Le label qui s’emballe
Nutri-Score
A pour les mangues « prêtes à manger », B pour le fromage frais au spéculoos, C pour les crevettes décortiquées, D pour le parmesan en sachet et E pour les sodas. Le Nutri-Score, censé nous aider à gagner des points de santé, déboussole les clients des supermarchés. Mais ce système de classement nutritionnel a de solides bases scientifiques, et aussi des biais qu’il vaut mieux connaître. Car il pourrait bientôt être imposé dans toute l’Europe.
– « Hello les motivés du mieux. »
– Salut, le Delhaize.
La chaîne de supermarchés met le paquet marketing sur la santé, celle du corps, de l’esprit et de la planète, dans l’espoir de créer une « génération du mieux ». Derrière son caddy, la meilleure version de vous-même est donc invitée à scruter la valeur nutritionnelle des aliments. Pour vous aider, il existe un moyen bête comme chou : le Nutri-Score, affiché de manière volontaire, par certaines marques, sur les emballages. Le chou, justement, a un Nutri-Score A (vert foncé). Il est bon pour la santé et ne contient ni sel, ni graisse, ni sucre. Les Twix ou les Oreo, à l’inverse, en sont bourrés. Ils affichent dès lors un Nutri-Score E (le pire du pire). C’est simple. L’eau de Spa = A (vert foncé) ; boisson Delhaize bio à l’avoine = B (vert clair) ; Fanta orange = E (rouge).Vos enfants pleurent pour des frites, alors que vous aviez pensé leur concocter une petite salade méditerranéenne avec des légumes vapeur, de la bonne huile d’olive, deux anchois et trois câpres ? Les Nutri-Score sous le nez, ils seront bien obligés de se rallier à vos repas d’un monde meilleur, pensez-vous. Mais c’est la stupeur au rayon surgelés : toutes les frites présentent un Nutri-Score A.
À l’autre bout du spectre alimentaire, l’huile d’olive et les câpres montent maximum à C. Les anchois à D. Votre projet de salade est donc une apocalypse nutritive. À la rigueur, il vaudrait mieux lui préférer une barquette de carbonnades flamandes Delhaize/Peter Goossens (avec mousseline de pomme de terre aux lardons), récompensées par un score A. Certes, il n’y a dedans rien d’équitable, de durable ni de bio. Bien sûr, c’est bourré d’additifs et de conservateurs aux noms d’autoroute (E301, E224, E330…) – et même du « sucre brûlé » et de l’« arôme de fumée ». Mais le Nutri-Score s’en fiche. Il ne regarde que la teneur en graisse, en sucre, en sel ou en protéines pour une portion standard de 100 g ou 100 ml. Tant pis pour les anchois, très gras et très salés, mais qu’on mange rarement par poignées de 100 g. Et tant mieux pour les frites surgelées qui, en l’état (avant passage à la friteuse), ne sont que de très saines allumettes de pommes de terre.
Vu comme cela, ce système de classement des aliments peut paraître aberrant. Il a pourtant ses adeptes. Plébiscité par le ministère de la Santé et par la Commission européenne, validé par plusieurs études scientifiques, vanté par l’association de consommateurs Test Achats, il est en passe d’être imposé dans tous les pays de l’Union européenne.
Retour aux origines
En 2014, le nutritionniste français Serge Hercberg et l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN) mettent au point le système du Nutri-Score, sur demande du Haut Conseil de la santé publique français. Celui-ci cherchait un moyen simple et compréhensible par tous pour lutter contre la mauvaise alimentation. Dans les pays occidentaux, l’obésité et le diabète sont des préoccupations majeures de santé publique. Selon Sciensano, en Belgique, 49,3 % des adultes sont en surpoids, 15,9 % sont obèses et 6,3 % sont diabétiques. Ces problèmes coûteraient au bas mot 4,5 milliards d’euros par an à l’État belge, selon une étude menée par l’Université de Gand.
Le Nutri-Score d’un produit est calculé pour une portion de 100 g ou 100 ml, en fonction de la teneur en fruits et légumes, légumineuses, fibres, noix et protéines (éléments favorables) et de la teneur en sucre, sel, graisses saturées et calories (éléments défavorables). Un score final est établi, qui se rapporte à un degré (lettre et couleur) de l’échelle du Nutri-Score. Cela signifie que, si on diminue la quantité de sel et de graisse dans un paquet de chips, son Nutri-Score sera meilleur.
L’algorithme est notamment construit sur la base d’études sur les apports journaliers recommandés, menées à l’Université d’Oxford. Des analyses ont été réalisées sur un échantillon de 500 000 personnes et sur une durée de 17 ans et ont mis en évidence le lien entre d’une part l’obésité, le cancer et le diabète, et d’autre part la consommation de certains produits.
Une cinquantaine de recherches ont ensuite été menées, de manière indépendante, par plusieurs équipes universitaires à travers le monde, sur l’efficacité du logo et la représentation graphique du Nutri-Score. La conclusion est sans appel : de tous les systèmes d’évaluation de la nutrition qui ont existé et qui sont en cours de réflexion, c’est celui qui est le mieux compris par les consommateurs. Sa facilité d’utilisation convient bien aux personnes issues des couches socio-économiques les plus basses, qui sont particulièrement concernées par les problèmes de malbouffe, selon différentes sources reprises par l’Organisation mondiale de la santé.
En 2016, la France adopte le système du Nutri-Score proposé par l’EREN. Serge Hercberg affirme ne posséder dessus aucun brevet et n’en tirer donc aucun bénéfice.
Deux ans plus tard, en 2018, la Belgique adopte également le système, sous l’impulsion du SPF Santé. Sept pays l’utilisent actuellement (la France, la Belgique, l’Espagne, la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Luxembourg). Un comité scientifique européen a été mis en place en 2021. Sa tâche est d’évaluer les évolutions possibles du Nutri-Score pour une meilleure efficacité sur la santé. Pour l’instant, chaque marque est libre d’apposer ou non le Nutri-Score sur ses produits.
Au début de sa mise en place, les six plus grosses puissances de l’industrie alimentaire, appelées les « Big 6 », s’y opposent bruyamment. Ce groupe informel est composé de Nestlé (Nesquik, Mövenpick, Maggi…), PepsiCo (7Up, Quaker, Doritos…), Unilever (Magnum, Knorr, Maïzena,…), Coca-Cola (Coca, Sprite, Fanta,…), Mars (M&Ms, Uncle Ben’s, Sugus,…) et Mondelez (Lu, Côte d’Or, Philadelphia…). C’est Nestlé qui, le premier, retourne sa veste et adopte le Nutri-Score en 2019, bientôt suivi par PepsiCo. « Nous voulons être transparents face à nos consommateurs », justifie à l’époque Marco Settembri (Nestlé).
Aujourd’hui, la Commission européenne tente de faire adopter le système au sein de l’Union, dans le cadre de son projet « De la ferme à l’assiette » (ou, selon les traductions, « De la fourche à la fourchette »). Ce dernier vise à améliorer la qualité de l’alimentation en Europe et à diminuer son impact écologique. La Commission espère parvenir à un vote d’ici à la fin 2022. Mais cette adoption se heurte encore à de nombreuses critiques et les modalités doivent encore être débattues (par exemple, l’obligation ou non pour les petits producteurs d’apposer un Nutri-Score).
Comprendre la logique
De qui se moque-t-on ? C’est ce qu’on peut se demander en voyant des produits au Nutri-Score flatteur, alors qu’ils ne sont pas bio, qu’ils sont suremballés ou bourrés de conservateurs. « On est obligé de faire des choix, on a choisi de s’intéresser à la nutrition et pas au bio ou à la transformation, qui ne sont pas nutritionnels à proprement parler, justifie Serge Hercberg, inventeur du Nutri-Score. Concernant le biologique, la transformation ou l’origine des produits, il existe déjà toute une série de labels qui sont complémentaires au Nutri-Score. Les labels bio ou les AOP (appellations d’origine protégée) sont des outils efficaces, il n’était pas nécessaire que le Nutri-Score les reprenne. » Rappelons au passage qu’actuellement, le Nutri-Score concerne surtout les produits vendus en supermarchés, et donc l’agro-industrie.
Ensuite, le Nutri-Score ignore la façon dont les aliments seront préparés (fermons les yeux sur ce que vous faites de vos frites surgelées) ou la portion qu’on va réellement manger (peu ou prou d’anchois, cela reste toujours gras). Les sirops de grenadine obtiennent, par exemple, des Nutri-Score pires que certains sodas, parce que le système ne tient pas compte de l’eau dans laquelle ils vont être dilués.
Pour Julie Frère, responsable communication de Test Achats, qui défend l’imposition du Nutri-Score au niveau européen, il ne faut pas pour autant modifier l’algorithme, mais mieux communiquer auprès du grand public. « Si les gens comprennent comment le Nutri-Score fonctionne, il n’y a rien d’étrange à voir des frites surgelées avec un score A. On sait que c’est la manière dont on les cuisine qui les rend moins saines. »
La clé du système, défendent ses partisans, c’est en effet sa valeur comparative. Si vous décidez d’acheter de la grenadine, vous verrez que certaines affichent des Nutri-Score E, mais d’autres D, parce que leur teneur en sucre est inférieure. Certains anchois s’en sortent mieux aussi parce qu’ils sont moins salés.
« Le Nutri-Score ne doit pas être considéré isolément, il faut comparer les produits d’une même catégorie », explique Laurence Doughan, experte en politique nutritionnelle au SPF Santé. Des producteurs craignent pourtant que cette logique n’incite les gens à se détourner de leurs produits à cause d’un mauvais Nutri-Score. C’est pour ça qu’un comité scientifique existe désormais au niveau européen, répond Pauline Constant, responsable communication du Bureau européen de l’Union des consommateurs (BEUC). « Avant, l’huile d’olive avait un Nutri-Score D et l’algorithme a été revu pour faire monter son score à C et mieux correspondre à la réalité nutritive. »
Parmi les demandes d’évolution du Nutri-Score, celles émanant des géants de l’agro-industrie, qui voudraient qu’on le calcule sur une portion moyenne, évaluée par le fabricant, et non sur une base standard de 100 g ou 100 ml.
Un Nutri-désaccord
En attendant, certains des Big 6 refusent encore d’adopter le Nutri-Score. Parmi eux, Mondelez International.
Bérénice Decharneux, conseillère communication du groupe, estime que deux paramètres sont problématiques : « L’absence d’harmonisation au niveau européen, qui complique la libre circulation des marchandises, et l’absence d’informations par portion. Toutes les informations s’appliquent pour une valeur de 100 grammes. » Au premier argument, Julie Frère (Test Achats) répond : « Si le Nutri-Score est imposé au niveau européen, il sera forcément harmonisé. Leur argument ne tient pas. »
Les raisins de la colère
Mais il n’y a pas que l’agro-industrie qui crache sur les codes couleurs. En France, les producteurs de roquefort, de rillettes ou de mayonnaise s’estiment lésés, car ils produisent des aliments gras et salés, censés être consommés en petite quantité, qui ne bénéficient par conséquent pas d’un bon Nutri-Score.
En Belgique, ces débats sont quasi inexistants. Il n’y aurait, d’après Test Achats, Févia et le BEUC, aucune entreprise belge se positionnant ouvertement contre le Nutri-Score.
Mais la colère gronde en Europe. En février 2022, un débat agite l’Italie et par effet de ricochet la France, à tel point que le secrétaire d’État à l’Agriculture italien, Gian Marco Centinaio, interpelle publiquement Emmanuel Macron. En cause, la suggestion de Serge Hercberg sur Twitter d’ajouter une nouvelle lettre à la palette. Un F noir qui s’imposerait sur toutes les boissons alcoolisées contenant plus de 1,2 degré d’alcool. « J’invite le professeur Hercberg à revoir sa proposition après avoir bu un bon verre de vin. Italien, évidemment », répond laconiquement le patron de la confédération agricole Confagricoltura.
Cette réponse résume assez bien la teneur du débat général. Un discours scientifique dont l’enjeu est la santé publique s’oppose à un discours du terroir dont l’enjeu est commercial, culturel, gustatif et politique. Autrement dit, un dialogue de sourds.
Quant à la question des portions, il s’agirait d’une demande malhonnête, selon Laurence Doughan, du SPF Santé. Il suffirait en effet aux fabricants de réduire les portions de référence pour diminuer les quantités de sucre ou de graisse pris en considération et obtenir ainsi de meilleurs Nutri-Score. « Presque personne ne mange que 30 grammes de céréales au petit déjeuner. Et qui arrive à se tenir à un seul carré de chocolat ? » Pas nous, en tout cas.
Le sain, une mamelle fructueuse
Fin 2021, Delhaize met en place le Nutri-Boost, une promotion permanente qui offre jusqu’à quinze pour cent de réduction sur plus de 7 000 produits aux Nutri-Score A et B. « Il s’agit de la plus importante promotion structurelle jamais réalisée par Delhaize. Nous souhaitons vraiment que les gens s’alimentent mieux et fassent des choix sains », explique Roel Dekelver, responsable communication pour l’ensemble des magasins Delhaize.
« C’est la première fois en Europe qu’un groupe privé favorise la nutrition avec des promotions pareilles. Pour nous, au SPF Santé, c’est une grande victoire », se félicite Laurence Doughan. Même son de cloche chez Test Achats : « Même si c’est un acteur privé, qui n’a pas forcément les mêmes intérêts qu’un organe public, on ne peut que se réjouir de les voir faire cette publicité. »
L’apparition du Nutri-Score chez de grands industriels tels que Nestlé ou Kellogg’s s’est également accompagnée d’une belle publicité. « En 17 ans, Chocapic est passé d’un Nutri-Score D à un Nutri-Score B », se vante Nestlé sur son site web.
Mais ne nous leurrons pas. Les motivés du mieux sont toujours invités à se flinguer la santé, au rayon d’à côté…
« Près des caisses, dans quasi tous les Delhaize, il y a un rayon “crasse”. Bonbons, chips… ça n’a aucun sens, dénonce Laurence Doughan, qui déplore les énormes incohérences de l’approche « santé » de Delhaize. On ne peut pas dire qu’on veut que les clients consomment mieux et en même temps inciter les gens, et surtout les enfants, à manger des bonbons. Je leur ai partagé cette critique, mais ils ne m’ont jamais répondu. » Après le greenwashing (écoblanchiment), l’Europe s’apprête peut-être bien à vivre les effets du « nutriwashing ».
Vous venez d’emménager dans un nouveau quartier et souhaitez rencontrer des gens qui, comme vous, adorent les anchois et en consomment sans modération sur des pizzas, même si c’est trop gras et trop salé ? Lancez un appel à passer une belle soirée ensemble grâce à nos petites annonces.
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Impossible ici de ne pas citer de marques. Car les Nutri-Score peuvent varier au sein d’une même catégorie de produits, comme les biscuits au chocolat.
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L’algorithme est disponible ici :https://www.health.belgium.be/fr/outil-de-calcul-du-nutri-score
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réaction d’un lecteur que nous vous livrons ici : "Bonjour à l’équipe de Medor, Tout d’abord merci d’être passé à la Casserole à Namur, j’ai pu découvrir votre magazine qui est vraiment intéressant, j’apprécie beaucoup le ton de vos articles et votre humour. Vous vous souhaitez inclusif, et donc c’est pour cela que je vous contacte car vous indiquez sur votre marque-page "On peut toujours mieux faire, alors on continue".
J’ai justement une remarque : Vous employez l’expression "dialogue de sourds". J’aimerais attirer votre attention sur le fait que ces expressions renforcent et perpétuent les clichés à l’encontre de la communauté sourde. Il est important que vous changiez votre point de vue et cessiez de considérer les sourd-es comme d’un point de vue médical, mais bien comme une minorité culturelle et linguistique. Les entendants sont surinformés mais ne savent pas communiquer, les sourds communiquent très bien mais sont sous-informés. L’histoire des sourd-es choque pas mal de monde pour qui s’y intéresse, saviez-vous que l’épidémie de Sida au début des années 90 a décimé les sourds car les informations n’étaient pas accessibles en langue des signes ? (Nous avons dû aussi nous battre pour que les informations sur le covid soient interprétées lors des comités de concertation) Que les enfants sourds étaient frappés sur les mains lorsqu’ils signaient à l’école ? (interdiction de la langue des signes jusque dans les années 80) "Dialogue de sourds…" Sachant que la langue des signes (LSFB) est pratiquée par environ 25 000 personnes en FWB, cela fait beaucoup de personnes qui communiquent, non ? ;-) Je pense qu’il est important que les journalistes se renseignent et s’interrogent à propos des expressions qu’iels utilisent, si ne plus utiliser hystérique va de soi, ce n’est pas encore acquis pour les expressions validistes. Je vous laisse avec quelques liens utiles à lire : http://www.ffsb.be/jms2022-cp/. Merci pour votre attention"Il a raison. On aura pu faire mieux. On a préféré laissé l’expression mais y ajouter cette réaction, par transparence envers vous. Médor est perfectible et s’améliore grâce à vous. Merci !
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