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L’endurance des retraitées

Petites pensions, les retraitées au boulot.

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Francesco Caldei, Still life with tulips, carnations and other flowers in a blue and white porcelain vase. CC BY.

Patricia, Véronique et Marie ont passé l’âge de la retraite. Félicitations. Les bougies soufflées, elles ont vite fait le calcul : pension trop maigre + vieillir dignement = retour au travail. Par nécessité souvent, par choix parfois, les retraitées retournent sur le marché de l’emploi.

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Camille Crucifix. CC BY-NC-ND

Mamie connaît l’établissement par cœur. Treize ans qu’elle s’agite derrière le comptoir, glisse entre les tables et prend les commandes. Même pas besoin de carnet, à 68 ans, elle a toute sa mémoire. Le menu dans la tête et la routine dans les pieds, les mêmes gestes qu’elle affectionne : dresser les tables, ranger le bar de son collègue, servir la clientèle, saluer les habitués, accueillir les nouveaux… Ils vont vite la connaître et elle va vite leur manquer. « Mamie n’est pas là ? » Non, elle ne travaille que les week-ends, mais saute sur un shift en tant que flexi-jobbeuse dès qu’on la contacte. Elle reste disponible, planifie ses rendez-vous importants le lundi et le mardi lors des jours de fermeture du restaurant.

Mamie, un surnom hérité d’un ancien collègue et qui résonne aux quatre coins du resto. Son unique point commun avec la grand-mère clichée, ce sont les desserts. Une vraie mamie-gâteau : « Vous ne voudriez pas un café gourmand ? Allez, Madame, un peu de douceur pour supporter monsieur ! Super, je vous apporte ça tout de suite. » Une dose de sucre plus tard, mamie plie son premier shift. Elle reprendra à 18 h, minimum 55 couverts pour 46 € le service du soir.

Entre les deux services, Patricia (son prénom) patiente dans le jardin entourée de ses collègues. Une famille horeca qui se serre les coudes, dont elle est l’aînée et l’unique femme employée. Mamie est chic, mamie est flexible, toujours souriante. Et reconnaissante envers ses employeurs. « Je me sens vivante et ça me rapporte un peu d’argent pour compléter ma pension. Je crois que, quand on est vieux, on est content de pouvoir travailler et on ne doit pas se montrer trop exigeant envers les salaires. »

Chaque mois, Patricia est ric-rac. Les 1 400 € qu’elle touche ne suffisent pas à couvrir les dépenses fixes, les soins de santé, les imprévus et les loisirs. Après une vie de labeur, sa pension ne la met pas à l’abri. Patricia travaille depuis ses 18 ans dans des emplois plus ou moins précaires : institut de beauté, firme de nettoyage, snack… Un CV qui n’en finit pas, avec comme dernière ligne : flexi-jobbeuse, service en salle, La Péniche à Wavre.

Tout le monde est logé à la même enseigne sur le marché dérégulé du travail. La flexibilité concerne les jeunes comme les vieux. Au départ, les flexi-jobs s’adressent aux salariées et salariés qui travaillent au moins à 4/5 et qui désirent augmenter leur revenu avec des shifts payés minimum 11,12 €/heure dans l’horeca ou dans le commerce de détail. Avec l’avantage que le flexi-salaire net du travailleur ou de la travailleuse correspond au salaire brut. En 2018, cette forme d’emploi a été étendue aux retraités. En 2021, l’ONSS dénombrait 13 940 pensionnés comme Mamie sous ce statut, soit 16 % du total des flexi-jobs.

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Camille Crucifix. CC BY-NC-ND

Par amour du taf

Continuer de travailler après la retraite ? Pour Marie, c’était d’abord une nécessité puis une passion. Cette grand-mère vient de fêter ses 87 ans, dans sa jolie maison située dans les cités-jardins de Boitsfort. Elle en est l’heureuse propriétaire depuis plus de 50 ans et elle y reçoit des personnes envoyées par le tribunal du travail afin de fournir son expertise psychologique. Marie doit évaluer leur capacité à travailler, quand la mutuelle remet en question l’arrêt-maladie et que le médecin traitant préconise le repos.

Sa première motivation pour continuer à travailler était l’argent. Quand Marie prend sa retraite en 2001, le montant s’élève à 603 €. Sa carrière fut hachée par des choix familiaux, des périodes de maladie et des retours aux études. À 41 ans, elle s’inscrit en médecine afin de se spécialiser en psychiatrie. Elle décroche le diplôme de généraliste, mais n’ira pas au bout de la spécialisation. Elle travaillera comme infirmière en institut psychiatrique et comme médecin généraliste. Elle ralentit ensuite le rythme pour prendre soin de ses petits-enfants. Finalement, arrivée à l’âge de la pension, elle aura peu cotisé. Environ 10 années de travail. C’est après qu’elle s’y met. « Je n’étais pas sur la paille, mais je devais travailler. J’ai soigné des vieilles dames à domicile, j’ai gardé des enfants… Puis ma fille qui est magistrate du travail m’a trouvé cet emploi en 2003 et j’ai commencé à faire des expertises psys. »

Aujourd’hui, elle touche 1 500 € de pension (comprenant une pension de survie pour un ex-mari décédé). Marie ne travaille plus pour le salaire, mais parce que les expertises réunissent ses deux passions : la justice et la psychologie. « Ça me valorise, j’y trouve un réel intérêt. C’est un travail social et ça compte pour moi. » Une passion qui la rémunère en moyenne 150 euros par mois pour l’équivalent d’un quart-temps, sous statut d’indépendante complémentaire à sa pension.

Marie se situe à la croisée des profils de pensionnés qui continuent à bosser, selon Gaëlle Demez, responsable des Femmes CSC : « Il existe deux catégories de personnes qui restent à l’emploi. D’abord, il y a celles qui occupent les échelons hiérarchiques élevés. Par exemple, les professeurs d’université qui poursuivent leurs recherches ou les grands patrons d’entreprises qui continuent dans la consultance. Tant mieux si c’est une passion et que ce n’est pas pénible. Mais il y a toute une série de personnes qui doivent continuer à travailler, typiquement les travailleuses de titres-services qui ont bossé à temps partiel et se rendent compte du montant de leur pension et, du coup, conservent quelques clients. »

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Camille Crucifix. CC BY-NC-ND

Sortir du noir

Véronique (68 ans) a trouvé du travail et des clients grâce au bouche-à-oreille. Depuis un an, elle veille sur un homme âgé qui habite près de chez elle. Quatre nuits par semaine, de 21 h à 9 h pour 30 euros. Si elle ne devait pas prendre soin de son petit-fils, elle ne dormirait pas dans la chambre d’appoint de cette maison.

Ce job qui lui rapporte 120 euros pour 48 heures de travail par semaine est rémunéré au noir. Le genre d’emploi que le gouvernement de Charles Michel souhaitait réglementer en assouplissant les règles de cumul de la pension et de revenus professionnels. Pour Véronique, la question ne s’est pas posée. Si elle trouvait un emploi déclaré, tant mieux. Si l’emploi était payé au noir, tant pis. Faut bien manger.

« Je me suis mariée à 20 ans, j’ai eu trois enfants. Pendant 35 ans, j’ai pris soin de la famille tout en restant active grâce au bénévolat. Puis, à 55 ans, mon mari m’a mise à la porte. J’avais 8 € en poche. La juge m’a accordé une pension alimentaire de 250 € par mois. Ensuite, j’ai pu récupérer la maison que j’entretiens seule. J’ai fait plein de boulots précaires pour m’en sortir. »

À 58 ans, Véronique gagnait 900 € par mois et, actuellement, elle reçoit une pension de 1 380 €. Ça ne reste pas assez pour payer les charges, ses séances de kiné pour son dos en compote, subvenir aux besoins de son petit-fils, la nourriture, l’essence, le bien-être…

Ce qui pénalise autant les pensionnées, ce sont toutes les injustices professionnelles accumulées : les conditions de travail inégales et les circonstances de vie qui les amènent vers les temps partiels. Kusuto Naito, coordinateur du service pension de la Mutualité chrétienne, développe : « Ce n’est pas le système de pension qui est inégalitaire, il est super égalitaire en fait. Si les inégalités de montants apparaissent, notamment entre les hommes et les femmes, c’est parce que le système de pension est directement lié au travail. C’est à ce niveau-là que les inégalités apparaissent, et ça se répercute sur les montants des pensions. »

En plus de ses quatre nuits par semaine, Véronique a trouvé un emploi qu’elle apprécie particulièrement. Dès qu’on l’appelle, elle travaille pour une institution culturelle wallonne. Elle cuisine pour les artistes. « Rien de bien compliqué, de la cuisine simple et familiale. J’aime leur donner des forces avec de la bonne nourriture. » Elle est engagée pour la journée (10,98 €/heure) et met de côté une partie de ses revenus pour reverser aux impôts.

Le bénéfice est faible, mais ce job, elle l’aime bien. D’ailleurs, il y a une chose dont Véronique est fière : son livre d’or qui renferme en quelques mots la gratitude des artistes. Elle garde leurs signatures et leurs photos. « Je relirai ça pendant mes vieux jours. »

Plus de justice sociale ?

Les vieux jours, Véronique, Patricia et Marie sont en plein dedans. Comme les 2,2 millions d’autres pensionnés en Belgique et les futurs 3 millions en 2040. Pour toutes ces personnes, une réforme a été votée par la Vivaldi dans la nuit du 18 au 19 juillet. Un accord regrettable pour les syndicats, douloureux à trouver pour le gouvernement, mais satisfaisant pour Karine Lalieux.

La ministre des Pensions et de l’Intégration sociale (PS) promettait plus de justice sociale. Elle défendait, entre autres, la réduction des inégalités entre hommes et femmes et la revalorisation de la pension minimale. Un sujet épineux et complexe. Désormais, pour bénéficier de la pension minimale, il faudra prouver 20 ans de travail effectif à 4/5 temps ou 16 années à temps plein. Certaines périodes d’absence ou de maladie seront assimilées. Le calcul de la pension minimale s’effectuera toujours au prorata de la carrière. Une carrière de 30 ans donne droit à une pension minimum de 1 085 euros brut. Une carrière complète de 45 années donne droit à une pension minimale de 1 500 € (1 630 € en 2024). La longévité reste donc récompensée, notamment grâce à la réintroduction du bonus pension, c’est-à-dire une prime de 2 à 3 euros brut par jour de travail presté au-delà de l’âge légal de la retraite.

Cette réforme n’a pas d’impact sur Véronique, Patricia et Marie. Elles continuent dans l’endurance. Véronique travaille au fil des contrats, soucieuse du bien-être de son petit-fils. Patricia a consulté sa voyante qui lui prédit une existence jusqu’à 90 ans. Marie a fixé sa propre mort à 98 ans. Et toutes travailleront tant qu’elles en seront capables.

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  1. À partir du 1er mai 2022, le montant minimum du flexi-salaire horaire s’élève à 10,33 € et le montant minimum du flexi-pécule de vacances s’élève à 0,79 € par heure (soit au total 11,12 €).

  2. Un prénom d’emprunt.

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