Laisse béton
À Bassenge, la cimenterie CBR souhaite étendre sa carrière au-delà de 2026. Inquiets pour l’avenir de leur village, des citoyens se mobilisent. Et dénoncent un projet aberrant face aux enjeux écologiques.
Du bord de la falaise, la vue sur la carrière est imprenable. Une véritable fourmilière. Cinquante mètres en contrebas, des bulldozers s’activent au réaménagement de parcelles déjà exploitées. Un léger panache de poussière se soulève sous le ballet incessant des camions. En lisière, le moteur d’une grue vrombit. Ses énormes griffes grignotent les quelques mètres de terres arables avant d’atteindre la craie. Elle prépare le terrain pour l’extraction de la roche recherchée. Bienvenue à la carrière du Romont à Bassenge, commune rurale wallonne de 9 000 âmes, coincée entre la Région flamande et la frontière hollandaise.
Depuis 1976, CBR (ex-Cimenteries et Briqueteries réunies) exploite ce site et extrait la pierre calcaire, indispensable à l’alimentation de sa cimenterie, située à quelques kilomètres de là, à Lixhe. L’une ne peut exister sans l’autre. Problème ? Les limites actuelles de la carrière du Romont vont être épuisées en 2026. Afin de pérenniser l’activité pour 17 années supplémentaires, la firme a lancé, en septembre 2020, les démarches visant à obtenir une autorisation d’extension. Un projet « incompatible avec les enjeux de notre époque, impactant la qualité de vie des riverains et sans garantie pour le futur du site », dénoncent des citoyens, mobilisés depuis la demande officielle formulée par CBR. Un combat épique entre cet ancien fleuron de l’économie belge, générant encore 180 emplois directs et 410 indirects (carrière et cimenterie réunies), et des habitants qui refusent d’être soumis aux intérêts financiers du cimentier, aujourd’hui sous le giron d’une multinationale allemande.
Hollandais d’origine, Bassengeois depuis plusieurs décennies, Willem Schreurs est un des opposants les plus engagés. Il a cofondé l’asbl « Bien vivre en vallée du Geer », une association branchée sur la préservation de la biodiversité et de « l’aspect rural ». Pour Médor, il se transforme en guide touristique. Il engouffre avec assurance sa voiture dans les étroits chemins agricoles et dessine − là où on n’y voit qu’une multitude de champs agricoles – le tracé de l’extension de 107 hectares demandée. « La zone d’extraction finale en occupera 330, soit presque 40 % de la superficie du village d’Eben-Emael », aime-t-il répéter à ses interlocuteurs. Derrière ces chiffres, c’est l’activité d’une coopérative viticole, la préservation d’un refuge de chauves-souris et le travail des fermiers menacés d’expropriation et inquiets de la qualité des terres réaménagées qui se jouent. Tous pourraient être directement ou indirectement impactés par un projet « équilibré dans les années 70, mais qui ne l’est plus aujourd’hui », juge le secrétaire de l’asbl.
Au bord du gouffre
Cette histoire de grignotage de terres démarre en 1977. Les Régions n’existent pas encore lorsque l’État belge définit avec CBR un protocole d’accord pour l’exploitation de sa carrière de Bassenge. Les Trente Glorieuses s’achèvent, mais la consommation de ciment continue de croître. Les politiques signent avec enthousiasme une convention avec l’entreprise, un mastodonte de notre économie. Tout est encadré : l’exploitation, le réaménagement du site et les différentes extensions prévues, dont celle discutée aujourd’hui. Alors qu’initialement, le gisement empiète sur les provinces de Liège et de Limbourg, seule la Région wallonne, créée en 1980, reconnaîtra le texte. Qu’importe. Les activités débutent dans le sud du pays. L’État exproprie des agriculteurs pour cause d’utilité publique puis remet ces terres à CBR.
La craie est désormais extraite au rythme effréné de 2,3 millions de tonnes par an. La carrière fait partie du paysage. Peu s’en soucient, avant le 10 septembre 2020. Ce soir-là, lors d’une information au public, le cimentier CBR présente son souhait d’agrandissement. Une centaine de curieux prennent conscience du projet d’envergure qui s’annonce. En sortant, les riverains promettent de se revoir. Un toutes-boîtes est distribué. Des réunions informelles s’enchaînent. La résistance s’organise.
« Est-ce que ce projet est encore d’utilité publique ? », questionnent Willem Schreurs et Jean-Claude Simon, autre fondateur de l’asbl. « Nous ne pensons pas. CBR n’est plus belge et n’est plus le gros pourvoyeur d’emplois de l’époque quand l’entreprise occupait 2 500-3 000 personnes en Belgique. L’industrie cimentière est très polluante, responsable de 5 % des émissions de CO2 à l’échelle mondiale. » L’entreprise – qui n’a pas souhaité répondre à nos questions – vise la neutralité carbone pour 2050. Sur son site internet, elle vante sa certification soulignant ses efforts dans le domaine de la durabilité. Les deux hommes pointent plutôt son projet de centrale biomasse sur le site de Lixhe, à moins de cinq kilomètres à vol d’oiseau. Désireux d’améliorer son bilan carbone, le cimentier veut y produire de l’électricité en brûlant des déchets de bois. Un projet écologique sur papier, « un incinérateur de bois qui n’a rien de renouvelable en réalité », critique l’association.
Plus terre à terre, les riverains s’inquiètent aussi d’une dégradation de leur cadre de vie. « Avec l’extension, la carrière va se rapprocher des habitations. Nos maisons vont perdre de la valeur, les nuisances vont augmenter. Quel sera l’impact des poussières sur la santé des riverains ? Enfin, nous voulons des garanties quant à la situation finale du site. On ne veut pas se retrouver avec un trou carré qui n’est pas intégré dans le paysage. On discute d’une extension alors que CBR ne remplit déjà pas ses engagements actuels. On ne souhaite pas devenir le bord effiloché de la Wallonie. »
L’argument massue
À Bassenge, entité dirigée par un cartel cdH-MR, on admet que le dossier est sensible. Bien que la décision finale soit du ressort du gouvernement wallon, les élus locaux se retrouvent en première ligne. Après la réunion d’information de septembre 2020, 244 courriers compilant 1 467 réactions sont adressés à la commune. Une mobilisation éphémère ? En février 2021, vu l’inquiétude grandissante, la commune demande l’instauration d’un panel citoyen. Le but ? Permettre aux riverains de s’exprimer sur le dossier et de faire part de leurs attentes. Des représentants des autorités locales sont également présents.
Cinq mille toutes-boîtes sont distribués, 20 candidatures reçues. « Je ne veux pas qualifier l’opposition de marginale. Ce sont des résidents de la commune, on doit les respecter, les prendre en considération. Mais, dans la rue, on est rarement interpellé sur ce sujet », plante la bourgmestre Valérie Hiance (Les Engagés, nouveau nom du cdH).
Les critiques les plus virulentes semblent portées par les riverains les plus concernés par l’extension. Au sein de la population, difficile de compter les points d’une bataille dominée par une majorité silencieuse. Sur les réseaux sociaux, défenseurs et opposants se répondent à coups de likes et de commentaires. L’asbl de Willem Schreurs et ses amis opposants ? « Des va-nu-pieds ». « Des bobos ». Sympa. Le débat vire à la querelle de clocher quand les origines bataves de plusieurs figures de proue de l’association sont relevées.
Ça se focalise aussi sur l’emploi. CBR l’a répété à l’envi, l’extension est vitale pour la pérennisation des 600 emplois, dont 180 directs. En Basse-Meuse, personne n’a oublié la fermeture du site ArcelorMittal de Chertal. À Bassenge, l’activité économique se résume aux agriculteurs, à quelques indépendants et, bien sûr, à CBR. Ici, beaucoup connaissent un père, un frère, un oncle ou un cousin qui a travaillé ou travaille encore pour le cimentier, et l’entreprise bénéficie d’un lien affectif fort dans la population.
On verra demain
Quand le conseil communal de Bassenge a été sondé sur le dossier, la balance a penché en faveur du cimentier. Un « avis favorable conditionné » a été donné, le 20 octobre 2020. L’échevin en charge des carrières, Philippe Knapen (Les Engagés), assure que les 400 000 euros de taxes perçues annuellement par la commune (sur un budget de 10 millions, pas négligeable) n’ont en rien influencé la réflexion. « On sait bien qu’in fine, l’activité va se terminer en 2043 au plus tard », glisse-t-il. Il se défend d’avoir donné un chèque en blanc à CBR. Bien que reconnaissant « des problèmes », tels que le retard pris dans le réaménagement de la carrière et la qualité des premières terres rendues aux agriculteurs, il assure que l’entreprise « semble de bonne composition ». Circulez, il n’y a rien à voir.
Seul parti à s’être opposé lors du vote, Écolo désapprouve le « choix de société » de la majorité, rejointe par le PS. « On garde toujours les mêmes intérêts alors qu’on sait que l’activité est limitée dans le temps. On n’ose pas réfléchir autrement », regrette la conseillère Muriel Gerkens, ex-députée et candidate à la présidence des verts, en 2012. « Aujourd’hui, CBR garde les mains libres alors qu’on devrait renforcer la qualité de vie, les compensations, les conditions d’exploitation », soupire-t-elle, fataliste.
Écolo est présent au gouvernement wallon. Mais, en décembre dernier, le ministre MR de l’Économie et de l’Aménagement du territoire Willy Borsus a donné un accord de principe visant à modifier le plan de secteur des parcelles concernées. Après l’étude d’incidences environnementales qui vient de débuter, l’exécutif wallon devra confirmer (certainement en 2023) son « oui » à CBR. Rien n’arrête le béton.