Ampoule, ma poule
Illustrations (CC0) : Doriane, d’après des contributions Openclipart
Textes (CC BY-NC-ND) : Céline Gautier
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Quand les insectes tombent amoureux des lampadaires, ça termine généralement en grillade. Et ce n’est pas anodin. Accouplements manqués et désir perturbé : c’est tout notre écosystème qui se brûle les ailes sur l’éclairage excessif.
La brassicaire ou noctuelle du chou est un papillon de nuit, répandu dans une grande partie de l’Europe. Un soir de mai ou de juin, au crépuscule, la femelle adulte s’active. Elle n’a pas toute la nuit pour conclure. Elle oriente ses antennes vers l’avant, bat des ailes et balance sa chimie, ses phéromones. Il est environ 22 heures. Un mâle fait le même petit numéro, antennes vers l’avant et battements d’ailes. Il repère le parfum de la femelle, effleure son corps de ses antennes et l’accouplement commence, dans l’obscurité. Ce couple d’une nuit passe quelques heures ensemble, une aile de la femelle entourant le corps du mâle. Puis elle s’envole pour aller pondre ses œufs fécondés.
Cette scène torride est racontée par le zoologue suédois Johan Eklöf, dans « Osons la nuit : manifeste contre la pollution lumineuse ». Pourquoi un tel intérêt, de la part de ce spécialiste des chauves-souris, pour un vulgaire papillon brun moucheté dont les chenilles dévorent les feuilles de nos potagers ? Parce qu’il s’agit d’une espèce d’insecte pour laquelle on a pu établir un lien direct entre la lumière artificielle et des accouplements ratés. En laboratoire, à proximité d’une source lumineuse, la femelle produit moins de phéromones, qui n’ont pas le même parfum que dans l’obscurité. Elle attend alors en vain le mâle, qui ne la capte pas. Et quand des larves naissent malgré tout, sous l’influence de la lumière, elles se transforment trop vite en papillons. Ceux-ci risquent d’éclore en automne ou en hiver, alors qu’il n’y a rien à manger pour eux. « La lumière, ou plutôt l’absence d’obscurité, écrit Johan Eklöf, induit les insectes en erreur à tous les stades de leur existence. »
C’est grave ? Quand même. L’IPBES, un groupe international d’experts des Nations unies (l’équivalent du GIEC pour la biodiversité), a en effet confirmé que nous assistons à une extinction de masse sans précédent dans l’histoire de l’humanité, avec « des effets graves sur les populations humaines du monde entier ». Le dernier effondrement a eu lieu il y a 65 millions d’années, quand les dinosaures ont disparu, et avec eux les trois quarts des espèces animales…
Sur les 5,5 millions d’espèces d’insectes estimées, 10 % seraient directement menacées. Or, qu’ils soient sympathiques ou non, les insectes contribuent à l’équilibre des écosystèmes, notamment en pollinisant les fleurs ou en servant de repas aux oiseaux ou aux chauves-souris. Ceux et celles d’entre nous qui étaient déjà grands au XXe siècle l’ont bien remarqué : le nombre de papillons a chuté dans nos régions. En voiture, sur la route des vacances (si vous roulez encore en voiture…), il faut moins souvent qu’auparavant enlever les insectes explosés sur la vitre – un signe parmi d’autres que les entomologistes appellent le « phénomène du pare-brise ».
On a tué la nuit
Parmi les causes de la disparition des insectes, et notamment des papillons de nuit, on peut citer l’usage des pesticides, le réchauffement climatique, la destruction de leur habitat naturel et, on s’en rend compte de plus en plus, la « pollution lumineuse ». Ce concept en plein essor décrit l’éclairage artificiel et ses excès (points lumineux trop nombreux, mal orientés, trop puissants, inutiles ou peu adaptés aux besoins réels), et leurs conséquences sur la faune, la flore, la santé humaine et l’observation du ciel étoilé. La préoccupation est née chez les astronomes, avant d’être embrassée par les naturalistes. Une étude parue dans la revue Science en 2023 estime qu’au niveau mondial, la luminosité augmente de 7 à 10 % par an, soit plus vite que l’humanité.
La situation en Belgique est catastrophique. La densité de la population et celle du réseau routier, particulièrement élevées, nous placent parmi les pays les plus pollués au monde par la lumière. Et il n’y a, chez nous, « absolument rien au niveau législatif », déplore Francis Venter, le président de l’Association pour la sauvegarde du ciel et de l’environnement nocturnes (ASCEN). Sauf règlements communaux ponctuels, tout est permis : projeter des faisceaux lumineux vers le ciel lors d’un festival, laisser allumés toute la nuit les guirlandes et spots du jardin, les immeubles de bureaux, les enseignes de magasins ou les rues désertes des zonings industriels.
La préoccupation pour la consommation énergétique, au coût financier et écologique élevé, fait doucement bouger les choses. Mais elle n’a pas forcément d’impact sur la luminosité. « L’avènement de la LED n’a fait qu’amplifier la catastrophe, estime Gilles Robert, directeur de l’Observatoire Centre Ardenne et membre de l’ASCEN. Elle est tellement peu chère qu’on se permet d’éclairer plus, tout en diminuant la facture. »
Les vers non luisants
Victimes directes de nos ampoules, les vers luisants et les lucioles y trouvent une concurrence insoutenable. « Ces deux espèces de coléoptères utilisent la lumière émise par les femelles pour se retrouver et s’accoupler, explique Arthur Timmermans, des Cercles naturalistes de Belgique. La lumière artificielle masque la faible lueur émise par les femelles et les mâles sont donc incapables de les retrouver. »
La lumière inhibe les élans amoureux de certains insectes – comme de certains humains, du reste. Mais elle exerce aussi un pouvoir d’attraction qui peut leur être fatal. Les insectes se retrouvent « aspirés » par les lampadaires, au moment où ils sont censés se nourrir et se reproduire. « Les insectes nocturnes se servent de la lumière des astres (lune, étoiles, planètes) pour maintenir un cap, à l’instar d’une boussole, rappelle Arthur Timmermans. Ils ont donc une direction à suivre et ils peuvent calculer leur trajectoire avec la source lumineuse. » C’est sur cette « route » que les attend leur partenaire. La lumière artificielle brouille les repères ou attire les insectes au mauvais endroit. « Ils se retrouvent donc bloqués, un peu comme une personne avec un GPS en panne, en pleine ville, et tournent sans cesse en rond. Incapables de se séparer des lampadaires, ils sont condamnés à mourir d’épuisement. » Sans s’être reproduits.
Effet aspirateur
Les chercheuses Elodie Bebronne et Aurore Fanal (ULiège) précisent, lors d’une conférence sur la pollution lumineuse, qu’un rond-point illuminé au milieu de la campagne attire les insectes dans un rayon de 500 mètres. L’ASCEN cite, quant à elle, des chiffres affolants : chaque lampadaire tuerait en moyenne 150 insectes par nuit d’été, soit 1 milliard d’individus par nuit dans un pays comme l’Allemagne. « L’effet d’aspiration est énorme. Avec un écart moyen de 30 à 50 mètres entre chaque lampadaire, les routes éclairées représentent une barrière presque infranchissable pour les insectes. »
Ces phénomènes n’ont pas encore été beaucoup étudiés, mais on suspecte que l’impact de la lumière artificielle nocturne sur la biodiversité soit beaucoup plus large que ce que l’on sait actuellement. Des oiseaux migrateurs s’écrasent contre les vitres d’immeubles éclairés ou crèvent de fatigue en plein voyage pour avoir confondu la lumière des astres avec celle des humains. L’ASCEN plaide pour la mise en place d’une trame noire, sorte de corridor écologique marqué par l’obscurité, afin de permettre aux animaux actifs la nuit d’évoluer sur notre territoire. Des mesures ponctuelles se mettent également en place, comme l’installation de lampes moins nocives sur les autoroutes, à proximité des zones Natura 2000, ou le projet pilote « Bat Light District » à Evere, qui teste un éclairage de couleur rouge moins perturbant pour les chauves-souris.
Pour Francis Venter et Gilles Robert, il y a derrière tout cela une bonne nouvelle. Éradiquer la pollution (le plastique, les métaux lourds, les particules fines), en général, cela coûte très cher pour des effets lents à observer. Avec la pollution lumineuse, c’est simple comme tout. « Il suffit de pousser sur des boutons. Ça ne coûte rien et ça rapporte de l’argent. Ce n’est qu’une question de volonté. »
Une enquête sur la pollution lumineuse sera publiée dans le Médor de décembre. Elle mettra l’accent sur la tension entre la nécessité de diminuer l’éclairage pour protéger la faune, la flore et la santé humaine, et notre besoin légitime de nous sentir en sécurité. L’ensemble est soutenu par le Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
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Mars 2022, Parc naturel des Sources (sur YouTube).
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