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Banzaï dans la discothèque

Tube planétaire. Les Yamasuki étaient belges.

Comment un titre belge en pseudo-japonais a conquis les pistes de danse de la planète et donné naissance au groupe le plus glamour de la new wave.

Plus fort encore que la folle histoire de Jean Vanloo, ce maître-nageur mouscronnois qui tutoya Jimi Hendrix et produisit le hit planétaire Born to be alive ? Une rencontre sous acide entre un titre écrit en yaourt japonais, des sans-papiers africains et le sommet des charts.

Retour en 1971. Alors que Miles Davis sort son démoniaque « Live-Evil », un petit label belge, Biram, balance « Le Monde fabuleux des Yamasuki ». Autre ambiance. Quoique. Samouraï sur la pochette, lexique des mouvements à réaliser au verso, cet album de « danse japonaise » mixe rythmes jazz et funky, guitares psyché, grosse caisse vaporeuse, cris de guerre et chœurs d’enfants. Les kids belges sont en transe. Les Nippons, eux, se font hara-kiri. Ces douze chansons en japonais sont, pour eux, incompréhensibles.

Les coupables se nomment Daniel Vangarde et Jean Kluger. Le premier, de son vrai nom Bangalter (oui, c’est le père du « Daft Punk » Thomas), est un jeune parolier français. Le second est Belge et a produit quelques hits pour le marché flamand ou allemand. Il rêve d’élargir ses horizons. En 1968, il sort une première bombe ethnique kitsch – Casatschok par Dimitri Dourakine et sa reprise signée Rika Zaraï– et le monde entier se met à danser ce boléro ukrainien.

À l’instar du futur tube Kingston, Kingston de Lou & The Hollywood Bananas, les producteurs belges des années 70 excellent dans la pop exotique. Quitte à piller la terre entière. « Après ce gros succès, se souvient Kluger, 84 ans, je cherchais une autre idée. Pourquoi pas un album de danse japonaise ? Daniel et moi avons pris un dictionnaire français-japonais et on en a tiré des mots, des phrases, des sons… » La pochette indique que ce disque est interprété par les chœurs de la ville de Kyoto. Pure affabulation. « En réalité, c’étaient des Belges ! »

Au cœur de cet album-concept sommeille pourtant un futur tube monstrueux : Aieaoa. Hymne japonisant chaloupé comme un reggae, ce titre commence par remporter un petit succès, avant de disparaître des ondes. Et de renaître de ses cendres au milieu des années 70. « Je découvre le petit groupe congolais Black Blood dans une boîte de nuit bruxelloise, poursuit Kluger, et je décide d’enregistrer leur chanson Marie-Thérèse. » Restait à trouver un morceau à graver sur la face B. « On venait de recevoir une réédition anglaise de “Yamasuki” avec Aieaoa en face B et on s’est dit qu’on allait faire de même. Deux personnes dans le studio parlaient swahili et on a donc écrit une adaptation congolaise rebaptisée A.I.E. (A Mwana). »

Quand il présente la galette dans les bureaux parisiens de Philips, le label flashe sur A.I.E. et déloge Marie-Thérèse de la face A. Bingo. Un demi-million de copies seront vendues en Europe, aux États-Unis ou en Afrique. Selon le site Discogs, bible des collectionneurs, ce vinyle a connu 32 sorties ! « De nombreuses télés étrangères voulaient Black Blood, mais ces mecs n’avaient pas de papiers et venaient en plus de RDC ou d’Angola… On changeait donc constamment la composition du groupe pour y intégrer des artistes en règle ou on passait les frontières en fraude durant la nuit ! » Reprise sur le premier album de Black Blood, la chanson aura encore droit à 29 sorties internationales et se paiera le luxe de paraître chez Chrysalis Re­­cords, le label britannique de Blondie et des Ramones. Happy end ?

De l’Angola au mannequinat

À l’aube des années 80, Sio­bhan Fahey, Sara Dallin et Keren Woodward, trois mannequins anglaises, sont en tournée en Afrique et découvrent A.I.E. en discothèque. Coup de foudre.

Le trio décide de monter un groupe et s’inspire des paroles de la chanson pour se choisir un nom de scène : Bananarama. Avec l’aide des ex-Sex Pistols Steve Jones et Paul Cook, elles enregistrent une première démo de A.I.E. A Mwana. Ce sera la version pressée. « Ce premier single n’a pas remporté un grand succès mais ces filles étaient tellement in qu’elles ont eu droit à une super-couverture médiatique », se rappelle le producteur. Dont un article dans le très avant-gardiste magazine de mode anglais The Face.

On connaît la suite. Le groupe signe son premier contrat, aligne trois 45 tours à succès et explose avec le titre Cruel Summer deux ans plus tard. Les Bananarama vendront 40 millions de disques.

Coupe du Monde

Non content d’avoir indirectement créé le trio le plus glamour de la new wave – et de choper de nouvelles royalties au passage –, le duo franco-belge épuisera A.I.E. jusqu’à la moelle avec, notamment, une version antillaise chantée par La Compagnie créole et une autre par Ottawan, deux groupes de disco pseudo-caribéenne dans le giron des producteurs. Dans ses dizaines de versions, cette chanson a donc déjà été diffusée à plusieurs millions d’exemplaires.

On change de disque ? Non. À l’été 2010, la chanteuse sud-africaine Velile Mchunu et les percussionnistes danois Safri Duo sortent Helele, une reprise de A.I.E. en langue zouloue. La FIFA tombe sous le charme et en fait l’hymne officiel de sa Coupe du Monde de foot. Le titre sera numéro 1 dans plusieurs pays.

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Quentin Dufour. Tous droits réservés

En 2019, A.I.E. refait encore surface dans la bande-son du film Venise n’est pas en Italie avec les cordes vocales de Benoît Poelvoorde. Pour le réalisateur Ivan Calbérac, c’est un souvenir d’enfance des départs en vacances…

Aujourd’hui, « Le Monde fabuleux des Yamasuki » est devenu tellement culte qu’il s’échange sur les bourses spécialisées jusqu’à 250 euros.

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