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Sommes-nous prêtes à éteindre la lumière ?

Pollution lumineuse

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L’éclairage nocturne, en Belgique, génère une pollution lumineuse exceptionnelle. Astronomes et naturalistes réclament d’urgence un retour de l’obscurité. Mais la nuit fait peur. Et des craintes s’expriment pour la sécurité, notamment des femmes. Cette tension pourrait être l’occasion de repenser l’ambiance nocturne de nos espaces publics. Pour un meilleur équilibre entre le clair et l’obscur, le confort et la santé, le droit de sortir et de déconnecter.

Chapitre 1 - Coucou, Martiens !

2017, l’astronome Thomas Pesquet termine son séjour dans la Station spatiale internationale. De là, il a une vue de dingue sur la Terre. Il tweete : « Survol de nuit : un tapis scintillant qui défile sans interruption. La Belgique et ses autoroutes illuminées sont faciles à identifier. » Vu de l’espace, notre pays se distingue nettement. Dans les années 1960-70, la Belgique avait en effet voulu se la jouer américaine. Elle misa tout sur la voiture et entreprit de se construire un réseau routier moderne, dense et entièrement éclairé.

Désormais, vu d’en haut, notre « tapis scintillant » fait tache. Et notre fierté intersidérale s’est transformée en risée. L’éclairage engendre deux problèmes colossaux : la consommation d’énergie, qui accélère le réchauffement climatique et plombe les budgets des collectivités, et la « pollution lumineuse ». Cette expression désigne à la fois la présence nocturne anormale ou gênante de la lumière (sur-illumination, éblouissements, luminescence du ciel, halos) et les effets néfastes de cet éclairage artificiel.

Les premiers à avoir alerté sur cette problématique sont les astronomes. Gilles Robert, directeur de l’Observatoire Centre Ardenne, et Francis Venter, président de l’Association pour la sauvegarde du ciel et de l’environnement nocturne (ASCEN), militent depuis plus de 15 ans pour que des mesures politiques soient prises en Belgique contre la pollution lumineuse. Par exemple, une interdiction d’éclairer vers le haut ou l’obligation de supprimer les éclairages non nécessaires. En 2019, ils sont enfin parvenus à faire signer par la Province de Luxembourg une charte pour la protection du ciel étoilé. Au cas par cas, des communes commencent à profiter du passage au LED, plus modulable que les ampoules au sodium, pour diminuer l’intensité des lampadaires. Mais, fin 2023, le concept de « pollution lumineuse » n’apparaît toujours nulle part dans les déclarations de politiques régionales, ni à Bruxelles ni en Wallonie. Maigre butin pour ces militants face à l’immensité de la nuit qui disparaît.

D’après l’« Atlas mondial de la luminosité artificielle du ciel », de Fabio Falchi, 99 % des populations européennes vivent sous un ciel pollué et 60 % d’entre elles ne peuvent plus observer la Voie lactée. En Europe, dans le trio de tête du brouillard lumineux : Malte, les Pays-Bas et la Belgique. La taille de notre pays, sa densité de population et notre amour du bitume éclairé expliquent ce positionnement catastrophique.

Des activistes de l’ombre en viennent à réclamer un droit à l’obscurité et des mesures conservatoires pour apercevoir la Voie lactée, comme il en existe pour les forêts primaires ou les grands fauves. Une organisation américaine, Dark Sky Association, labellise ainsi partout dans le monde des réserves de ciel étoilé. Il n’y en a aucune en Belgique. Le « Dark Sky » le plus proche se trouve dans l’Eifel en Allemagne.

La guerre des étoiles

Le problème dépasse malheureusement les histoires de Grande et Petite Ourse. Depuis les années 2000, les études tombent les unes après les autres, démontrant les ravages de la pollution lumineuse sur le vivant. Il s’agirait de la deuxième cause de disparition des pollinisateurs, juste après les pesticides. La lumière attire les oiseaux migrateurs sur les mauvaises routes, fait fuir les chauves-souris et perturbe les arbres (Voir aussi notre article « Ampoule, ma poule » dans le Médor n°32). Elle a aussi des effets incontestables sur la santé humaine, physique et mentale.

La revue Science rappelait, dans un dossier paru en juin dernier, que la lumière artificielle pouvait perturber le sommeil et le système visuel et engendrer du stress, avec des conséquences en chaîne. Des recherches menées auprès des travailleuses et travailleurs de nuit montrent qu’ils encourent des risques accrus de cancer du sein, de maladies cardiovasculaires ou de diabète de type 2.

Il y a, avec ça, une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que, contrairement à d’autres types de pollutions (métaux lourds ou plastique), celle-ci ne s’accumule pas dans l’environnement. Techni­quement, c’est bête comme la lune : il suffit de pousser sur un interrupteur et la lumière disparaît de manière définitive. Avec un peu de volonté, nos petits-enfants pourront donc à nouveau dormir comme des koalas, après avoir observé les étoiles (si les satellites des héritiers d’Elon Musk n’ont pas entre-temps pollué tout l’espace).

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photo. CC BY-NC-ND

La mauvaise nouvelle arrive seulement maintenant : dans notre pays de lumières, cet enjeu majeur de santé publique peine encore à mobiliser les foules. Les données de la NASA vulgarisées par Lightpollutionmap montrent certes une légère tendance à la baisse depuis 2020, mais moins forte par exemple que chez nos voisins français, qui commencent à prendre le problème à bras-le-corps.

Chapitre 2 - Dans le bleu des autoroutes

Un jeudi soir d’août, vers 23 h 30, place du Luxembourg à Ixelles. C’est ici que les jeunes eurocrates décompressent. Et c’est ici que se retrouvent quelques activistes de BXLunatics, une association de sensibilisation à la pollution lumineuse, emmenés par Bill Green, un chercheur de Philadelphie qui a testé le dispositif dans sa ville d’origine. Ils installent un petit télescope d’occasion sur le trottoir. Et laissent les fêtards mordre à l’hameçon.

Arrive un type qui a envie de rigoler.

« – Hé, les gars, vous voulez voir les étoiles ? On est à Bruxelles, je vous rappelle. Vous ne verrez jamais rien.

– Tu peux essayer. Regarde, on voit Saturne. »

Le mec place, non sans mal, son œil sur le télescope. Il distingue parfaitement Saturne et ses anneaux, quelque part au-dessus de la place Lux. « Mais c’est dingue ! » Il cherche du regard des potes à qui il pourrait donner une leçon d’astronomie. Sans succès. Il se retourne alors et fait mine de baisser son froc. « Et maintenant, vous voulez voir la Lune ? »

Les activistes n’iront pas loin avec lui. Quand ils le peuvent, ils profitent pourtant de l’attrait des étoiles pour évoquer les différents paramètres sur lesquels on peut agir pour réduire la pollution lumineuse. Parmi ceux-ci, il n’y a pas que le nombre ou l’intensité des points lumineux, mais aussi leur orientation ou leur couleur.

Les ampoules au LED, qui se généralisent, diffusent une lumière bleue, plus néfaste pour la santé humaine et la biodiversité que les anciennes ampoules orange au sodium. En revanche, les LED consomment beaucoup moins et peuvent être mieux modulées (« dimées » en fonction des heures) et dirigées vers la zone à éclairer (moins d’effet de halo). On peut ajouter des filtres sur les LED pour en réchauffer la couleur, mais elles perdent alors un peu de leur performance énergétique. Pour éclairer bon marché, en limitant son impact énergétique, on choisit donc malheureusement souvent le LED bleu.

Un monde enguirlandé

L’avènement du LED, au début des années 2000, accélère la contamination lumineuse sous prétexte d’économies et de sobriété énergétique. Comme ça ne coûte pas cher, on se met à les semer par-ci par-là pour faire sympa. Et vas-y que j’éclaire toute la nuit les arbres de mon jardin, mon terrain de foot, mon immeuble de bureaux, mon zoning, mes publicités géantes, le Père Noël escaladant ma façade, mon festival techno, mon square ou ma plaine de jeux. On place des lumières bleues en ayant l’impression de faire un geste « vert ». C’est un exemple frappant d’effet rebond, soit une avancée qui produit un nouveau dommage.

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Laura Collard. CC BY-NC-ND

L’Union européenne, dans ses directives, ne s’est pas montrée plus inspirée, déplore Pierre Jamar, de Canopea (fédération des associations environnementales belges). Partout en Europe, on encourage le passage au LED, sans réflexion sur la hauteur des luminaires, la couleur ou la réverbération de la lumière. « Il manque une démarche écologique globale. »

La sécurité, oui, mais non

De la place du Luxembourg au Luxembourg lui-même, il y a un peu plus de 200 km d’autoroutes. Et une différence de taille : le Luxembourg a démantelé ses réverbères en 2019. Seuls subsistent ceux à l’approche des tunnels ou aux échangeurs. Après 50 ans d’éblouissement, nos voisins se sont rendus à l’évidence. Statistiquement, on ne peut conclure que l’éclairage augmente la sécurité routière sur autoroute. Certaines études suggèrent même, à l’inverse, que le confort de l’éclairage réduit la vigilance et conduit à des comportements dangereux (vitesse, alcool, endormissement).

En Wallonie, les fabricants d’éclairage ont mené, avec plus de succès, un lobbying intense en faveur des luminaires sur autoroutes, citant régulièrement une « étude norvégienne » qui fait le lien entre l’éclairage et la sécurité, largement démentie par d’autres recherches. En 2005, le ministre de l’Équipement, Michel Dardenne (PS), se réfère à cette « étude norvégienne » pour justifier l’exception belge, malgré le coût exorbitant pour les finances publiques (à l’époque, selon ses propres calculs : plus de 142 millions d’équipements pour 750 km, et près de 10 millions annuels d’entretien et de consommation). Le Plan Lumière 4.0, démarré en 2019, a donc remplacé toutes les ampoules au sodium des autoroutes par des LED bleues (les zones Natura 2000 bénéficient d’un éclairage adapté).

L’augmentation du coût de l’énergie a pourtant conduit à éteindre ces tout nouveaux éclairages (sauf aux échangeurs et bretelles d’accès), de 22 h à 5 h, depuis l’année dernière. La Flandre avait déjà adopté cette mesure depuis 2011. « Et on ne voit pas d’augmentation du nombre d’accidents, souligne Benoît Godart, porte-parole de VIAS, tout au contraire. On voit même une diminution. » En revanche, ce spécialiste de la sécurité est convaincu qu’on fait bien d’éclairer durant les heures de pointe. Sans quoi, « ça pourrait être dangereux vu la densité du trafic ». Mais aucune étude ne le prouve. Au Luxembourg, les rapports du ministère du Transport montrent que, depuis que les lampadaires ont été abattus, le nombre d’accidents sur autoroutes a légèrement diminué.

Chapitre 3 - Une guerre de lampadaires

L’hiver 2022-2023 marque un tournant dans notre rapport à l’éclairage public et l’amorce d’un débat de société. Ce qui était une évidence redevient un choix politique : faut-il vraiment tout éclairer, tout le temps ? Face à l’augmentation des prix, les opérateurs d’énergie proposent aux communes wallonnes d’éteindre les rues entre minuit et 5 heures, de début novembre à fin mars. Sur les 197 communes wallonnes liées à ORES, 164 acceptent, pour une économie qui approcherait 12 millions d’euros. À Jemeppe-sur-Sambre, par exemple, une commune qui compte moins de 20 000 habitants, cela représente un gain de 79 000 euros sur cinq mois. Des entités décident d’aller plus loin. Au nom de la solidarité énergétique, Namur impose ainsi aux commerces, institutions et entreprises d’éteindre les enseignes, show-rooms et locaux inoccupés durant la nuit.

En mars 2023, alors que le prix de l’énergie redescend, les communes sont consultées : souhaitent-elles revenir à la situation antérieure ? Oui, répond Namur. Son bourgmestre, Maxime Prévost (Les Engagés), évoque un « sentiment d’insécurité, que certains citoyens ont ressenti et exprimé », tout en reconnaissant que la coupure de l’éclairage n’a pas généré de recrudescence des vols et délits. Luc Gennart (MR), échevin de l’éclairage public, explique qu’avec le passage au LED, l’économie d’énergie était de toute façon marginale et les problèmes de halos lumineux déjà réduits. « On a investi une dizaine de millions d’euros à Namur dans l’éclairage. Ce serait dommage de ne pas l’utiliser vu le confort et le sentiment de sécurité que cela procure. » Des citoyens se sont-ils manifestés, à l’inverse, pour revendiquer leur « droit à l’obscurité », leur attachement à la nuit noire, la fin de cette luminosité intempestive qui traverse les rideaux ? « Non, aucun. »

Un droit acquis

Elodie Bebronne, doctorante en gestion (ULg), étudie le degré d’acceptation des citoyens par rapport aux diminutions de l’éclairage. Son but est de voir comment les politiques publiques pourraient implémenter des « trames noires », soit des corridors d’obscurité permettant à la biodiversité d’évoluer sans être happée ou effrayée par la lumière de nos routes. Elle note que le consentement à l’obscurité a fortement évolué entre début 2022 (avant la crise énergétique) et fin 2022 (en plein dedans) et que les personnes interrogées y sont plus favorables quand elles ont reçu au préalable des informations sur la pollution lumineuse. Malgré cela, une majorité des sondés restent peu sensibilisés à ces questions et veulent, la nuit, voir leurs lampadaires allumés.

Mais pourquoi ? Qu’il s’agisse des bretelles d’autoroutes ou des ruelles de nos villages, nous considérons l’éclairage comme un moyen évident de diminuer les accidents, les crimes, les vols et les agressions. Pour l’urbaniste Sophie Mosser, « la croyance que l’éclairage et la sécurité vont de pair est aujourd’hui fortement ancrée dans l’opinion publique ». Dès le XVIIIe siècle, l’éclairage sécuritaire a été utilisé comme instrument de contrôle social avec l’idée sous-jacente que, si on est vu, on ne fait pas de conneries. Mais cette idée n’est pas confirmée par les nombreuses études réalisées sur la question (voir son « État des savoirs » sur Cairn).

Comme à Namur durant l’hiver dernier, on ne peut pas conclure des statistiques policières que la criminalité augmente avec l’obscurité ni qu’elle diminue avec la lumière artificielle. Les voleurs, violeurs et autres agresseurs ne voient pas mieux dans le noir que leurs victimes, et la visibilité peut parfois même favoriser les agressions. Pour ce qui est du viol, rappelons aussi qu’il est le plus souvent commis non pas de nuit dans la rue, mais à l’intérieur de nos maisons, par des auteurs connus de leur victime. On le sait. Mais ce n’est pas cela qu’on dit à nos filles.

« Le mythe de l’inconnu caché dans la nuit, c’est ça que l’on continue à transmettre aux ados », déplore Laura Chaumont, de Garance, une association qui a organisé de nombreuses marches exploratoires avec des femmes en ville. Pierre angulaire de l’éducation des filles, la peur du noir structure notre rapport à l’espace extérieur. « On dit aux victimes ou aux potentielles victimes : si vous allez là et qu’il vous arrive un truc, ce sera un peu de votre faute. » Être dehors dans le noir devient une transgression. Nourries aux mises en garde et aux histoires de loups dans les buissons, les filles développent, plus que les garçons, un « sentiment d’insécurité » dans l’espace public, qui s’amplifie dès qu’il fait noir.

L’âge d’être à la maison

Dans La ville faite par et pour les hommes, le géographe bordelais Yves Raibaud constate qu’au début de l’adolescence, les jeunes filles disparaissent des rues et des places et décrochent des loisirs extérieurs « pour les jeunes », en fait pensés pour les garçons. À la tombée du jour, elles investissent l’espace domestique, plus rassurant pour elles et pour leurs parents. Or, au mois de décembre, en Belgique, le soleil brille seulement 8 heures sur 24 et se couche juste après le goûter (entre 16 h 30 et 17 h). Pour certaines, c’en est déjà fini du sport, de la culture ou des contacts sociaux.

Laura Chaumont insiste : il faut non seulement arrêter, dans nos discours, d’alimenter la peur du noir chez les femmes, mais il faut aussi entendre ce sentiment d’insécurité qu’elles expriment. Et y répondre par des actes concrets d’aménagements publics.

Les marches exploratoires débouchent sur des idées très simples, comme disposer les bancs perpendiculairement au passage et non le long des chemins (ce qui donne l’impression d’être observé). Ou diminuer les contrastes, glauques à souhait, entre les rues claires et sombres. À Helsinki, où les nuits d’été sont claires, une chercheuse a montré, il y a plus de 20 ans, que la lumière ne changeait finalement rien au sentiment d’insécurité. Car c’est en fait la dimension sociale de la nuit et les attitudes masculines qui y sont associées qui créent chez les femmes un état d’alerte permanent.

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Laura Collard. CC BY-NC-ND

Apolline Vranken, architecte et fondatrice de l’Architecture qui dégenre, suggère de favoriser la « coveillance », notamment grâce à de meilleures connexions entre les espaces publics et privés (logements, commerces, lieux culturels, bureaux…). Pour une femme qui marche seule la nuit, il n’y aura rien de plus rassurant que de croiser d’autres femmes ou des familles. Parfois, aussi, les femmes demandent qu’on ajoute de l’éclairage. Apolline Vranken le reconnaît : il peut y avoir un point de friction entre l’approche du genre et celle de l’environnement. Dans l’urgence de la situation, l’hiver dernier, les débats en sont souvent restés à une logique binaire. Il fallait choisir rapidement entre ON et OFF, rassurer la population ou économiser l’énergie, avoir les environnementalistes sur le dos ou les féministes. Heureusement, il existe une troisième voie, où convergent les gender studies et les night studies, deux champs de recherche qui mobilisent côte à côte urbanistes, biologistes ou sociologues. Le géographe du genre Yves Raibaud écrivait : « Améliorer la place des femmes dans la ville, c’est améliorer aussi la place des enfants et des personnes âgées, et plus généralement de toutes les personnes discriminées qui nécessitent du soin, de l’affection, de la sollicitude. » Accorder de l’attention à ces publics dans nos espaces communs, c’est désormais aussi y réinviter les arbres, les abeilles et les oiseaux.

Chapitre 4 - Dans nos obscurités

Isabelle Corten est une couche-tôt. Ironie des trajectoires : elle est devenue, au gré des hasards professionnels, l’une des rares « urbanistes de nuit » de notre pays. On doit à son studio, basé à Liège, la création lumière de la Grand-Place de Bruxelles, celle du chemin d’accès vers la citadelle de Namur ou de la passerelle Saucy à Liège. Quand un pouvoir public envisage de réaménager un espace extérieur, elle demande : « Et l’autre moitié de l’année ? » Cette autre moitié de l’année, ce sont tous ces moments où il fait noir et où nous continuons pourtant à conduire des enfants à l’école ou à faire des joggings.

Dans les années 2000, Isabelle Corten commence donc à travailler sur de premiers « plans lumière », à une époque où, dit-elle, les autorités étaient « obsédées par la sécurité ». Très vite, elle comprend que mettre les places sous projecteurs ne résoudra aucun problème. « En général, les éclairagistes sont favorables à une modération de l’éclairage », assure-t-elle. Parce que la lumière ne peut rien contre la criminalité, mais elle peut beaucoup pour l’atmosphère d’un lieu. « On cherche une continuée entre le confort intérieur et extérieur, on cherche à créer une ambiance. » Vous mettriez trois néons au-dessus de votre canapé pour être sûr de ne pas trébucher dans le tapis ? Non. Plutôt de petits points lumineux, une lumière tamisée, suffisante pour assurer votre sécurité, mais sans transformer la nuit en bloc opératoire.

Bonheur nocturne

Pour parvenir à cet équilibre subtil, Isabelle Corten et son équipe se sont spécialisées dans le travail participatif : des marches exploratoires de nuit et des rencontres avec les populations concernées pour les amener à un compromis acceptable, qui tienne compte des différentes fonctions du lieu (économique, sociale et écologique). Ils ont mis en place un jeu de rôles, appelé Noct’urne, au cours duquel les participants sont invités à se mettre dans la peau des acteurs de l’urbanisme nocturne, écologue, sociologue, artiste ou ingénieur, et à jongler avec leurs différents arguments. Les intérêts de la faune et de la flore sont défendus, au même titre que ceux de la mère de famille ou de l’ouvrier communal. Objectif : « trouver les consensus nécessaires pour faire croître le bonheur collectif nocturne ». Au cours de l’hiver dernier, selon l’urbaniste, c’est cette démarche qui a cruellement manqué.

« Toutes les communes ont proposé leur plan d’extinction, mais on n’a vu nulle part de campagne de participation. » Or, d’expérience, Isabelle Corten sait que la démarche peut faire basculer les énervés de la lampe du côté d’un éclairage apaisé. « Dans une petite ville à la périphérie de Genève, il y avait une levée de boucliers face à une proposition d’extinction. » La crainte des cambriolages était brandie haut et fort. Et, finalement, les habitants ont estimé que si on laissait la fontaine allumée jusqu’à minuit, c’était rassurant. « C’était une sorte de veilleuse et c’était suffisant pour qu’on puisse éteindre le reste. »

Les élections approchent. Des plans lumière concertés pourraient entrer dans les programmes communaux ; des lignes sur la modération lumineuse dans les déclarations de politiques régionales. Pour que, le jour où il s’envolera dans l’espace, l’astronaute belge Raphaël Liégeois ne se tape pas la honte en regardant vers le bas.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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  1. « La sombre époque des lumières. Focus sur la pollution lumineuse »(Canopea.be).

  2. Source : RTL Info.

  3. « Éclairage et sécurité en ville : l’état des savoirs », Sophie Mosser, Déviance et Société, 2007.

  4. Citée par Marylène « Le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public ».

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