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La justice contre la force

Centrafrique

La magistrate belge Vinciane Boon a rejoint en 2021 la Cour pénale spéciale en République centrafricaine. Ce tribunal est chargé de juger des crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés depuis 2003 dans un pays ravagé par les conflits. Nous avons suivi les pas de la juge au cœur d’une des régions les plus instables du monde.

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Annick Kamgang. Tous droits réservés

Vinciane Boon est un peu anxieuse en ce matin du 8 juin 2021. Ce n’est pas un jour ordinaire. Un calme fragile flotte dans l’air de Bangui, la capitale de la République centrafricaine. Un assaut des mouvements rebelles a été repoussé au début de l’année. Les forces de sécurité demeurent partout à l’affût : contrôles aux barrages par des militaires centrafricains, patrouilles de soldats de la mission de maintien de la paix des Nations unies, présence des mercenaires du groupe russe Wagner, dont les visages cagoulés font l’effet de braqueurs installés au cœur de la ville.

C’est dans cette atmosphère fébrile où règne la force plutôt que la justice que Vinciane revêt aujourd’hui consciencieusement sa robe de juge avec sa bordure rouge, sa cravate en dentelle blanche et sa toque de velours noir, liseré d’or. Elle a été nommée à la chambre d’accusation de la Cour pénale spéciale (CPS). Celle-ci a pour mandat de juger « les violations graves des droits humains et humanitaires commis sur le territoire de la République centrafricaine depuis le 1er janvier 2003 […] notamment les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ». Pour cela, elle doit prêter serment devant un parterre d’autorités locales et de gardes d’honneur en tenue de parade, accompagnés de fanfares. Le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra, élu en 2016 après trois ans de guerre civile, est présent. Tous sont habillés pour l’occasion, et la solennité mesurée de l’événement contraste étrangement avec le chaos et la pauvreté du pays. Composée de 11 juges centrafricains et de 10 juges internationaux, la CPS est un tribunal sophistiqué, issu d’un accord entre la Centrafrique et les institutions internationales afin d’élargir le nombre des personnes amenées à rendre des comptes pour les atrocités commises au cours des deux dernières décennies. Un navire hybride et solitaire destiné à pourfendre l’impunité qui ravage la République centrafricaine, mais d’une simplicité surprenante en termes visuels : deux bâtiments en béton sur lesquels sont peintes de petites balances, symboles de la justice.

La CPS se fond dans le paysage urbain de Bangui. Cette capitale de moins d’un million d’habitants a connu si peu de développements qu’elle ressemble encore, en plus dégradé, à sa version coloniale. Sur ses bâtiments modestes à un ou deux étages, on peut lire des inscriptions en lettres peintes à la main. Ainsi, le « Becdor, ou le Bureau de l’évaluation et de contrôle de diamant et d’or », où l’on vient, dans un cadre rudimentaire et désuet, peser l’or et le diamant, deux des ressources essentielles du pays, en vue de leur exportation.

Casques bleus et mercenaires

Juge depuis 25 ans en Belgique, Vinciane n’est pas sans expérience dans les affaires pénales internationales. Elle a notamment siégé à la cour d’assises de Bruxelles dans les procès du génocide rwandais. Son indépendance d’esprit l’a aidée à créer et à présider un tribunal chargé de statuer sur les crimes perpétrés par des personnes présentant des troubles psychiatriques. Une expérience récente qui a été déterminante dans la nomination de Vinciane par le gouvernement belge à son poste en Centrafrique.

Depuis trois ans, son environnement de travail à Bangui n’a cependant plus rien à voir avec ses allers-retours au volant de sa voiture entre son domicile et la place Poelaert. Vinciane ne peut se déplacer à pied dans la ville. Dès le matin, un véhicule blindé vient la chercher dans le compound (quartier résidentiel sécurisé, NDLR) entouré de barbelés et de tours de garde, où elle est logée. Elle est suivie par un pick-up avec quatre hommes en armes qui ne la quittent pas de la journée. Ils font partie de la Minusca, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en République centrafricaine, la dernière-née des missions de maintien de la paix en Centrafrique qui compte 17 000 hommes répartis sur tout le territoire. Sur la manche droite des gardes de Vinciane, l’écusson de la Minusca et, sur la gauche, le drapeau rwandais. Le Rwanda fait partie des pays qui ont récemment placé leurs pions en Centrafrique. Leurs ressortissants occupent la majorité des hauts postes des agences de l’ONU sur place, achètent des terres et aiment se placer en bordure du fleuve Ubangui qui sépare la Centrafrique de la RD Congo voisine dont l’existence se devine aux quelques lumières qui scintil­lent la nuit sur l’autre rive, comme un bivouac perdu dans l’immensité forestière.

Le trajet en voiture n’est pas long. Le compound et la CPS sont installés au centre névralgique de la ville, un périmètre d’un peu plus d’un kilomètre carré où se jaugent mercenaires russes du groupe Wagner, diplomates français ou américains, ainsi que des éléments mercenaires liés à la société américaine Bancroft Global Development. Ceux-ci viennent de débarquer à Bangui, évaluant probablement leurs chances d’expulser les Russes de ce pré carré français…


Ce concentré explosif de forces rivales se retrouve souvent au restaurant M, en face de l’Alliance française de Bangui. Vinciane s’y rend parfois. Lorsque y apparaît, un midi, Richard Rouget, un ancien proche du mercenaire français Bob Denard, on regrette un instant de ne pas être venu pour écrire un SAS. Cet homme, appelé aussi colonel Sanders, travaille à présent pour Bancroft. Ayant pris place avec ses trois acolytes à une des tables qui entourent le bar, il commande une bonne bouteille de vin et allume un énorme cigare à la Rastapopoulos.

« Il y a beaucoup de choses surréalistes dans ce pays », commente Vinciane, avec un flegme presque britannique forgé au cours de ses trois années de travail en Centrafrique.

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Annick Kamgang. Tous droits réservés

Un casse-tête logistique

Quand Vinciane rejoint son lieu de travail, elle sait que la journée réservera son lot de surprises. Elle s’attendait à ce que la République centrafricaine soit un pays difficile, mais elle ne s’attendait pas à ce que le travail à la Cour soit si compliqué. Inscrite dans le droit centrafricain, la Cour doit naviguer entre les pratiques du droit anglo-saxon et les standards internationaux. Elle juge en outre de crimes dans un pays où le conflit est toujours en cours. Sans parler des problèmes logistiques. Un jour, il manque un greffier. Il est absent, sans remplaçant, il faut donc que Vinciane se débrouil­le. Un autre jour, la Cour reste sans nouvelles d’un enquêteur : est-il seulement malade ? a-t-il été assassiné ? Rien n’est à exclure dans un pays où l’invraisemblable est souvent ordinaire.

Depuis l’arrivée de Vinciane, l’un des trois juges de la chambre d’accusation chargée d’étudier les dossiers de l’instruction avant qu’ils ne passent en cour d’assises, manque à l’appel. Là aussi, il faut que Vinciane s’en accommode et absorbe un surcroît de travail. Autant de « charges mentales », comme elle aime à le souligner, qui sont normalement réglées par un ministère, alors qu’ici, l’organisation quotidienne incombe à la Cour, souvent en manque de moyens. Si le budget de la Cour est estimé à 12 millions par an, elle ne tourne concrètement qu’avec la moitié dans le portefeuille. Pour garder le moral, le vice-président de la Cour, un magistrat français rappelle à qui veut l’entendre que la CPS est la cour la moins chère dans la vaste constellation des cours pénales internationales et qu’elle a rendu, en deux ans et demi, son premier jugement pour crimes contre l’humanité. Un accomplissement applaudi par António Guterres. Mais le secrétaire général des Nations unies n’a sans doute qu’une vague idée des efforts consentis pour mener à bien une instruction.

Arrestations commando

Imaginons un instant à quoi ressemble le travail d’enquête en zone de guerre. Pour mieux le comprendre, Vinciane m’envoie dans le bureau d’Alain Ouaby, le procureur spécial adjoint, un Centrafricain mieux placé que les internationaux pour appréhender le terrain. Dans l’un des dossiers sur la vingtaine en cours d’instruction, meurtres et viols de masse ont été commis par les milices musulmanes Seleka, dans un village chrétien à 600 km de la capitale. Après plus d’un an de travail en amont pour recevoir les fonds, quatre enquêteurs se sont rendus sur le terrain et se sont installés pendant un mois dans un lieu tenu secret afin d’éviter les menaces des suspects. Pour arrêter le principal d’entre eux, les quatre enquêteurs ont traqué ses mouvements et ses habitudes, noté quand il se rendait au marché, puis se sont un jour déguisés en musulmans et précipités sur lui. L’homme, habitué à se défendre, a sorti un couteau et alerté ses acolytes qui ont ouvert le feu, vidant d’un seul coup le marché de ses clients. À la faveur de la confusion, le suspect sera finalement ligoté sur une moto et emmené. Mission accomplie.

Mais l’arrestation des suspects peut s’avérer plus compliquée encore. Mi-novembre 2021, la Cour ose s’attaquer à un « gros poisson » : le ministre de l’élevage, Ali Hassan Bouba, soupçonné de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Elle l’a arrêté le 19 novembre 2021. Mais lorsque l’équipe de la CPS est venue le chercher pour son audition, les militaires centrafricains ont fait barrage. Pire : quelques jours plus tard, l’homme a réintégré son poste ministériel. Que s’est-il passé ? Tout présumé criminel qu’il soit, Ali Hassan Houba représente l’ex-opposition armée dans le processus de réconciliation en cours. Il est donc utile au pouvoir politique et plus particulièrement au maintien en place du président Touadéra. Entre la CPS et les victimes, se dressera toujours un obstacle : la raison d’État. C’est ce qu’apprendra la cour, renvoyée brutalement à ses limites. Depuis l’affaire Bouba, certains observateurs accusent la CPS de ne juger que des seconds couteaux. L’opposant de toujours, Joseph Bendounga, député à la langue déliée, déplore même la présence de la CPS. « Avec cette cour, le système peut se perpétuer, car le menu fretin est remplacé. Le serpent venimeux restera vivant tant que sa tête ne sera pas coupée. »

« Ce n’est pas faux, estime Vinciane, lucide, lorsque je lui rapporte ces propos. Cela m’a posé problème, mais des personnes importantes ont été arrêtées. J’ai aussi décidé de poursuivre ma mission, car je pense que cela reste essentiel pour les victimes. »

La Cour n’est pas seulement là pour punir les coupables mais aussi pour aider les victimes à oser porter plainte. Fin novembre, un homme courageux a fait ainsi un voyage de quatre jours en moto pour apporter son témoignage. En cours de route, il a été dévalisé plusieurs fois par des bandits, a dû abandonner ses quelques victuailles emportées pour se nourrir et a même été dépouillé de ses chaussures… Pour protéger les témoins et les victimes, la Cour a dû mettre en place un service spécial, dirigé par Sami, un ancien policier belge dont le téléphone est comme un bouton d’alarme pour ceux qui se sentent en danger.

Condamner et réparer

Le 31 octobre 2022, la Cour a rendu un premier verdict. Dans la province de Paoua au nord-ouest du pays, trois villages avaient été attaqués en 2019 par un groupe armé dénommé les 3 R (retour, réclamation et réhabilitation). Quarante-six civils ont été ligotés et assassinés et leurs femmes, violées. Après six mois d’audience, Ousman Yaouba, Tahir Mahamat et Issa Sallet Adoum ont été reconnus coupables de meurtres, d’actes inhumains et de traitements humiliants et dégradants. Les deux premiers ont été condamnés à 20 ans de prison et le troisième, à 30 ans. « Cela a été un moment de pression extraordinaire, se souvient Vinciane, car il y allait de la crédibilité de la Cour, les bailleurs s’impatientaient sans comprendre la difficulté des enquêtes, mais il fallait aussi montrer aux bourreaux que la justice se prononcerait sur leurs actes. »

Pour que la lutte contre l’impunité trouve un écho jusqu’à Paoua, la Cour a organisé une projection publique du procès en brousse, destinée à faire savoir aux victimes que leurs souffrances peuvent être entendues, qu’il y aura peut-être même réparation financière. Mais pour Charles, le chef du service d’aide aux victimes et à la défense, la question est à présent : comment distribuer équitablement cet argent dans un pays où le niveau de vie est l’un des plus bas d’Afrique ? Face à la justice que veut rendre la CPS se dresse un autre obstacle : la pauvreté qui peut transformer tout, y compris la justice, en une occasion opportuniste, et même abusive de réclamer de l’argent.

La conscience des limites

« Fais attention dès que la nuit tombe, on n’y voit rien », m’avertit Vinciane. En effet, les trottoirs sont effondrés, les nids-de-poule, aggravés par les pluies récentes. Seuls quelques établissements ou logements d’expatriés bénéficient de générateurs qui assurent une lumière constante. Passé 18 heures, Bangui se vide et s’éteint, recluse dans un silence inquiet comme un village enclavé. L’insécurité a été chassée de la capitale par les mercenaires du groupe Wagner, mais leur présence dans la ville ne rassure au fond que le pouvoir en place.

Pour retrouver un peu de sérénité dans cet environnement en vase clos, Vinciane s’installe volontiers en fin de journée face au fleuve, sur une des tables à la surface gondolée par les pluies de l’hôtel Ubangui, l’un des rares bâtiments d’une dizaine d’étages de la ville. Depuis le 5 décembre, un nouveau procès s’est ouvert, qui sera suivi par un autre. À nouveau des assassinats, viols, tortures… il faut prendre un peu de distance pour ne pas désespérer. À cette heure où la lumière décline brutalement, une dernière pirogue rejoint en pagayant la rive congolaise sous le ciel pâle et souvent vide d’avions de Bangui. Parfois d’humeur légère, Vinciane retrouve quelques amis expatriés qui forment une communauté soudée, car la plupart n’ont pas l’autorisation d’emmener leurs familles en Centrafrique…

D’autres fois, mélancolique, elle se contente de contempler l’Ubangui et la force impétueuse de son courant avec la conscience aiguë des limites de son combat pour la justice.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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  1. Issu de l’extrême droite, il a été condamné pour recrutement de mercenaires en Afrique du Sud.

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