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Des serveurs à la bière

Parcours d’une femme (du) libre

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Quentin Dufour. Tous droits réservés.

Dans les années 90, elle a contribué à créer l’un des premiers fournisseurs d’accès internet en Belgique, tout en logiciel libre. Aujourd’hui, Machtelt Garrels a quitté le monde des serveurs, mais applique les principes du « libre » à sa vie de tous les jours.

Les trois enfants de Machtelt Garrels ont droit chacun à une heure d’ordinateur par jour. À côté des Lego, de l’aquarium, de la machine à coudre, l’un d’eux joue à un bandit manchot en ligne. Après une heure, la session de l’ordinateur, qui tourne avec un système d’exploitation Ubuntu, essentiellement en licence libre, s’interrompra. « Mes enfants passent la plupart du temps dehors. J’ai pu bidouiller quelque chose qui va bloquer tout, comme ça, ils ne restent pas collés à l’écran. Au moins, mon passé me sert encore à quelque chose. »

Machtelt Garrels habite en Flandre-Orientale, mais ne veut pas trop qu’on dise où précisément, car ce qu’elle aime, c’est la tranquillité de sa ferme, où, avec son mari, elle élève des moutons et fait pousser des légumes de façon écologique (« être bio ne suffit pas ») pour être en autosubsistance ou les vendre aux restaurants des environs. « Mon terrain a été fortement inondé et nous devons réparer le système de drainage pour pouvoir faire repousser nos légumes. Heureusement, nous n’avons pas besoin de la ferme pour vivre, on a pu faire des économies quand nous étions dans l’informatique. »

Machtelt Garrels est née à Gand. Tricot à 6 ans, du côté de Brakel, puis Lego et trains électriques. Son père, ingénieur civil de formation, qu’elle aide à réparer l’électricité dans la maison, ramène parfois un ordinateur de l’école supérieure où il enseigne. Elle apprend quelques lignes de Basic avec lui, joue un peu à Pacman, fait un peu de code à l’école secondaire, en cours d’informatique. Intéressant, mais pas le coup de foudre non plus. Nous sommes en 1991, elle a 16 ans.

Des nuits dans Linux

Tout se déclenche alors qu’elle étudie l’électromécanique en haute école à Gand. Il y a cinq filles sur cinquante garçons. Elle se fait un groupe d’amis dont certains sont à l’université. Ils rêvent d’avoir internet, chez eux et pas seulement dans les locaux de l’unif. Ils vont lancer un fournisseur d’accès internet, le quatrième de Belgique : Hookon. Tout tourne en logiciel libre. Au début, Machtelt fait du support au téléphone pour les utilisateurs. « Nous étions tous étudiants, sans argent, donc il fallait que les logiciels soient gratuits. En plus, les logiciels de Macintosh et de Microsoft ne permettaient pas de faire ce que l’on voulait, car ils cherchaient surtout à définir ce qu’ils allaient faire pour toi. Le noyau Linux, lui, était une bonne base pour lancer un système de serveurs et un fournisseur d’accès. »

Machtelt découvre un internet qui semble, aujourd’hui, loin de nous. On parle alors à travers le monde sur IRC (Internet Relay Chat), un protocole de communication textuel. Elle passe parfois des nuits en ligne à discuter avec des programmeurs qui lui font découvrir les arcanes de Linux.

Hookon propose un accès à internet à 500 francs belges par mois (12,5 €), soit « la moitié de ce que les autres fournisseurs demandaient ». Ils ont 500 utilisateurs, mais devront fermer en 1997, car certains fondateurs se lancent dans la vie professionnelle, non sans revendiquer avoir joué un rôle important pour tirer les prix d’internet vers le bas.

Machtelt Garrels, entre-temps, est partie à Louvain travailler pour un autre fournisseur d’accès. Elle n’a pas terminé ses études, mais ses connaissances en logiciels libres, son background dans les réseaux, lui ouvrent des portes. Elle devient l’une des rares femmes consultantes Linux en Belgique. Le travail ne manque pas. Elle ira, pêle-mêle, chez Sun Microsystems, ING ou à la SNCB. Là-bas, elle s’ennuie. « Le travail de la journée était fait en une heure, on était trop nombreux pour la maintenance à effectuer. » Elle profite du temps libre, dans le rail, notamment, pour écrire l’un ou l’autre manuel qui font date dans l’histoire de la documentation du libre.

L’esprit « maker »

Cette notion de documentation et de support est très importante pour elle. Il s’agit de donner les outils aux gens pour apprendre et expérimenter eux-mêmes, mais sans qu’ils soient égarés non plus. « L’avantage du libre, à l’époque et aujourd’hui, c’est évidemment le prix, mais aussi le fait qu’il y a de fortes chances, si vous avez un problème, que quelqu’un vous aide à le régler dans la communauté. »

Il y a une dizaine d’années, elle abandonne la consultance pour se consacrer à ses enfants. Aujourd’hui, son site indique simplement : « Rien à voir ici, allez-vous-en. » Elle passe sa vie à « fabriquer des trucs » (dont des porte-crayons en papier), faire pousser des piments, donner des cours de couture. L’esprit « maker » du monde du libre ne l’a pas quittée, mais elle regarde désormais les écrans avec méfiance, comme quelque chose d’hypnotique, une perte de temps qui détourne de l’action. Sans parler de son horreur pour le « metaverse » (l’univers virtuel développé par Facebook) qui s’annonce. Elle a fermé son compte Facebook en 2019, après y être restée trois ans, car cela facilitait les échanges pour ses cours de couture. Elle n’en pouvait plus de la politique du « pouce baissé, pouce levé » et du négativisme des commentaires. Il est loin, le temps où être sur un « réseau social » signifiait apprendre à programmer la nuit sur IRC. Depuis 2004, environ, Machtelt Garrels a aussi injecté de la « licence libre » dans un autre domaine : le brassage de bière. D’abord, c’était en marge des ateliers ou des congrès de hackers. Aujourd’hui, elle apprend aux gens à brasser « sans tralala », en encourageant la publication des recettes et l’accès à la documentation.

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  1. Un langage de programmation inventé en 1964 et connu pour sa facilité d’utilisation.

  2. Un noyau de système d’exploitation (ou kernel en anglais) sert, dans certains systèmes d’exploitation, à gérer les ressources de l’ordinateur et à permettre aux composants logiciels et matériels de communiquer entre eux.

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