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La nature du Prince

Charles-Antoine de Ligne

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Quentin Dufour. CC BY-NC-ND.

C’est l’histoire d’un prince du Hainaut, de son mégaprojet touristique au cœur d’un espace naturel préservé et d’une contestation citoyenne qui a fini par s’essouffler. Your Nature, c’est un conte de fées qui vend du rêve à coups de vagues artificielles, ski nautique, cottages avec piscine… quitte à transgresser quelques règles.

Il était une fois, dans une commu­ne nommée Antoing, un prince qui s’appelait Charles-Antoine de Ligne. Il vivait dans un magnifique château et possédait une forêt de 350 hectares au cœur du Parc naturel des plaines de l’Escaut, où les saules têtards côtoyaient les prairies bocagères. À 22 ans, il avait hérité de cette immense étendue d’arbres appartenant à son illustre famille depuis des générations. C’était l’un des derniers lieux de la région où l’on pouvait encore observer une grande diversité d’oiseaux et de plantes rares. Pendant plus de quarante ans, l’altesse se lança dans le commerce de bois et l’extraction de sable. Cette forêt était aussi son terrain de chasse, un bien joli loisir qu’aimait tout autant son fils aîné Édouard. En princes généreux, ils firent un jour le rêve de « partager » leur petit coin de verdure. Leur idée : le transformer en « Centre européen des sports de nature et de glisse ».

Leur imagination était sans limites : une double piste de ski indoor (la plus longue d’Europe) dominant la plaine de l’Escaut de 67 mètres, 800 cottages avec piscine, un hôtel de 110 lits, du surf sur vague artificielle, une patinoire géante. Et paf, ici un auditorium de 400 places, là une galerie commerciale enjamberait le canal Nimy-Blaton-Péronnes par l’élégante magie d’une passerelle. Il y aurait aussi quelques bons restaurants… Aaaaah, ce cadre féerique, ils le voyaient déjà. Les nobles bienfaiteurs, qui étaient aussi des hommes d’affaires confirmés, se réjouirent du nombre d’heureux qu’ils allaient pouvoir faire, grâce au million et demi de visiteurs annuels et au millier d’emplois créés, dans une commune comptant 10 % de chômage.

Non loin de là, une bande d’amoureux de la nature avait eu vent de ce grand projet. « Faut qu’on se bouge », lança Michel Guilbert, un beau jour de septembre 2003. L’été n’avait pas encore dit son dernier mot, l’air était doux. Attablé à la terrasse du Royal Péronnes Yacht Club, en bordure du lac du Grand Large, l’écologiste et député régional wallon fulminait. « Je ne peux pas me résoudre à ce que les futures générations soient privées de voir une grenouille sauter ou d’entendre un oiseau chanter. Pas vous ? » Ses trois partenaires d’apéro acquiescèrent.

Autour de la table : Eddy Calonne, Jean Delier, militants Écolo actifs en Wallonie picarde, et Gérald Duhayon, chargé de mission patrimoine naturel au sein du Parc naturel des plaines de l’Escaut. L’idée que ce poumon vert soit réduit à néant les révulsa. Ce fut décidé : ils n’allaient pas se laisser faire. La résistance prit la forme d’une asbl, la CIAO (pour Coordination internationale des Alpes occidentales).

En avril 2006, le gouvernement wallon fit trembler les frondeurs des Alpes en donnant son accord à la procédure de révision de plan de secteur pour faire passer le domaine forestier en zone de loisirs. Le Parc naturel des plaines de l’Escaut émit alors un premier avis très critique. Il y avait de quoi. La zone en question se situait dans une forêt ancienne peu transformée, comprenant une hêtraie à caractère exceptionnel, deux étangs, une mare, une sablière abandonnée et pompée à intervalles réguliers pour préserver la plus grande colonie d’hirondelles de rivage de Wallonie. Suite aux résultats de l’étude d’incidences sur l’environnement, la Commission régionale d’aménagement du territoire (CRAT) formula des remarques défavorables.

Un maïeur ménestrel

L’insolente CIAO organisa, le 10 mai 2008, le « Festival anti-dérapant ». Ce jour-là, le Foyer socioculturel d’Antoing fut envahi par une quinzaine de groupes d’artistes indignés par la catastrophe environnementale à venir. L’asbl sortit même un CD pour financer les actions juridiques contre le projet.

Quelques mois passèrent. Puis le gouvernement wallon adopta un projet de modification de plan de secteur soumis à enquête publique. Près de 5 300 courriers défavorables furent envoyés aux communes de Péruwelz, Brunehaut et Antoing. Les riverains craignaient des impacts en matière de respect de la biodiversité, de mobilité, de consommation d’énergie et d’eau, de production de CO2, d’aménagement du territoire, de nuisances de chantier. Ils dénoncèrent un projet d’un autre siècle, en totale contradiction avec les politiques publiques de lutte contre le réchauffement climatique et de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La CIAO tempêta : « Si le gouvernement wallon ne s’oppose pas à ce genre de projet, c’est qu’il est schizophrène. » Le dossier reçut un avis défavorable de Péruwelz, de nombreux membres de la société civile (dont le climatologue Jean-Pascal van Ypersele) ainsi que d’une partie de l’administration et de plusieurs associations environnementales.

La vaillante Antoing, principale commune concernée, remit quant à elle un avis… favorable. Le maïeur socialiste Bernard Bauwens jouait-il le ménestrel du prince ? Fervent défenseur du projet depuis le début, il faisait passer la santé économique de sa localité avant tout le reste. Surtout que « le prince nous permet de visiter son château, un joyau, de mai à octobre », expliqua-t-il plus tard à Médor, se félicitant d’entretenir des relations d’amitié avec le prince, malgré sa condition de « simple citoyen ». « J’ai la chance de pouvoir entrer dans ses parties privées où je reçois toujours un très bon accueil, se flattait-il. C’est quelque chose hein, on n’a pas de telles tapisseries chez soi. Et quand on l’écoute parler dans le fauteuil, on boit ses paroles tellement il est cultivé, il connaît l’histoire de sa famille et même de toute l’Europe. C’est quelqu’un qui côtoie la haute société. »

« Le bourgmestre est le vassal du prince de Ligne depuis toujours, disaient les mauvaises langues. Parce qu’il a des terres et des titres, il est plus respecté que le petit peuple. Nous sommes encore dans un système archaïque de privilèges. » D’autres étaient encore plus médisantes : « Il répétait mot pour mot les arguments du prince… Et il a toujours considéré les écolos comme des emmerdeurs. » Ce que le maïeur ne dément pas. Pour lui, c’étaient même des « talibans verts » et des extrémistes bougons.

Le 1er avril 2010, le ministre écologiste wallon de l’Aménagement du territoire Philippe Henry accorda la révision du plan de secteur. Il fut donc décidé que le projet s’étende au nord sur 155 hectares (au lieu de 350), dont une zone de loisirs urbanisée de 55 hectares (plutôt que 90). Certaines zones naturelles du site furent sauvées.

De leur côté, les promoteurs durent faire une croix sur les projets les plus tape-à-l’œil : adieu la tour de glisse et la double piste de ski. Le gouvernement wallon exigea que le centre réduise au maximum les émissions de CO2 ainsi que la capacité du parking prévu (passant de 4 000 à 750 places).

Du calme… avant la tempête

À partir de là, les contestataires ne s’opposèrent plus par principe. Ils se contentèrent de veiller à ce que les décisions réglementaires fussent respectées. Dans la foulée, les princes renommèrent leur bébé « Centre de loisirs nature et sports »… Mais, bientôt, les promesses mirifiques de performance énergétique des bâtiments furent abandonnées dans la forêt. Côté biodiversité, la CIAO dénonça la mise en place de pièges à insectes, des clôtures surmontées de fil barbelé risquant d’écorcher chevreuils et oiseaux, et la mise sous le tapis de l’élargissement du Grand Large de Péronnes, une mesure pourtant impérative. À coups de centaines de photos, de dizaines de rapports et de mails policés, les naturalistes n’eurent de cesse d’interpeller la Région wallonne. Le maïeur d’Antoing, lui, haussait les sourcils : « Un grutier a un jour égratigné un arbre. Ouh, pour eux, c’était un scandale, comme si on avait coupé la tête de quelqu’un… Ben oui, pour faire un projet de cette envergure, on a dû abattre quelques arbres. »

Eddy, dernier des combattants de la première heure, continua à livrer bataille. Et puis un beau jour, d’immenses tranchées furent creusées et les voiries bétonnées sur toute la largeur, pour dérouler le tapis rouge aux investisseurs qui venaient visiter les lieux. Une fois le béton bétonné, les autorités et gestionnaires du chantier estimèrent qu’il était préférable de laisser en l’état. Après tout, ça faciliterait l’accès des pompiers.

Lorsqu’il vit le sol forestier labouré sauvagement, Eddy sentit son cœur se serrer. Écœuré, il enfourcha son vélo et quitta tout. Muselé pendant vingt ans par un devoir de réserve imposé à tous les membres de la CIAO dans le cadre de la concertation avec les de Ligne, l’homme organisa, en novembre 2018, une conférence de presse pour expliquer comment, à ses yeux, les intérêts économiques avaient toujours primé sur la conservation de la nature.

Le naturaliste raconta comment, depuis le début, le carrousel de directeurs généraux à la tête du projet avait fait tourner les citoyens en bourriques. Une stratégie épuisante, puisque, à chaque changement de direction, le travail de plaidoyer en faveur de l’environnement était à refaire. Il se confia aussi sur le sentiment de mépris qu’il avait perçu toutes ces années de la part d’Ideta – l’Intercommunale de développement économique de Wallonie picarde –, et de Péronnes Invest SA. Détenue à près de 75 % par les princes, cette société avait racheté le bois de Péronnes de la famille de Ligne.

Il revint encore sur les années d’un combat épuisant et voué à l’échec, tant l’administration – censée faire respecter le permis et le RIE – s’était à ses yeux montrée laxiste dans ce dossier. Avec un fonctionnaire délégué (Service public de Wallonie) censé veiller au grain, mais qui n’a jamais rappelé aux promoteurs leurs obligations. D’autres voix s’élevèrent : « Ce fonctionnaire délégué se vantait d’aller chasser avec le prince et d’avoir accepté le projet dans un cabanon de chasse. » Ce qui est sûr, c’est qu’il ne se présentait pas aux réunions des comités d’accompagnement, malgré les appels incessants de la CIAO. « Ce qu’on aurait dû faire, c’est arriver sur le chantier et tout bloquer, regretta Eddy. Être poli et envoyer des courriers, ça n’a servi à rien du tout. On se foutait clairement de nous. »

Les yeux fermés

Si la CIAO abdiqua, c’est que, dès le départ, promoteurs et opposants ne combattaient pas à armes égales. Les princes étaient des hommes d’affaires et des propriétaires terriens influents. Pour concrétiser leur projet, ils résilièrent des baux à ferme à l’amiable, ne laissant d’autre choix aux agriculteurs que d’accepter la situation. Alors, même à la CIAO, on se fit une raison. « À Antoing, tout le monde connaît de près ou de loin quelqu’un qui a un lien avec Your Nature ou qui y travaille (ndlr : nom du projet depuis 2014). » Forcément, il fut difficile de s’opposer à une giga-structure prometteuse d’emplois. Certains opposants furent même tentés de loger une nuit ou deux dans ces « quatre-façades en forêt ».

Your Nature ouvrit à la mi-juin 2022, pesant plus de 115 millions d’euros. Plus de la moitié provenait de fonds privés (bancaires et de capitaux des actionnaires). 13,1 millions d’euros de fonds publics (européens et régionaux) furent injectés dans l’aventure. Le solde dut être financé par la vente des maisons.

Sur le site, on retrouva des golfettes électriques (une par cottage !) pour se promener, car, rappelons-le, il s’agissait d’un projet tout à fait écolo. Les clients furent gâtés : à côté des trois bassins chauffés, pas moins de 40 loisirs luxueux dont du kayak à pédales et à hélices, du tir à l’arc, du BlueWay (trottinette des mers électrique), du ski nautique, des baptêmes en planeur, des tours en montgolfière, 800 m2 de spa dernière génération. L’objectif affiché fut d’atteindre les 575 chalets, au terme de trois phases de construction.

Dans le village, le bruit courait que ce parc d’attractions de luxe ne fonctionnait pas en dehors des grandes vacances. Certains doutaient de sa viabilité économique, dans une région qui n’était pas réputée pour son taux d’ensoleillement… Alain Meurisse, le directeur général de Your Nature, se voulut rassurant : « Je n’ai jamais vu une telle demande d’entreprises, à un an de l’ouverture d’un hôtel. Et il faut le temps que le concept et la marque se fassent connaître. D’après le business plan, on sera rentables à la fin de l’année ! »

Autre crainte : les cottages en bois allaient-ils durer dans cette zone humide, en bord de lac ? « Après quelques années, les premiers bâtiments ont déjà très mal vieilli », maugréait sournoisement le bas peuple. Il se disait même que Your Nature tardait à payer ses fournisseurs et qu’il avait dû licencier du personnel. Le gestionnaire du resort admit que des dettes avaient été contractées, mais assura que le trou dans la trésorerie se rebouchait peu à peu. « Par contre, il n’y a pas a eu de licenciements pour ces raisons. Il y a eu du chômage économique en basse saison car l’équipe en place avant mon arrivée n’avait pas anticipé la période de fermeture durant les mois d’hiver. »

« Tout le monde ferme les yeux… en espérant que ça marche », continuait-on à murmurer dans les rues de Péronnes. Tout le monde, y compris les anciens opposants. « Maintenant qu’on a saccagé
150
 hectares de forêt, autant que ça serve à quelque chose. »

Pour les princes, tout est bien qui finit bien. Leur forêt a explosé en valeur, l’opposition est au tapis, et tant pis s’il a fallu malmener les règles et les promesses. Une histoire sans morale, en somme.

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Quentin Dufour. CC BY-NC-ND

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  1. Rapport d’incidence sur l’environnement.

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