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Le week-end commence mardi

Medor33-3

Pour la dernière année budgétaire de son mandat, le ministre flamand de la Culture, Jan Jambon (N-VA), a injecté 50 millions d’euros dans le secteur de la culture, scellant ainsi sa place dans les annales de la politique culturelle flamande. Pendant ce temps, dans un garage anversois, un petit miracle se produit. Sans subsides, mais avec de grands effets.

Jan Jambon est le ministre de la Culture le plus généreux que la Flandre ait connu depuis Bert Anciaux (de 1999 à 2002, puis de 2004 à 2009, NDLR). Après avoir rehaussé de 25 millions d’euros le budget du « décret sur les arts » l’année dernière, il a cherché et trouvé ces derniers mois 25 autres millions pour le secteur du patrimoine en Flandre.

Sur cette somme, 18 millions sont destinés aux musées et archives de taille plus modeste, qui réclamaient depuis des décennies une opération de rattrapage sans cesse repoussée. Jan Jambon a beau être honni dans le secteur culturel, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Le secteur artistique abhorre pourtant le ministre depuis qu’il a décimé les subsides alloués à des projets pendant la première année de législature.

Un mouvement de protestation sans précédent s’était alors déclenché, dont le point d’orgue médiatique avait été atteint quand tout un tas d’acteurs connus avaient manifesté au parlement. Un an plus tard, Jambon est finalement revenu sur sa décision.

Les raisons de cette nouvelle générosité sont plutôt navrantes. L’augmentation du budget destiné aux arts n’était pas un vrai choix du ministre-président N-VA.

En 2022, il a dû répartir les subsides accordés aux théâtres, centres artistiques, ensembles musicaux et autres organisations qui perçoivent des fonds via le décret pour les arts. Le Toneelhuis, l’institution théâtrale de la Ville d’Anvers dirigée alors par le N-VA Johan Swinnen, avait soumis un dossier si exécrable que la commission d’évaluation avait rendu un avis négatif.

Le gouvernement flamand ne pouvait passer outre à cet avis qu’en repêchant d’abord tous les autres dossiers évalués négativement. Sans cela, le Conseil d’État aurait dû s’amuser à traiter tous les recours qui lui seraient fatalement soumis. Finalement, Jambon a décidé d’accorder un subside à presque tous les dossiers. D’où la hausse de 25 millions d’euros du budget réservé aux arts.

Bouffeurs de subsides

Une histoire bien ironique pour la N-VA, ce parti adepte de commentaires électoralistes sournois contre ce secteur culturel « bouffeur de subsides » et qui clame volontiers sa ferme intention d’endiguer la « prolifération » d’organisations artistiques subsidiées (principalement dans les arts de la scène). Pour sauver le Toneelhuis cher au tout-puissant bourgmestre Bart De Wever, les priorités politiques ont donc été mises de côté.

Mais quid du secteur du patrimoine ? Le gouvernement flamand avait promis de lancer enfin l’opération de rattrapage tant attendue. Les musées et archives de moindre envergure, surtout, sont sous-financés depuis des décennies, au grand dam des plus petites « villes-centres » flamandes.

Les ministres précédents n’avaient pas réussi à dégager des fonds pour faire face à ces besoins réels. Pourtant, aujourd’hui, l’argent est là pour que tous les dossiers évalués positivement soient honorés (18 mil­lions d’euros). Même les musées de la communauté flamande (le Mu.Zee à Ostende, le Musée d’Art contemporain d’Anvers, M_HKA, et le Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers, KMSKA) ont obtenu un rab.

« La culture est notre richesse, la technologie notre avenir », a déclaré Jan Jambon. Qui le contredirait ?

Il n’empêche, le projet culturel qui m’a le plus fait vibrer pendant l’année écoulée n’a pas reçu un euro de subside, ne compte aucun emploi rémunéré et ne possède même pas son propre toit. Il a fêté mardi son premier anniversaire dans l’ancien garage Permeke, à la chaussée de Boom, à Anvers. Son nom : le « Légendaire Club du Mardi de Don Vitalski ». Et son merveilleux slogan : « Le week-end commence mardi ».

Avant toute chose, petite note de service : je connais Don Vitalski (sous son nom de Vital Baeken) depuis quarante ans. J’étais en classe avec sa sœur à l’école primaire de l’Athénée royal de Turnhout. Et j’ai déjà eu trois fois l’occasion de monter sur la scène du Club du Mardi. Je n’ai donc aucune objectivité.

Don Vitalski est un phénomène. Connu comme le « bourgmestre de la nuit » d’Anvers, auteur d’une pile de deux bons mètres de livres qui n’ont hélas jamais ou presque connu de succès, blogueur de la première heure en Flandre et, un temps, bon client des magazines people pour avoir massé le dos d’une mannequin dans une émission de télé-réalité.

Ceux qui le connaissent et le suivent savent que Vitalski est un vrai pur-sang. Dans des soirées poésie, il éblouit depuis des années son public en déclamant toujours par cœur des salves de vers, éveillant de merveilleux souvenirs du cabaret littéraire Circus Bulderdrang, où il faisait fureur dans les années 90 à la Zwarte Komedie. Il possède une connaissance encyclopédique de tout ce qui touche à la culture et à la littérature, du roman de gare aux beaux-arts. Il étalait autrefois tout ce savoir dans sa propre émission littéraire sur Kingkong.be, la première webTV flamande créée par le pionnier de l’internet Chris Van Camp.

L’année dernière, il a lancé modestement le Club du Mardi, d’abord au sous-sol de la librairie anversoise De Groene Waterman, puis dans un espace moins exigu à deux pas de là, avant de s’installer dans un grand bâtiment syndical près de la gare et enfin depuis quelques mois dans le garage désaffecté Permeke, en plein quartier du Kiel. (Ce garage de la légendaire famille Permeke d’Anvers a été vendu au promoteur Matexi, qui l’a mis à disposition pour toutes sortes d’initiatives intéressantes dans l’attente d’un développement immobilier. Le quartier a cependant subi une vraie douche froide cette année, avec l’annonce de la construction prochaine de bâtiments à dix étages censés accueillir 180 appartements sur 25 000 m². Les lettres de recours sont en cours d’acheminement.)

Folles soirées cabaret

Don Vitalski s’est tourné vers ce lieu quand il a vu que le Club du Mardi commençait à prendre de l’ampleur. L’année dernière, quand tout a commencé, le public ne se comptait que par maigres dizaines, mais aujourd’hui ce sont plusieurs centaines de spectateurs qui s’enthousiasment pour ces folles soirées cabaret. Ils viennent d’Anvers, mais aussi de Campine, ou même de Flandre-Occidentale. J’ai vu arriver un soir un bus entier de poètes frisons venant chacun déclamer leurs vers. En frison.

La recette est aussi simple qu’efficace. Pendant deux heures ininterrompues, Don Vitalski cause avec une vingtaine d’artistes. Lui-même a le visage peint en bleu, pour se mettre en retrait. Ce n’est pas lui qui se produit sur scène, mais les autres. Chaque artiste dispose de cinq à dix minutes pour « faire son truc » : une chanson, un numéro burlesque, une poésie, une tribune, un tour de magie, un karaoké, et j’en passe.

La plupart des invités ne sont pas connus, ou très peu. Certains ont leur petit groupe de fidèles. D’autres – surtout les timides poètes – attendent leur tour les mains moites autour d’un Coca plat. Chaque édition recèle une perle cachée. Des noms comme Laura Van den Heede et Emma, alias Parkaparaplu, ne vous disent sans doute rien, mais sont assurément promis à un grand avenir.

Pendant que des filles légèrement vêtues dansent sur scène, Don Vitalski veille à la cadence. Pas de place pour l’hésitation. Ceux qui viennent faire la promo d’un livre, d’un CD ou d’un spectacle disposent d’un stand. Et quand le public, trop bruyant, étouffe la fragilité des vers d’un poète, le maître de cérémonie n’hésite pas à donner de la voix.

Pendant ce temps, des ours en peluche volent à travers la salle. Interdit de les emporter chez soi : il faut les jeter en retour. Un dessinateur (Serge, le frère de Don Vitalski) tire le portrait à six visiteurs choisis au hasard. Un coiffeur propose ses services et un masseur apaise les raideurs musculaires. Il y a aussi un quiz auquel on joue en s’asseyant et en se levant. Et le public donne des points quand quelqu’un vient jouer la « scène de la mort ». Autant de petites réjouissances annexes qui font monter la sauce.

Bref, comme je le disais plus haut : de folles soirées cabaret.

Grands noms

Ce qui rend le Club du Mardi unique, ce sont les grands noms qu’on y retrouve. Tout a commencé par des figures emblématiques locales et des amis, comme Romeo Spinelli, Chris Van Camp, Ernst Löw, Rudy Trouvé, Axl Peleman et Stef Kamil Carlens. Mais très vite, le bruit s’est mis à courir dans toute la Flandre qu’au club de Don Vitalski, l’ambiance était démente. Au bout d’un an, la liste de noms connus passés par là est impressionnante : Bent Van Looy, Guido Belcanto, Filip Jordens, Nigel Williams, Deborah Ostrega, Slongs Divanongs, Mauro Pawlowski, Raf Coppens, etc..

Don Vitalski a aussi un faible pour les écrivains et le patrimoine littéraire. Diane Broeckhoven est une invitée régulière, tout comme l’inusable Didi De Paris. Ruth Lasters est venue se lâcher peu après sa querelle avec la Ville d’Anvers autour du titre de « poète de la ville ». Andy Fierens, Jan Lampo et Herman Brusselmans y ont fait la lecture de leurs textes. Et permettez-moi de mentionner mon propre passage aux côtés de mon frère Stefan et de mon père Walter.

Parfois, Don Vitalski prend tout le monde de court. Il fait passer la tête d’affiche en première partie, quand le spectacle n’a pas encore commencé. Les spectateurs qui arrivent tôt ont ainsi l’exclusivité de quelques morceaux de Bent Van Looy ou de Bazart.

En avril, il a réussi à décrocher Gary Valentine, fondateur de Blondie. Et à la dernère fête d’anniversaire, Mick Harvey – de Nick Cave and The Bad Seeds – était accompagné d’Amanda Acevedo. Ceux qui pensaient que Harvey chanterait The Mercy Seat of Tupelo ont été surpris par ses choix : une version anglaise de L’Été indien de Joe Dassin, Harley Davidson de Serge Gainsbourg et Out of Time man de la Mano Negra, qu’on a pu entendre dans la bande originale de la série culte « Breaking Bad ».

« A man should own what he is doing » (« Un homme devrait posséder ce qu’il fait », NDLR), a lancé Mick Harvey, ce qui m’a tout de suite fait penser à Don Vitalski. Concocter chaque mardi pendant un an (et chaque jour pendant les vacances de Noël) un programme d’une soirée entière (tout en enseignant à temps partiel) est une véritable prouesse. Le business model est simple : le visiteur paie une poignée d’euros pour entrer, boit quelques verres et mange un hot-dog ou deux. Sur une longue table, des livres de Don Vitalski et de son frère sont proposés à la vente.

Je reconnais d’ailleurs partout des membres de la famille de Vitalski : à la caisse, au ramassage des verres. La recette paie la location de la salle et le cachet des participants. Et ce (minuscule) cachet ne concerne que les « grands noms ». Les autres reçoivent quelques tickets boissons. Personne n’y voit à redire.

Celui qui y trouve à redire quand même est un râleur. Tout qui s’amuse à faire les comptes de Vitalski s’aperçoit vite que l’affaire n’est pas une mine d’or, même quand il demande exceptionnellement 20 euros pour offrir un plus long set de Mick Harvey et Amanda Acevedo.

Hippies ridés

Le public du club est tout à fait hétéroclite. « Anciens hippies ridés et superbes jeunes gens », écrivait Jan Lampo dans une chronique en novembre dernier. Le tableau n’a pas changé depuis.

Le club a cela d’unique que tout le monde peut y être soi-même. Que ce soit sur scène, dans une version plus expressive, ou dans le public comme spectateur et participant. On trouve dans la salle beaucoup d’âmes blessées. Non pas devant une Westmalle Triple à se morfondre dans leur solitude, mais en pleine conversation animée avec leur voisin. Mis à part les « superbes jeunes gens » se trouvent aussi là de courageuses dames qui, après des semaines de répétitions, viennent offrir leur spectacle burlesque dans un endroit où le bodyshaming n’a aucune place.

Art et santé. Voilà à quoi un ministre pourrait consacrer une politique de subventionnement, tiens. Je parie qu’une visite hebdomadaire au club du Mardi sur prescription médicale rendrait superflus les antidépresseurs et les séances chez le psychologue pour beaucoup d’âmes meurtries. Qu’attendez-vous, Frank Vandenbroucke ?

J’ai longtemps hésité à écrire ce texte. En novembre, Jan Lampo se réjouissait que le cabaret de Don Vitalski ne soit pas couvert par la presse. « Sinon, cela grouillerait de cultureux prétentieux. » En fait, les cultureux dont il parle sont bel et bien là, mais sans faire d’esbroufe. Ils chantent à gorge déployée comme tout le monde et se précipitent tout pareil quand Don Vitalski lance : « Trente danseurs sont demandés sur scène ! »

Si votre curiosité est piquée et que vous envisagez une visite au Club du Mardi, pourquoi ne pas d’abord tenter vous-même de mettre sur pied un cabaret dans votre quartier ?

Dans toutes les villes et communes, il faut que les garages désaffectés, les anciennes halles industrielles, les cafés de quartier en faillite et, encore, les salles paroissiales délaissées soient mis à la disposition de géniaux excentriques non subsidiés comme Don Vitalski. L’underground ne doit pas toujours être glauque. Et les garages font aussi partie du patrimoine.

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  1. Et ce qui est impressionnant, c’est que les francophones n’en connaissent aucun !

  2. Ruth Lasters, l’une des cinq poètes officiels de la Ville d’Anvers, a rendu son « titre » fin 2022 après la censure d’un de ses poèmes par l’échevine de la culture.

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