voulu ? Était-ce une erreur ? Pourquoi n’avais-je même jamais vu ce journal pendant les six années précédentes ?
L’agent de quartier n’avait-il pas acté mon changement d’adresse ? Ou m’invitait-on de bien étrange manière à faire partie d’une sorte de club secret, moi l’étranger venu vivre dans une rue d’autochtones ?
Je me suis appliqué, ces dernières années, à créer des listes de mots néerlandais. Cette pratique, entre-temps devenue forme artistique, était initialement un produit dérivé fortuit de l’apprentissage des langues et a fini par donner naissance à des représentations scéniques comme Alle woorden die ik nog niet kende (2022) et Une traduction infidèle (2023). Je me constitue des listes de mots dans différentes langues et différents registres. J’y rassemble des mots rencontrés dans des livres, lus dans des courriels ou saisis au détour de conversations. Ces listes s’intitulent Amar Chitra Katha Comic Books Tamil, Ahil French #3, Spanish via Las Locuras de Bielsa, Jaffna Tamil 2018, Advanced Nederlands ou encore Nederlands #2. J’ai une obsession particulière pour l’origine étymologique des mots et pour le lien qui existe entre un vocabulaire et une communauté. Les dernières semaines, j’ai beaucoup lu en tamoul avec ma mère. Par exemple, dans le livre Gorilla, de l’auteur sri-lankais Shobasakthi, nous avons rencontré des mots d’un registre rural, des mots qui n’ont de signification qu’au Sri Lanka, et qui me fascinent d’autant plus qu’ils me parviennent dans le tamoul soigné, très upperclass, de ma mère, qui rechigne à prononcer des mots trop orduriers.
De drôles de créations
J’ai commencé à lire l’Antwerpse Volksgazet avec un sentiment désagréable. J’étais nerveux, anxieux à l’idée de tomber sur des articles violents, mais je ressentais en même temps un enthousiasme naïf pour tous les nouveaux mots que j’allais probablement y puiser. La réalité a été tout autre. Contrairement à ce que me réserve un bon roman flamand ou un texte publié dans rekto :verso, je n’ai rencontré dans la gazette que bien peu de mots ardus, surprenants ou inconnus. Mon « néerlandais deuxième langue » est resté sur sa faim. Ce qui m’était offert là était un néerlandais facile d’accès, aisément assimilable, agrémenté de drôles de créations comme Antwerpistan ou autofobie. Ce néerlandais était bien plus proche du mien que celui de n’importe quel artiste ou militant progressiste que je lisais en temps normal.
Le premier souvenir que j’ai du Vlaams Belang remonte à 2013. Une manifestation du parti se tenait avenue Jan Van Rijs­wijck. J’étais encore nouveau venu en Belgique, mais j’avais reconnu le jaune et noir et je savais déjà plus ou moins ce que représentaient ces couleurs. Quand je suis passé à côté des manifestants, avec mes filles à la peau caramel dans leur siège auto à l’arrière, un homme m’a dévisagé, le regard enflammé, comme pour dire : « On les connaît, ceux de ton espèce. » Sa hargne m’a catapulté dans un souvenir de jeunesse : un des rares matchs de cricket entre l’Australie et le Sri Lanka auxquels j’ai assisté en direct. Pendant que je me promenais autour du stade, sans mon ami blanc Mark Fulton, dont la famille m’avait invité, l’Australie a marqué un four et un garçon blond aux cheveux bouclés s’est penché vers moi pour exulter à ma face, les yeux bouillants, les poings serrés. Son visage reste gravé dans ma mémoire. Certes, je supportais le Sri Lanka, mais à part ma couleur de peau, rien ne le trahissait. Je ne portais pas de vareuse aux couleurs du pays. D’ailleurs, quand je repense, avec ma connaissance actuelle, à ce que le gouvernement sri-lankais faisait subir à la population tamoule, je ne me revois vraiment pas soutenir l’équipe du Sri Lanka.
Tout comme ce garçon, les sympathisants du Vlaams Belang ne connaissaient rien de mes convictions politiques. Ils n’avaient pas entendu si je parlais néerlandais et ne savaient pas en quels termes j’exprimerais mes opinions politiques ou autres. Quand vos caractéristiques physiques déterminent la façon dont vous êtes perçu par la société, vous avez tendance à compenser ces caractéristiques par d’autres moyens. Dans mon cas, c’est un large sourire adressé aux vieilles dames dans la rue, quand je vois qu’elles ne se sentent pas à l’aise. Ou une belle phrase formulée poliment. L’apparence physique est certes le facteur le plus déterminant dans la manière dont les autres nous voient, mais j’ai appris que la langue arrive bonne deuxième. Seulement, la frontière entre les accents, les mots et les sentiments est quelquefois floue ; en reprenant les mots de quelqu’un, on reprend aussi, sans s’en rendre compte, un certain point de vue. Les mots deviennent des phrases et les phrases deviennent des déclarations politiques.
La somme des mots que m’a transmis le Vlaams Belang est restée limitée : heterdaad (flagrant délit), soelaas (consolation), zwerfvuil (déchets sauvages), beboeten (verbaliser), potsierlijk (grotesque). Un assortiment de vocables à connotation négative que je n’utiliserais jamais activement. Bien que déçu par la maigre moisson lexicale, j’ai commencé, à force de creuser, à mieux comprendre ce parti. Il m’avait d’abord fasciné par sa xénophobie ostensible et racoleuse, mais j’ai fini par découvrir aussi une population craignant de voir s’éteindre la culture qui lui est chère. Initialement, ma lecture de la Volksgazet était centrée sur le racisme crasse des premières pages, mais je me suis rendu compte ensuite que ce journal, en tant qu’outil d’un parti d’opposition local, donnait encore plus de place à la critique du bourgmestre Bart De Wever. Tout cela dans une langue simple qui ne m’excluait à aucun moment.
« Je te comprends, vieux »
Le léger hochement de tête (ou le hochement de couleur, ou le hochement noir, ou le hochement « insérer la minorité ») que s’échangent les personnes de couleur est normalement réservé à la communauté non blanche. C’est une sorte de signe de ralliement entre un membre d’un groupe minoritaire et un autre.
On ne se connaît pas, mais on se donne un acquiescement mutuel quand on se croise pour marquer une entente tacite, dire qu’on sait que c’est dur, ici : « Je te comprends, vieux. » Ma propre expérience de ces signes de tête, en Belgique, s’inscrit principalement dans des interactions avec des hommes noirs et bruns de peau. J’avais déjà observé ce phénomène en Australie, mais c’est à Anvers qu’il est réellement devenu concret pour moi. Au début, je me disais simplement : « Tiens, il est sympa, ce gars » ou « Il me confond avec quelqu’un d’autre ». Puis, à la longue, c’était tellement fréquent que je m’y suis mis aussi. Parfois sans rien recevoir en retour, comme pour me dire : « N’essaie pas de comparer ta situation à la mienne, le bronzé. » Mais, dans l’ensemble, ces petits signes me donnaient un sentiment d’appartenance.
Jusqu’à ce que, en mars 2019, quelque chose de bizarre se produise : j’ai commencé à recevoir ce même signe de tête de personnes blanches. La première fois, je me suis dit, de nouveau, que c’était juste un type aimable. Puis ça s’est reproduit, encore et encore. J’ai mis un moment à comprendre, et je n’ai toujours pas de preuves tangibles, mais j’y vois un rapport avec les élections de mai 2019. C’était la première fois, depuis que je vivais à Anvers, qu’une majorité de la population avait voté bien à droite, et le hochement était maintenant emprunté pour signifier aux non-Blancs comme moi que celui qui hoche la tête faisait partie des bons.
Violence mais obsession
Au Sri Lanka, la réutilisation du papier journal est une pratique omniprésente. Les vieux journaux sont tantôt pliés ingénieusement en enveloppes, tantôt utilisés comme emballages alimentaires. Pour moi, voir des articles de presse vieux de plusieurs mois étalés sur la table ajoute quelque chose au repas. Après mon premier retour dans le pays de mes parents, je me suis dit que c’était une des petites habitudes culturelles que je voulais incorporer dans ma vie quotidienne en Belgique.
Seulement voilà, je ne suis abonné à aucun journal et je ne suis pas non plus un habitué de la presse gratuite. Un matin, je cherchais de quoi emballer le casse-croûte de mes filles, mais aucun journal ne traînait à la maison, mis à part la Volksgazet. Ce n’est peut-être pas une très bonne idée, me suis-je dit en séparant les pages. Même si mes filles ne liraient probablement pas le journal dans les détails, elles en retiendraient quand même inconsciemment certaines idées, pensais-je. Et si les maîtresses de la petite école de quartier de Zurenborg voyaient ça ? Me croiraient-elles sympathisant du Vlaams Belang ? Mais si elles étaient elles-mêmes de ce bord-là ? Il y avait une chance sur deux, en fin de compte. J’ai fini par emballer la pitance de ma fille dans un sac en plastique, même si celui-ci susciterait potentiellement autant de réprobation que la Volksgazet.
En 2022, je suis retourné vivre dans un quartier d’Anvers-Nord. Et, à ma grande surprise, j’ai de nouveau reçu un exemplaire de la gazette. Là, on se payait ma tête, non ? Dans ce quartier, j’étais entouré par une communauté d’origine marocaine bien enracinée et un melting pot de migrants plus récents. Si le Vlaams Belang distribuait des tracts dans cette rue, avec ses cinq familles flamandes autochtones sur une bonne quarantaine d’habitations, dans un quartier où le nombre de mosquées dépassait allègrement le nombre d’églises, c’était à se demander ce qu’il recherchait. Était-ce une sorte de running joke au bureau du parti ? Ou était-ce moi qui avais des préjugés ?
Peut-être pensaient-ils vraiment que les Tamouls sri-lankais ou les habitants d’origine maghrébine, afghane ou polonaise voulaient, après une dure journée de labeur, se plonger un peu plus dans les actualités anversoises : « Anvers est sale ! », « Nos écoles s’islamisent », etc.
Je peux difficilement concevoir exercice intellectuel plus violent, pour un non-Blanc ou un musulman, que la lecture de l’Antwerpse Volksgazet. Et, pourtant, je la lis depuis 2019. Par curiosité vorace pour la façon dont d’autres gens pensent, en même temps que par obsession pour la langue. Ce qui m’attire dans l’apprentissage d’une langue, c’est la poursuite infinie de la perfection. Ce même infini face auquel je me retrouve quand j’essaie de comprendre la source d’une langue, une notion complexe dont je ne pourrai jamais saisir toute la profondeur. Si étrange que cela puisse paraître, je peux donc prendre du plaisir à lire la Volksgazet. Toute la détresse que me cause la lecture de ses articles est apaisée par la certitude que je vais la récupérer, que je vais détourner les émotions et la colère – m’en défaire – dans un nouvel article ou une nouvelle création scénique. Quelle chance j’ai.
Vous vous êtes installé en Belgique, avec une Flamande, vers les années 2010. Et vous avez donc appris le néerlandais plutôt que le français…
Oui. C’était un choix romantique. Cela peut paraître un peu stupide d’apprendre une langue si peu « puissante ». Mais, en fait, dans le milieu des arts, en Belgique, le néerlandais est une langue puissante. L’apprendre m’a bien aidé à trouver ma place.
Le pouvoir de la langue, c’est une question qui vous touche particulièrement, en tant qu’anglophone.
J’ai pris conscience de cela à la suite d’un Erasmus, avec des personnes de nationalités différentes. Tout le monde faisait l’effort de parler anglais. Une Finlandaise a remarqué : « C’est drôle, toutes les conversations tournent autour des anglophones. » La situation n’était pas équitable. En tant qu’anglophone, je maîtrisais la langue impériale, je portais la puissance et donc, une sorte de culpabilité.
Que faire pour sortir de cette culpabilité ?
Partout où je vais, j’essaie d’apprendre la langue, surtout les langues minoritaires, comme le letton, par exemple. Un polyglotte américain a dit : tout mon voyage à travers les langues est une tentative d’éviter la toute-puissance de l’anglais.
Vous ne voulez pas dire combien de langues vous parlez…
Non. Ça fait un peu macho.
Par quoi avez-vous commencé ?
Par le serbo-croate. C’était un vieux rêve. J’ai toujours eu beaucoup d’amis de cette région, dont un Bosniaque. Pour moi, apprendre sa langue était une tentative de comprendre ce qu’il a pu ressentir en arrivant en Australie.
Vous avez non seulement appris le néerlandais. Mais, en plus, vous le parlez bien…
Oui. Mais je suis souvent mal à l’aise quand je reçois des compliments à ce sujet. Parce que je ressens la critique sous-jacente : je parle bien « pour un migrant ». C’est une critique des autres migrants. Mais on ne peut pas comparer l’effort que cela demande à un anglophone comme moi ou à un arabophone d’apprendre le néerlandais.
Comment en êtes-vous venu à lire les tracts du Vlaams Belang pour perfectionner votre néerlandais ?
Je faisais régulièrement des listes de mots nouveaux, que je croisais dans des romans. Et il y en avait généralement beaucoup. Puis je suis tombé sur ces tracts du Vlaams Belang. Et là, je comprenais presque tout. Ils utilisent une langue très basique. Est-ce une tactique pour communiquer avec des gens comme moi ?
Vous dites que les progressistes utilisent une langue moins accessible. C’est peut-être ça qui est inquiétant…
Oui. C’est ironique. Les progressistes utilisent une langue qui exclut. Alors que le manifeste du Vlaams Belang, qui est excluant, utilise une langue qui inclut.
Votre spectacle « Une traduction infidèle », qui se joue en mai à Bruxelles dans le cadre du Kustenfestivaldesarts, parle de votre rapport au français et aux francophones de Belgique…
Oui, je me suis dit que tout ça était fou : j’habitais en Belgique, j’avais déjà joué en Allemagne, en Angleterre, en Irlande, mais pas une seule fois en Wallonie. J’étais tellement « vervlaamst » (flamandisé). Je ne parlais jamais un mot de français et les quelques connaissances de la langue que j’avais avant de venir en Belgique avaient pourri.
Vous avez donc appris le français de manière sérieuse pour pouvoir exporter votre travail de ce côté de la frontière linguistique.
Il y avait clairement une opportunité économique.
Mais vous vouliez aussi vous faire des « amis wallons ». Ça a marché ?
Non, pas vraiment. À Bruxelles, dans le milieu artistique, je ne croise pratiquement que des Français. Mais je parle maintenant très souvent le français, à Anvers, avec des migrants. Pour moi, ce sont eux qui font réellement la connexion entre la Flandre et la Wallonie. À Liège, j’ai été dans un quartier marocain. Je m’y sentais comme chez moi à Anvers. Il y avait les mêmes magasins, les mêmes ambiances…
À part les langues, vous aimez aussi la danse et le foot, que vous avez pratiqués plusieurs années. Dans vos spectacles, vous mélangez les deux ?
Oui. La chorégraphie du foot, c’est mon point de départ dans le milieu artistique. J’ai commencé à faire des spectacles avec des joueurs et joueuses de foot, en cherchant la connexion avec la danse. C’est très différent de prendre des danseurs et danseuses et de leur mettre un ballon ! Ici, je travaille avec des personnes très éloignées du théâtre. À part Eric Cantona, personne dans ce milieu ne se dit : « Ah, je vais faire du théâtre. » Quand je jouais au foot et que j’allais au théâtre, on me faisait des blagues. « Oh Roméo ! »
Et vous parvenez à attirer des footballeurs et footballeuses au Kaaitheater (théâtre bruxellois néerlandophone) ?
Disons qu’il y en a un peu plus dans la salle qu’en temps normal. Avec le milieu du foot, c’est vraiment difficile. Alors on part du clapping (percussion avec les mains) ou de la street dance comme véhicule pour attirer les jeunes. Si on leur dit « théâtre, chorégraphie », ça ne marche pas. C’est excluant. En fait, on en revient à la question du langage.
-
Cet article d’Ahilan Ratnamohan, intitulé ’Lezen tussen / tegen de regels van de Antwerpse Volksgazet’, est paru dans rekto :verso, nr. 101, 2023-2024, pp. 91-93.
↩