Le coin des chiens
Traduction : Thomas Lecloux
Photos (CC BY-NC-ND) : Dieter Telemans
Texte : Peter Jan Bogaert
Publié le
Jusqu’au XXe siècle, l’Église a régné sur nos cimetières, reléguant les laïques et autres « pécheurs » dans des parcelles distinctes. Aujourd’hui, ce patrimoine funéraire laïque est souvent laissé à l’abandon et finit par disparaître. Mais ce n’est pas une fatalité. Le magazine flamand Knack a enquêté sur les « coins des chiens » de nos cimetières, la stèle d’une vieille figure du journalisme et le sort des columbariums décrépis.
Le cimetère de Bassevelde
L’Église catholique a eu pendant des siècles le monopole de l’inhumation en Belgique. D’abord dans l’enceinte des églises, puis, à partir de la fin du XVIIIe siècle, dans des cimetières établis hors du centre. Le prêtre bénissait le terrain, à l’exception d’une petite parcelle, souvent séparée par une haie ou un mur. C’était là qu’étaient enterrés les pécheurs de tous poils : les laïques assumés, les criminels, les suicidés, et même les enfants morts non baptisés. Il en allait ainsi dans de nombreuses paroisses. Les pécheurs recevaient une tombe nue, anonyme, à l’extrémité du cimetière, bien souvent au nord ou au nord-ouest : dans les coins spongieux car moins ensoleillés.
Symboliquement, cet emplacement sombre et reculé était lourd de signification, et fut bientôt surnommé le coin des damnés, des gueux ou des chiens, c’est-à-dire l’endroit où les pécheurs étaient enterrés comme des chiens. À la fin du XIXe siècle, quand libéraux et catholiques livraient une lutte de pouvoir politique acharnée en Belgique, ces « coins des chiens » constituaient un thème important dans les campagnes électorales. La plupart des libéraux défendaient l’égalité de tous jusqu’après la mort et plaidaient donc pour l’abolition de cette pratique. Certains notables libéraux, voulant poser un geste fort, prirent même le contrepied et se firent enterrer le plus loin possible à l’écart des autres sépultures. Les parcelles non bénies disparurent finalement au tournant du siècle, quand les communes reprirent définitivement le contrôle des cimetières à l’Église, qui permit dès lors la bénédiction individuelle des tombes.
Aujourd’hui, il ne reste que peu de traces visibles de ces coins des chiens. Même à l’Association des villes et communes flamandes, les sourcils se froncent. « Personne ne nous a jamais posé la moindre question sur ce thème », reconnaît également Joeri Mertens, chercheur à l’Agence flamande du patrimoine immobilier. Il connaît toutefois le sujet pour l’avoir rencontré dans des documents historiques traitant entre autres des communes de Temse (Tamise), Roulers (Roeselare), Bruges et Lede, mais on ne trouve là plus grand-chose à voir. D’autres experts ont connaissance de tels lieux de sépulture à Turnhout et Nokere, mais le coin des chiens qui figure sur les anciens plans de cette dernière commune correspond aujourd’hui à l’allée d’une maison.
Plantations et poubelles
Patrick Van den Nieuwenhof, expert indépendant en patrimoine, connaît bien un endroit où il existait autrefois un coin des chiens : à Bassevelde, une section de la commune d’Assenede, Flandre-Orientale. La parcelle est toujours séparée par une haie, comme sur les plans historiques. Van den Nieuwenhof a lui-même effectué des recherches sur les coins des chiens de la province. D’après des données administratives de 1871, 72 % des communes possédaient à cette époque un lieu de sépulture isolé. Quinze communes lui ont confirmé que ces parcelles avaient une superficie allant de 3 à 100 m2. La plupart étaient très petites, ce qui porte à croire qu’elles n’étaient utilisées que dans des cas exceptionnels.
Par une journée d’hiver ensoleillée, nous découvrons le coin des chiens de Bassevelde, dans le cimetière attenant à l’église Notre-Dame-de-l’Assomption. Il s’étend sur environ 25 m2 et est séparé par une haie soigneusement entretenue. Rien ne laisse penser que des corps y ont été inhumés. Aucun monument funéraire, pas une stèle. Seules quelques plantations.
Les bennes à ordures postées devant la haie ne sont pas là par hasard. « Ces parcelles isolées et non bénies étaient souvent utilisées comme points de rassemblement des déchets. Plus tard, elles seraient le lieu tout trouvé où installer des latrines ou un dépôt mortuaire (pour exposer les défunts dans l’attente de l’inhumation) », rapporte Van den Nieuwenhof. On ignore si des restes humains subsistent ici, ou dans d’autres anciens coins des chiens supposés. « Il serait intéressant de mener des recherches archéologiques ou autres à ce sujet », selon l’expert.
Joeri Mertens n’est pas convaincu, pour sa part, que de telles recherches aient lieu d’être. « En définitive, il s’agit essentiellement d’une question historique. L’existence d’un coin des chiens peut être un élément à prendre en compte dans le cadre d’une demande de classement d’un cimetière, mais nous n’allons pas lancer de recherches spécifiques pour l’établir. Cela nous mènerait trop loin. Il y a d’autres priorités. »
Au demeurant, le cimetière de Bassevelde est déjà classé depuis 1981, mais sur la base d’autres critères. Ce statut a pour effet que la commune ne peut apporter aucune modification fondamentale aux lieux sans l’accord préalable des autorités flamandes. Lorsque nous entrons en contact avec le bourgmestre d’Assenede, Philippe De Coninck (Open VLD), l’homme est surpris : il ne savait pas qu’un coin des chiens avait existé au cimetière, mais souhaite maintenant faire placer un panneau d’information historique à l’intention des visiteurs. Il soumet rapidement l’idée au collège échevinal, qui s’y déclare immédiatement favorable. Les dimensions du panneau seront convenues avec le chef du service technique, et le cercle historique local sera associé à l’initiative. « L’information au public, je n’ai aucune objection à cela », conclut Joeri Mertens, de l’Agence du patrimoine immobilier.
La stèle abandonnée d’un journaliste
« Une cérémonie touchante a réuni les amis de notre regretté collègue Bert Leën par un temps de brume grisâtre et de dégel, sur la rotonde du cimetière de Bruxelles. »
Dans l’édition du 21 janvier 1911 du quotidien Het Laatste Nieuws, l’inauguration du monument funéraire à la mémoire de Bert Leën fut amplement relatée. Le journaliste était soudainement décédé un peu plus d’un an auparavant, le 1er décembre 1909, dans la tribune de presse de la Chambre des représentants, pendant un débat houleux sur le service militaire. Il n’avait que 51 ans.
Pour l’époque, la publication d’une photo de la stèle en première page du journal était exceptionnelle. L’impression de photographies sur du papier journal était alors une prouesse technique. Le monument funéraire est décoré de symboles laïques tels que des colonnes égyptiennes, ainsi que d’une pleurante. Sous le nom du défunt figure l’inscription « Il a souffert et lutté pour le peuple et la liberté ». Le logo du journal est gravé au bas de la stèle, témoignant de l’importance qu’avait Leën pour Het Laatste Nieuws. Une concession centrale au cimetière extra-muros de la Ville de Bruxelles n’était d’ailleurs pas dévolue à tout le monde. Des stèles monumentales à la mémoire de personnalités libérales et socialistes de l’époque ornent toujours la rotonde.
Leën fut l’un des fondateurs de Het Laatste Nieuws, journal créé en 1888 pour appuyer la campagne électorale du parti libéral. Enseignant à Opoeteren, dans le Limbourg, il était parti pour Bruxelles après une âpre lutte scolaire qui lui avait coûté son emploi. Quand Julius Hoste senior devint l’unique propriétaire du journal, Leën resta à bord en qualité de journaliste politique. Dans ses mémoires, Hoste rendit hommage à ses articles incisifs, surtout ceux qui visaient de « vieux ennemis de la guerre scolaire ».
Hoste loua également la détermination sans faille dont Leën avait fait preuve pour promouvoir Het Laatste Nieuws dans tous les recoins de Flandre. Leën n’était pas seulement journaliste, mais aussi militant et marketeur avant la lettre. « Nos lecteurs ne pourront jamais se rendre compte de la masse d’efforts déployés pour faire vivre et diffuser un journal populaire flamand bon marché sous la domination et le joug catholiques », écrivit Hoste dans Het Laatste Nieuws deux jours après le décès de Leën. Au cimetière, lors de l’inauguration du monument funéraire, il ajouta : « Aujourd’hui, nous voyons des lueurs partout. Mais avant, c’était une brume impénétrable qui planait sur la Flandre. Leën était mon missionnaire et répandait l’évangile de la liberté. »
Revenons à 2023, plus de 110 ans plus tard. Le cimetière historique de la ville de Bruxelles, situé à Evere, est une oasis de calme et de beauté. C’est un cimetière de parc typique, avec ses larges voies bordées d’imposantes rangées d’arbres. Nous retrouvons la stèle de Leën sur le côté gauche de la rotonde centrale. La tombe a survécu à deux guerres mondiales et à d’innombrables changements politiques et sociaux, mais il semble que personne ne lui a prêté attention depuis des décennies. La mousse et la moisissure grimpent inexorablement sur la pierre, les lettres s’effacent. Pour l’œil non averti, l’inscription Het Laatste Nieuws est difficile à déceler.
Quelqu’un a-t-il encore connaissance de l’existence de cette stèle ? Et, si oui, que peut-il en advenir ? Nous passons quelques appels, en commençant par des membres de la famille. Leën était marié, mais n’avait pas d’enfants, à notre connaissance. Nous finissons par retrouver des arrière-petits-enfants de son frère. Des parents très éloignés, donc, dont aucun ne connaît l’histoire de Leën. L’un d’eux, Paul Hautecler, accepte cependant de venir jeter un œil. Le hasard veut que Hautecler soit architecte, spécialisé dans la restauration de bâtiments historiques, et ancien professeur à l’Université de Liège. Il pense que la tombe peut être sauvée pour quelques milliers d’euros.
Nous contactons la Ville de Bruxelles pour savoir qui détient la concession de la tombe. Il apparaît que la stèle et la concession avaient jadis été payées par Julius Hoste. À cette époque, il n’était pas rare qu’un employeur prenne ces frais à son compte. La concession, prolongée pour 50 ans dans les années 70, était enregistrée au nom de Hoste jusqu’à la fin de 2021. Depuis, c’est la Ville de Bruxelles qui en est propriétaire, mais elle ne prévoit pas d’en faire grand-chose. On nous fait aimablement savoir que, si nous le souhaitons, nous pouvons reprendre la concession.
Il nous semble plus avisé de contacter Christian Van Thillo, copropriétaire de DPG Media, le groupe de presse qui édite aujourd’hui Het Laatste Nieuws. La famille Van Thillo a racheté le journal à la famille Hoste dans les années 80. Il est peu probable que les papiers d’acquisition aient contenu un dossier sur Bert Leën, mais nous demandons au cas où. Un ancien dirigeant de DPG Media nous redirige dans un premier temps vers le Conseil de Het Laatste Nieuws, créé en 1955 afin de « consolider l’orientation idéologique du journal pour l’avenir ».
Dans cet organe, on retrouve Herman De Croo, ministre d’État et père de l’actuel Premier ministre Alexander De Croo (Open VLD). L’homme fait immédiatement remarquer que cette question ne relève pas de la mission du Conseil. Dans un courriel adressé à Van Thillo, De Croo lui demande de prêter attention au dossier.
Peu après, Van Thillo nous confirme que DPG Media souhaite prendre en charge les frais de restauration et va examiner qui peut agir.
La tombe de Bert Leën sera bientôt sauvée de l’oubli. Pendant ce temps, cependant, des dizaines d’autres stèles de « pécheurs » continuent de se décrépir dans les cimetières historiques de Gand, d’Anvers et de Bruxelles. L’une d’elles est celle érigée à la mémoire de l’écrivain et journaliste Harry Peters, dans le cimetière classé de Schoonselhof, à Anvers. Quand nous demandons à la Ville d’Anvers si une restauration de la stèle peut être envisagée, le collège communal nous répond par la voix de l’échevine compétente Els van Doesburg (N-VA) : « Il ne se pose pas de problème de sécurité qui justifierait des travaux de restauration prioritaires. »
Caveau collectif : la solution ?
À Bruxelles, la tombe de César de Paepe, fondateur des Mutualités socialistes, se trouve dans un état similaire. Selon les experts que nous avons consultés, sauver toutes ces tombes individuellement serait une tâche sans fin. « Il existe certaines idées créatives, mais elles devraient être promues davantage », estime Joeri Mertens, de l’Agence du patrimoine immobilier. Lui souhaiterait ouvrir le débat à l’ensemble du patrimoine funéraire, et non uniquement au patrimoine laïque. « Une de ces idées est le parrainage ou marrainage, qui consiste à participer, à titre individuel ou en tant qu’organisation, aux frais d’entretien des tombes avec lesquelles on entretient un lien. » Le prêt est une autre option. Dans ce cas, la commune reste propriétaire de la concession, mais les personnes peuvent s’y faire inhumer. Tamara Ingels, experte en patrimoine, est partisane du principe de réutilisation : « C’est une solution plus durable que de faire aménager une nouvelle tombe. »
« Je ne sais pas si la Flandre est prête pour la colocation après la mort, avoue Joeri Mertens, mais les caveaux collectifs sont une autre solution pour partager les frais de concession et d’entretien. » Six cercueils dans une tombe historique : l’idée paraît étrange. « Ou même 24 urnes, calcule Mertens. Cela permettrait de sauver déjà un certain patrimoine funéraire. »
Les columbariums vides de Schoonselhof
La communauté laïque fut à l’initiative des premières incinérations pratiquées en Belgique. Légalement, il était permis de le faire dès les années 30, mais les premiers crématoriums et columbariums flamands ne furent construits qu’à la fin des années 70. Plus tard apparurent également les pelouses de dispersion. Les épitaphes et plaquettes commémoratives prirent alors place sur des murs ou des colonnes.
Cinquante ans plus tard, les columbariums et les colonnes commémoratives tombent en désuétude. Là aussi se pose la question : qu’en faire ? S’agit-il là d’un patrimoine funéraire de valeur ?
À Schoonselhof, quelques columbariums attaqués par la corrosion sont pratiquement vides et menacés de destruction. « N’est-il pas possible de conserver ou de réaffecter au moins un de ces columbariums, par exemple le plus ancien ? », se demande Tamara Ingels, experte en patrimoine et guide permanente à Schoonselhof. « C’est une responsabilité collective. La communauté, c’est nous tous. Si personne n’en a rien à faire, comment motiver les pouvoirs publics à préserver ce patrimoine ? » Ingels trouve notamment dommage que la communauté laïque ait visiblement oublié sa propre lutte.
Elle prend également en exemple la colonne commémorative qui se situe juste à côté du crématorium et se détériore peu à peu. « J’ai été abasourdie par le nombre d’épitaphes laïques qui s’y trouvent », dit-elle, évoquant ces plaquettes marquées d’un compas, d’une équerre ou d’un flambeau. « Nous ne pouvons tout de même pas les laisser disparaître sans établir précisément à qui ils appartiennent ! »
L’échevine anversoise Els van Doesburg (N-VA) nous confirme que la Ville met la dernière main à un plan de gestion de Schoonselhof qui « apportera des réponses sur la réaffectation des lieux de commémoration qui ne sont plus en usage ». Le plan prévoit également la restauration en plusieurs phases de monuments classés tels que la tombe de Harry Peters, selon l’échevine.
Le temps presse. « Tout un patrimoine précieux est en train de disparaître, regrette Tamara Ingels. Dans d’autres villes et communes aussi, un débat devra avoir lieu sur les monuments funéraires, les columbariums, les colonnes commémoratives et les pelouses de dispersion. » Joeri Mertens, de l’Agence du patrimoine immobilier, confirme : « Ce n’est pas parce que ces monuments sont relativement récents qu’ils ne constituent pas un patrimoine. »
« Nous ne pourrons pas tout conserver, c’est une évidence, conclut Ingels. Mais là nous risquons de trop perdre par méconnaissance et indifférence. Beaucoup haussent les épaules, y compris dans la communauté laïque. D’autres communautés semblent se soucier bien davantage de leur patrimoine. La diversité qui existe aujourd’hui dans la société doit être rendue bien plus visible dans nos cimetières. »
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Avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor bijzondere journalistiek
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Père du journaliste et politicien libéral Julius Hoste, qui fut 18 ans rédacteur en chef de Het Laatste Nieuws.
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