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Victoires de putes

Un métier decriminalisé, une justice respectée

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Klou Bagarre. CC BY-NC-ND.

Arthur n’a pas payé une prestation de Clémence. Hors de question pour elle de se laisser faire. Et tandis que la pute traîne son client au tribunal, le métier est décriminalisé. Pendant deux ans, ces grande et petite histoires vont s’écrire en parallèle, tendant vers un même objectif : normaliser la prostitution.

Clémence (prénom d’emprunt) n’aime pas le mot « prostituée ». « Il induit une dimension passive. On est prostituée “par”. C’est un participe passé. Ou on “se” prostitue. Grammaticalement, il y a une dimension réflexive, comme si on devenait l’objet. Cela ne me convient pas. Je préfère “pute” même si le mot vient de “puant”. C’est pas top non plus. Je ne suis pas une “sale pute”. Je suis une pute propre (rires) ! »

Clémence vit seule dans une maison ouvrière du Hainaut, non loin d’une nationale et son lot de magasins alignés. La porte d’entrée est percée d’un judas. Elle s’ouvre sur un salon, que l’on traverse pour rejoindre la cuisine, atteindre les escaliers, monter la vingtaine de marches, tourner à gauche et rejoindre la chambre. C’est là que Clémence travaille.

Elle a un chat vieillissant, des livres de philo qui côtoient des livres de cul, Jouissance club et autres manuels pour une fornication de qualité. Dans les toilettes, un livre sur les pensées d’Héractète, philosophe grec qui n’existe pas. Licenciée en philosophie, Clémence se méfie des apparences et des mots. Peut-être pas assez des hommes.

28 octobre 2019

Dans l’après-midi, elle ouvre la porte à Arthur (prénom d’emprunt). Il a son téléphone en main, l’app bancaire BNP-Paribas-Fortis s’affiche sur l’écran. Il n’a pas de cash, mais il est déjà venu, Clémence le connaît. En confiance, elle lui dicte son numéro de compte, Arthur encode le virement pour la prestation. 150 euros. Et il lui envoie la preuve de virement sur son mail.

Avant son arrivée, elle avait changé le couvre-lit et les oreillers, rangé les huiles essentielles, mis le vieux chat dehors et placé les capotes à côté du lit. Tout est prêt. C’est parti pour une heure trente de draps froissés.

6 novembre 2019

(SMS)

« – Salut, comment vas-tu ? Excuse-moi de te déranger, mais je n’ai pas reçu ton virement. Peux-tu te renseigner ?

Je regarde en fin de journée. Bises.

Merci ! »

8 novembre 2019

« – Salut, as-tu pu te renseigner ?

Oui. Te fais un mail tantôt. Bises. »

Le 12 novembre 2019, Arthur explique avoir réalisé un virement avec date différée, soit le 28 novembre. Le 3 décembre, toujours rien. Elle le relance.

19 décembre 2019

Clémence prend contact avec l’asbl « Défendez-vous sans avocat ». Elle est conseillée pour rédiger une mise en demeure.

Sujet : Non-paiement

De : Clémence

Date : 19-12-19 à 16 h 17

Pour : Arthur

« Monsieur,

Vous m’avez réglé notre rendez-vous du 28 octobre 2019 par virement, m’envoyant alors la “preuve” du paiement. Ce virement ne m’est jamais parvenu. Par ailleurs je n’ai aucune réponse à mes SMS et mail du 3 décembre 2019. La conclusion qui s’impose est que vous avez délibérément annulé le virement. »

Clémence exige ensuite son dû, les 150 euros, avant le 31 décembre 2019.

Arthur répond qu’il le fera. Il ne le fera pas.

Et ça, ça rend Clémence dingue. « Ce n’est pas le premier client qui me dupe. J’en ai marre. L’un a payé, puis, alors que j’avais le dos tourné, ce connard a repris l’argent. Un autre a promis un virement et a même demandé 10 euros à prêter. »

Février 2020

Le coronavirus bloque nos vies. Tout le monde morfle, et, comme dans chaque crise, ce sont les marginaux qui se prennent les plus grandes claques. Pas de droit passerelle pour les TDS (travailleurs et travailleuses du sexe). Les métiers de contact – et le commerce du sexe en est un – sont arrêtés. Le secteur est abandonné. « Des prostitués n’avaient accès à rien, se souvient Isabelle Jaramillo d’Espace P. Nous distribuions des tickets alimentaires, c’est tout, pour permettre aux personnes de manger. »

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Klou Bagarre. CC BY-NC-ND

Mars 2020

Rue d’Aerschot, à proximité de la gare du Nord, à Bruxelles, les vitrines se vident. C’est dans cette célèbre rue, au numéro 208, qu’Utsopi a installé ses quartiers, il y a quelques mois. L’« Union des travailleu(r)ses du sexe organisé.e.s pour l’indépendance » existe depuis 2015. Avec Violett (Flandre) et Espace P, elle travaille en première ligne pour la défense des droits des TDS. L’équipe est constituée à moitié d’anciennes ou actuelles TDS. Leur credo : « Rien sur nous sans nous ».

En visio, Utsopi sollicite un réseau d’experts pour aider les TDS dans leur combat. Parmi les intervenants, Jacinta De Roeck, de l’OpenVLD. C’est la papesse des lois progressistes belges. Elle a travaillé aux lois sur le mariage gay, l’euthanasie.

À l’entendre, pour « réussir » un lobby, il faut obtenir une phrase dans l’accord de gouvernement fédéral, alors en discussion. Utsopi rédige deux pages de revendications.

Mai 2020

Clémence entre en contact avec l’avocat Laurent Levi. L’homme est sensible à la cause des travailleurs du sexe. Il voit dans le cas de Clémence un combat symbolique ; une action pour dénoncer escroquerie, viol et attentat à la pudeur prend forme. Clémence acquiesce. « Une de ses paroles me marque : “Il ne vous a pas payée, vous devez vous défendre. Votre sexualité, ce n’est pas open bar.” Il avait raison. »

Octobre 2020

Trois semaines après la mise sur pied du gouvernement De Croo, Daan Bauwens, directeur d’Utsopi, ouvre l’accord de majorité, tape une recherche « prostituée » dans les 98 pages du document. Il lit cette phrase : « Un travail de réflexion sera mené, en concertation avec les acteurs de terrain, afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs du sexe. »

Pour Daan Bauwens, le secteur ne doit pas laisser passer sa chance… « En décembre 2020, on a réalisé un dossier purement politique, juridique, légal, s’appuyant sur l’accord de gouvernement et disant “Maintenant faut y aller !” Puis cela a été le silence. »

Mars 2021

Le 7 mars, les TDS organisent une manifestation à 14 heures à la gare du Nord pour défendre leurs droits. Il n’y a pas grand monde, à peine trente personnes, mais les médias relaient. Daan Bauwens reçoit un appel le soir même. C’est un membre du cabinet du ministre de la Justice Van Quickenborne, du même parti que Jacinta De Roeck. « On va le faire. »

La décrim sera englobée dans une modification plus large du Code pénal. La réforme visera un « droit pénal sexuel actualisé ».

Avril 2021

À la suite d’une question parlementaire, le ministre Van Quickenborne annonce qu’il souhaite décriminaliser la prostitution. La machine est lancée.

L’avant-projet deviendra projet. Des auditions s’annoncent à la rentrée au Parlement.

L’agenda chargé de maître Levi, le Covid et quelques détails de procédure ont ralenti la plainte de Clémence contre Arthur, mais ça y est. Elle se constitue partie civile le 20 avril devant le magistrat instructeur, au tribunal correctionnel de Mons.

Du 28 septembre au 27 octobre 2021

À la Chambre, des personnes issues des milieux académique, policier et associatif sont auditionnées. Les questions sont bien plus larges que la prostitution. On y évoque l’inceste, la notion de consentement, l’intégrité sexuelle.

Mais le point sur la décrim crispe. D’un côté, des associations en première ligne contre la traite des êtres humains (Pag-Asa, Payoke et Sürya) appuient la réforme. De l’autre, la Fondation Samilia, dont la mission consiste à alerter contre la traite des êtres humains, et Isala, une asbl qui vient en soutien aux personnes prostituées, s’opposent à la décrim. Sylvie Lausberg, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB), avance que la réforme proposée légaliserait le proxénétisme en abandonnant l’immense majorité des personnes prostituées aux trafiquants et proxénètes.

Treize associations dont Payoke, Pag-Asa, Violett et Espace P, Utsopi, la Fédération des services sociaux, la Ligue des droits humains en Flandre remettent dans la foulée un document de position, commentant amendement par amendement. Pour Daan Bauwens, c’était une collaboration « unique ».

11 novembre 2021

Arthur ne répondra pas aux convocations pour être entendu. La juge d’instruction devra activer un mandat d’amener pour qu’Arthur se déplace. Il daigne enfin réagir et évoque une maladresse, une négligence. Son argumentaire avancé devant la justice ? Il est trop occupé. D’ailleurs, il ne paie pas ses contraventions de roulage non plus…

Clémence prend une claque. « Il renforçait son image d’homme intelligent et très occupé, face à une simple pute. Il y a clairement un jeu de domination. »

L’avocat Laurent Levi est perplexe : « Les escroqueries subies par les travailleurs du sexe découlent de la criminalité en col blanc, c’est-à-dire du droit pénal financier. Cette branche du droit est relative à une criminalité différente de celle du droit commun en ce sens que les prévenus ont souvent un haut statut social et économique. » Et ce statut leur conférerait « un sentiment d’impunité ».

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Klou Bagarre. CC BY-NC-ND

26 janvier 2022

Arthur paie la passe deux jours avant l’audience à la Chambre du conseil. Il demande une conciliation et l’annulation des poursuites judiciaires. L’homme pressé commence à flipper. Deux jours plus tard, il est renvoyé devant un tribunal correctionnel.

Dans la nuit du 16 au 17 mars 2022

Isabelle Jaramillo (Espace P) et Daan Bauwens (Utsopi) sont présents à la Chambre des représentants. Les débats durent plus de quatre heures. Passé minuit, le vote a lieu. L’opposition est divisée. La N-VA, le Vlaams Belang et le PTB s’abstiennent. Les Engagés votent contre le nouveau Code pénal, mais il passe. Et donc, la réforme abroge l’article 380, ce qui « décriminalise » de facto l’organisation de la prostitution. Le moment est historique.

23 mars 2022

Dans l’affaire de la passe non payée, Arthur est appelé à comparaître le 25 avril. Il demande un report pour préparer sa défense.

10 mai 2022

Salle de la Tricoterie, Bruxelles. Il est passé 20 heures et 200 personnes s’amassent dans une salle surchauffée. Protagonistes associatifs et politiques de la décrim, travailleuses et travailleurs du sexe, consœurs des Pays-Bas se succèdent sur la scène pour se féliciter de l’avancée. Ça crie et ça chante. Des performances pour « public averti » s’enchaînent, la détonnante Marianne Chargois offre un final céleste enfumé, une « chorale putes » chante à gorge déployée. Les discours se répètent de bonheur. Le public hurle, applaudit. Puis les larmes de quelques-unes et quelques-uns.

Deux jours plus tard, une réunion avec une équipe du PS, dont deux membres du cabinet Dermagne, prépare la suite : permettre un contrat d’employeur/employée à des TDS. Ce serait une première mondiale.

1er juin 2022

Entrée en vigueur de la réforme du Code pénal. Isabelle Jaramillo (Espace P) sait que tout n’est pas réglé. « Le texte en lui-même contient des éléments qui posent encore question. Il faut attendre que le cadre légal soit construit. Par exemple, les personnes qui accompagnent la publicité d’une prostitution doivent s’engager à signaler les délits, mais c’est très compliqué. Comment gérer une personne qui met une petite annonce ? »

29 mars 2023

Une audience publique clôt les débats judiciaires dans le dossier Clémence contre Arthur. Ce dernier n’est pas présent. Il a remis un certificat médical et a demandé un troisième report. Là cela suffit… Le tribunal montois refuse.

Clémence est là, paniquée. « Pendant les plaidoiries finales, la procureure n’écoutait pas, elle s’est montrée acerbe. Moi j’étais stressée. J’ai parlé de la violence symbolique de l’acte, de l’impunité. Je n’ai plus de souvenir, c’était bref, peut-être deux minutes. C’était pour la cause des TDS. Pas pour l’argent. Pour 150 euros, tu ne retournes pas ciel et terre. »

19 avril 2023

Le tribunal correctionnel de Mons rend son verdict. Arthur est coupable d’escroquerie et de viol. Viol, car c’est le paiement préalable de la prestation par le client qui détermine le consentement de la prostituée. Annuler le paiement, c’est supprimer le consentement. Pour Laurent Levi, c’est un jugement « charnière », qui instaure sur le plan des principes que « si un TDS n’est pas payé avant la prestation, il s’agit d’un viol ».

Clémence reçoit une somme dérisoire. 500 euros. Qui se battra en justice pendant des années pour une pareille somme ? « J’ai gain de cause, mais une compensation dérisoire. Cela ne sert à rien. Il y a cette logique “elle ne va pas porter plainte, elle est pute”. Moi j’avais envie de justice, pas de vengeance. »

Même si Daan Bauwens regrette aussi la faible compensation, il souligne l’avancée en termes de jurisprudence. « Ce jugement et la décrim participent d’un même mouvement, d’une même logique : défendre les droits des TDS. »

Demain et après-demain

Depuis la décrim, les cabinets des ministres Van Quickenborne (Justice), Dermagne (Emploi) et Vandenbroucke (Santé) se concertent pour attribuer aux prostituées les mêmes droits qu’aux autres travailleuses. « C’est la prochaine étape et c’est nettement plus complexe, avance Jan van der Cruysse, porte-parole « Justice » du gouvernement. On n’a pas trouvé de pays qui aient trouvé une solution à ces questions. Notamment sur la fiscalité. » Côté santé, l’objectif est que les TDS soient couvertes comme toute travailleuse, avec des aménagements liés à leur activité, comme la possibilité d’arrêter le métier à chaque instant sans préavis, mais aussi de refuser un acte de travail spécifique même si l’employeur le demande.

Un statut d’employée est également à l’étude avec un agrément obligatoire pour les employeurs. Le cabinet Dermagne avance le droit de retrait. « Un travailleur pourra décider de se mettre en sécurité lorsque le besoin se fait sentir entre autres pour des pratiques non désirées. Le travailleur en retrait ne sera pas pénalisé et cela n’aura aucun impact sur sa rémunération. Le travailleur ne pourra pas non plus être licencié. »

Isabelle Jaramillo (Espace P) s’en réjouit. Mais elle sait que la décrim ne réglera pas tout. Les sans-papiers, les têtes baissées de honte, les exploitées, les précarisées resteront sur le carreau. « On ne peut pas faire fi de ceux et celles qui ne rentreront pas dans le cadre légal. » Comme un besoin, encore, de quelques putains de victoires.

Cet article a été mis à jour le mardi 10 octobre 2023

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  1. Soit l’ordre donné à la police de conduire devant le juge une personne pour l’entendre.

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