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Mister Crache

Covid 19 – Tests salivaires

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Victoria Pacheco. CC BY-NC-ND.

2020. Année de tous les dangers. Face à la menace pandémique, les chercheurs sont sollicités pour développer des tests de dépistage. Le vice-recteur de l’Université de Liège se jette à corps perdu dans la bataille. Financé par les pouvoirs publics, son labo réalise des prouesses. Et il empoche le pactole. L’ULiège n’a jamais été aussi loin dans l’entrepreneuriat.

Mercredi 20 janvier 2021. Le conseil d’administration de l’Université de Liège vient de s’achever, par écran interposé. Fabrice Bureau a fait le point sur l’aventure des tests PCR et des collecteurs salivaires développés par l’Université depuis mars 2020. Le vice-recteur à la recherche sent-il que cette réunion constitue un tournant ?

Il avait bien préparé son speech et sa présentation. Vingt et une diapositives pour expliquer comment l’Université a fait preuve d’inventivité et de réactivité. Pour expliquer que ces tests, non seulement ont sauvé des vies, mais ont aussi permis d’empocher 13 millions d’euros en huit mois. Inespéré. « N’importe quel autre CA aurait sabré le champagne. »

Mais le CA n’a rien sabré. Il s’est cabré. Il est resté scotché sur la dia 19. Cette foutue dia 19 qui décortique la ventilation des recettes des tests. Qui reçoit quoi. Le conseil d’administration a posé des questions, demandé des compléments d’information. Près de trois heures de réunion. Vêtu de son éternel pull noir à col V, Fabrice Bureau est resté calme. Extrêmement poli, comme toujours. Mais il était quand même « un peu dégoûté ».

Laurent Gillet, son collègue-associé, est lui aussi dépité par la tournure des débats. « Il aurait mieux valu qu’on fasse des missiles… »

Dans les couloirs de l’université, on parle en effet de plus en plus d’enrichissement personnel, de moins en moins du nombre de personnes dépistées. « Ils ont l’impression de faire une œuvre humanitaire, résume ce professeur d’université. Mais leur projet est surtout une entreprise commerciale. »

Racontons les deux faces de l’histoire.

La première débute quand la pandémie a enfermé tout le monde chez lui. Les chiffres d’hospitalisation grimpent. Sur l’échelle de la virulence et de la contagiosité, personne ne sait exactement, entre Ebola et un rhume, où se situe ce SARS-CoV-2.

Mars 2020

Fabrice Bureau est assis auprès de Michel Georges, dans le bâtiment de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences biomédicales de l’Université de Liège (GIGA), accolé au CHU de Liège bousculé par d’incessants travaux. Le GIGA rassemble 600 personnes et c’est Michel Georges qui le dirige.

Laurent Gillet est aussi présent à cette réunion. Il est virologue immunologiste. Il a été contacté par un collègue de Namur, Benoît Muylkens, qui alerte toute la Belgique sur l’urgence de transformer des labos de recherche universitaire en labos de diagnostic PCR. Ces tests, qui permettent de détecter le virus, sont alors réalisés au compte-gouttes. Mais Muylkens a développé un protocole pour en mener 200 par jour à Namur. C’est une performance. Ce n’est pas encore suffisant. Il faut que toutes les universités s’y mettent. Et les trois hommes de l’ULiège se disent que, oui, il y a quelque chose à faire. Il est déjà loin, le temps où Fabrice Bureau parlait du coronavirus comme d’une « petite grippe » et charriait sa secrétaire qui évitait la bise contagieuse.

Namur réussit à faire 200 tests par jour ? Les trois hommes évoquent la possibilité d’en faire 2 000 par jour, soit dix fois plus ! Spoiler : en novembre 2020, le labo de Bureau/Gillet fera plus de 140 000 tests sur le mois !

Leur grande réussite, c’est de s’être rendus indépendants des produits les plus prisés du marché.

D’abord, ils ont confectionné leur propre liquide d’inactivation. Son rôle ? On plonge dans ce liquide le coton avec les cellules nasales, récoltées via les sinistrement célèbres écouvillons nasopharyngés. Et le liquide neutralise le virus si virus il y a. C’est une étape préalable indispensable. Et une manipulation périlleuse, car, à ce moment-là, l’échantillon peut toujours être contagieux. Seulement ensuite, la détection du virus via PCR pourra s’effectuer en toute sécurité.

Produire cette « soupe » d’inactivation n’est pas sorcier. Mais si le liquide concocté par l’ULiège est spécial, c’est parce que, comme dans Kung Fu Panda, il y a un ingrédient secret dans le potage. « Dans l’un de nos réactifs, il y a une substance très peu courante sur le marché, explique Fabrice Bureau qui a épluché la littérature à ce sujet. On l’a gardée secrète et on en a acheté quasi toutes les réserves mondiales. »

Ensuite, il faut soutirer l’ARN des cellules collectées pour pouvoir dépister le virus. Depuis le début de la crise, les produits d’extraction sont introuvables ou hors de prix. Sous la houlette du vice-recteur de l’ULiège Rudi Cloots, deux chercheurs, Jérôme et Frédéric, s’enferment dans les locaux du labo Greenmat (développement de matériaux pour des applications dans le domaine de la santé, notam­ment). En quelques jours, ils parviennent à améliorer une technique d’extraction du virus, via des billes magnétiques recouvertes de silice. Bingo.

La suite ? Dans son labo, Laurent Gillet va « caler » au millimètre les tests PCR sur ces billes. Pour réussir le défi, l’Université doit automatiser le processus. L’exercice est sensible. Deux experts de bio-informatique font « parler » les appareils d’analyse et d’encodage. On évoque deux milliers d’échantillons par jour, à étiqueter, scanner, analyser les uns après les autres. Et dont les résultats sont ensuite encodés. Une seule erreur peut faire voler en éclats des centaines de tests. Mais la machine s’huile et ce qui semblait impossible début mars prend forme. Il est temps de préparer l’étape la plus délicate : l’inactivation. Le génie universitaire se déploie. Il va bientôt émerger de la lampe. Et se retrouver dans une cave.

Fin mars 2020

Pas une seule fenêtre, des murs en parpaing gris, une lumière au néon, le cadre est charmant. En découvrant son nouvel environnement de travail, Catherine Sadzot comprend que ses prochaines semaines ne seront pas des vacances.

Elle est biologiste, cheffe de labo, professeur de virologie. C’est à elle, notamment, que revient l’honneur de mettre en place le protocole pour inactiver le virus en tube. Les précautions doivent être maximales, dans ce sous-sol logé au moins deux, une ancienne animalerie sur le campus. Tout est à équiper. Une pièce pour recevoir les boîtes, une autre pour ouvrir les tubes, l’endroit le plus délicat en termes de biosécurité. Administration, plomberie, électricité, les corps de métiers de l’ULiège se mobilisent. Des toilettes sont installées. Des équipements sont achetés, des hottes, des consommables. Gants, protections, pipettes. Il faut prévoir le stockage et l’évacuation des déchets. Catherine Sadzot prend possession des lieux avec cinq collègues pendant une semaine. Six femmes. Elles travaillent en collaboration avec les services de l’Université, mettent en place le flux des échantillons, testent l’aspect sécuritaire.

Le 29 mars, Michel Georges envoie un appel à la communauté scientifique de l’Université pour inactiver le virus. Les candidatures bénévoles de chercheurs, doctorants, étudiants, affluent. La biologiste et son équipe forment la septantaine de volontaires, surtout des femmes. L’ULiège est prête. Les échantillons peuvent arriver. Ils fileront ensuite dans le labo du professeur Gillet pour que soit effectué le dépistage via PCR.

28 mai 2020

Deux mois plus tard. Le bâtiment de Sirris (recherche de solutions technologiques pour les entreprises), au look un brin RDA, calé dans le Liège Science Park, accueille une réunion avec l’ULiège. Le directeur régional de Sirris, Jean-Claude Noben, écoute Fabrice Bureau et Laurent Gillet. Ils veulent créer un collecteur salivaire. À savoir un petit tube contenant le liquide d’inacti­vation dans lequel la personne testée crachera via un entonnoir. Avantage : plus besoin d’une longue tige cotonneuse dans le nez. Avantage derechef : plus besoin d’intervention humaine pour désactiver le virus. À l’époque, peu de personnes sont favorables aux tests salivaires, pour des questions de fiabilité. Peu importe. Les chercheurs foncent. Un pré-cahier des charges est établi. Mais la salive ne peut pas inonder le liquide d’inactivation, au risque de rendre le test caduc. L’entonnoir doit donc doser la quantité précise de salive qui tombera dans le liquide d’inactivation. Comment faire ? On ne sait pas. Les trois hommes se fixent un nouveau rendez-vous le 10 juin.

10 juin 2020

Fabrice Bureau arrive à Sirris avec un petit objet en papier. C’est un entonnoir, ou plutôt le prototype d’un entonnoir doseur inventé par son fils ! La veille, Fabrice Bureau est revenu chez lui dépité de ne pas trouver le mécanisme qui doserait la salive. Et Clément Bureau, 22 ans, de s’isoler avec papiers, colle et ciseaux, pour créer de toutes pièces l’objet convoité. Il prévoit une petite cuve au fond de l’entonnoir. Elle réceptionne une quantité déterminée de salive. L’activation d’une bague sous l’entonnoir libère ensuite cette quantité dans le liquide d’inactivation. « C’est la pièce centrale du dispositif », raconte le père, fier. Le 16 juin, le cahier des charges basé sur l’idée de Clément Bureau sera adopté.

14 juin 2020

Ce dimanche, Catherine Sadzot a veillé à ce que l’équipe soit réduite, sans hommes. C’est la fête des Pères. Peu d’échantillons à désactiver sont au planning. Mais des centaines et des centaines de tests arrivent. Il faut appeler du renfort. Le dispatching des tests est du ressort de la plateforme fédérale. Et c’est un enfer. Impossible de connaître la veille le nombre d’échantillons qui vont arriver. C’est dommage car, du côté du labo de la cave, les choses tournent. Mais la tâche est lourde, et la vie universitaire reprend un cours normal.

Le 26 juin, Fabrice Bureau, Laurent Gillet et Michel Georges, signant « the team leaders », invitent l’équipe pour une petite fête sur le toit du GIGA au 5e étage, ce vendredi 3 juillet, à 15 heures. Leur mail annonce la fin du volontariat dans le labo souterrain.

Pour la suite, Fabrice Bureau et Laurent Gillet ont prévu une machine de guerre : un nouveau laboratoire flambant neuf, dédié uniquement aux tests PCR, et qui comptera jusqu’à 34 personnes salariées à temps plein !

17 septembre 2020

C’est la cérémonie de rentrée académique de l’Université de Liège. L’auditoire est clairsemé, Covid oblige, mais il y a du beau monde. Séparés de deux sièges, les ministres Glatigny, Daerden, Borsus et Jeholet occupent les premiers rangs. Fabrice Bureau arrive au pupitre.

« Je dois avouer que je n’ai rien préparé, comme je suis très occupé. Et j’avais oublié comme c’est impressionnant d’être en face de vous comme ça… »

Juste avant qu’il ne monte sur scène, une vidéo de 4 min 40 s expliquait pourquoi le vice-recteur était fort occupé. Elle retraçait l’aventure des tests menés à l’ULiège.

« On a montré ici quelque chose de fantastique, une très belle aventure humaine de solidarité et d’humanité. »

Depuis juillet, Fabrice Bureau n’a pas chômé. Avec l’arrêt des bénévoles du GIGA, Laurent Gillet et lui ont engagé du personnel pour mener les tests PCR. La première vague est passée ? La plage est bondée et la crise terminée ? L’Université de Liège se prépare pour la deuxième secousse, qu’elle redoute encore plus puissante. Les deux hommes sont pressés. Et voient juste.

« Je ne citerai pas de nom parce que tout le monde s’y est mis avec beaucoup d’enthousiasme, de civisme, d’humanité. »

Tapi dans un coin de la salle, le quatuor à cordes Aïda attend son tour. Pendant ce temps, à Marloie, une usine produit des tests salivaires. Elle a été créée par l’Université dans un bâtiment de la société Kum Technic, 300 mètres carrés entièrement revus en salle blanche.

« Certains ont participé plus que d’autres, je pense à ceux qui ont fait l’inactivation du virus dans la cave. »

La ligne de production à Marloie a été mise sur pied en à peine deux mois, des machines ont été créées pour cette seule production. Sortir une usine de terre en si peu de temps, on se croirait en Chine !

Fabrice Bureau cite tout de même un nom, celui de Laurent Gillet. « Je pensais pouvoir tuer n’importe qui au travail mais lui il m’a mis sur les genoux. J’ai fait semblant de rien, un peu comme les cyclistes dans les derniers lacets du mont Ventoux. »

Le sommet est en vue.

En septembre, l’ULiège réalise 86 032 tests. Tous les étudiants et profs peuvent être dépistés gratuitement via les collecteurs salivaires. Puis les choses s’emballent. Le CHU de Liège doit suspendre les tests offerts. La demande du fédéral devient intenable. En octobre, 143 726 tests sont réalisés. « On avait dit 6 000 maximum par jour, raconte Laurent Gillet. Mais il en arrivait par les fenêtres ! »

Novembre 2020

Les collecteurs salivaires, kit P, débarquent tout droit de l’usine de Marloie. En bon capitaine de navire, Fabrice Bureau assure de manière remarquable le défi logistique. À 14 heures, les échantillons sont au labo PCR de Gillet/Bureau. Le lendemain, les résultats sont disponibles. Plus de 200 000 tests seront réalisés dans 571 maisons de repos wallonnes.

Décembre 2020

À la mi-décembre, Michel Georges reçoit un mail qui lui annonce une première « valorisation financière » des activités de testing. Son labo empoche 700 000 euros. Le directeur du GIGA, à titre personnel, toucherait 70 000 euros. En réponse, il refuse tout profit personnel. Ce mail reçu par Michel Georges préfigure la fameuse dia du 20 janvier. Cette dia 19, qui a fait basculer le récit autour des tests salivaires et PCR, annonce 2,6 millions pour quatre labos et 2,6 millions pour 10 chercheurs cooptés entre eux ! Cela juste pour l’année 2020. Sur le dos d’une crise sanitaire, alors que des dizaines de personnes ont été bénévoles. Depuis la divulgation de ces chiffres à Sudpresse, la tête des responsables de la fuite est mise à prix et c’est le grand rétropédalage. Bien que précis à l’euro près, les montants auraient été annoncés trop vite. Aucun versement n’a encore été effectué vers un compte privé. Mais aucune autre ventilation des bénéfices n’est venue remplacer la dia 19.

Dans la présentation, les rentrées de dix chercheurs sont agrégées. Selon le calcul de Médor, Fabrice Bureau et Laurent Gillet empocheront les grosses parts de gâteau. Plus de 500 000 euros chacun pour la seule année 2020 !

A-t-il été question d’argent directement dans cette « grande aventure humaine » ?

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Victoria Pacheco. CC BY-NC-ND

Retour à l’époque où Catherine Sadzot travaillait au sous-sol. Voici la deuxième face de l’histoire.

Dès le mois d’avril, des brevets et valorisations financières sont déposés sur deux inventions : le liquide d’inactivation et le kit d’extraction (kit E) de Greenmat. Neuf chercheurs apposent leur nom. Cette solidarité aura ses limites pour une autre innovation sous licence en juin : l’entonnoir, inventé par Clément Bureau. Ils ne seront plus que trois sur cette invention.

Cash test

Pour financer les tests, le fédéral a vite mis la main à la poche.

Dès avril 2020, près d’un million d’euros sont débloqués pour financer les frais « coronavirus » des labos de l’ULiège.

D’avril à juin, le remboursement à 28 euros par l’Inami de 85 369 tests rapporte 2,39 millions euros aux comptes des professeurs Bureau/Gillet.En juin, le gouvernement de la FWB octroie à l’ULiège 1,6 million pour couvrir les dépenses en lien direct avec l’augmentation de la capacité de réaction face à la pandémie.

Avec ces sommes, les professeurs-entrepreneurs Bureau et Gillet mettent en place l’usine de collecteurs salivaires de Marloie. Au mois de juillet, le kern du gouvernement de la Région wallonne valide une aide de 4 millions pour l’usine. Au final, une subvention de 3,561 millions d’euros sera validée le 10 décembre 2020.

Lancer l’usine était-il vraiment un acte risqué, vu les aides reçues ? « J’ai signé en mon nom une commande à 700 000 euros avant même le feu vert de l’Université ! », répond Fabrice Bureau. Mais l’argent était sur le compte. Certes. « Il n’y a jamais eu autant d’argent sur des comptes “labo”. Nous avions l’assurance de poursuivre nos recherches sans émettre la moindre demande au FNRS jusqu’à la fin de notre carrière. Mais Laurent et moi décidons de mettre les millions sur la table à l’époque où personne ne croit au salivaire. On ne le fait pas pour gagner de l’argent. On a estimé que tout le pays aurait besoin de ces tests salivaires. »

À qui profitent les tests ?

Les quatre labos qui se partageront la somme de 2,6 millions d’euros sont ceux de MM. Cloots, Bureau, Gillet et Georges. L’argent tombera sur leurs « comptes P ». P comme Prestation. Ces comptes enregistrent des rentrées d’argent lorsqu’un labo ou une unité réalisent des prestations ponctuelles pour des tiers. Une conférence ou une expertise par exemple. Sur le montant facturé, l’Université prend 15 % pour l’accompagnement administratif, et les 85 % restants filent sur le compte P du labo. Mais avec les tests PCR, la situation est exceptionnelle. Lors du CA de janvier, les professeurs Bureau et Gillet ont proposé d’inverser la clé 85/15 en 15/85. Si cette inversion n’a pas lieu, les comptes P des deux chercheurs rassembleront une dizaine de millions d’euros chacun ! Gênant. Même si avec ces comptes P, les chefs de labo ne font pas ce qu’ils veulent. Il y a bien la possibilité d’octroyer une prime annuelle plafonnée à maximum 40 % du salaire, mais ces primes sont plutôt rares. Sauf chez Fabrice Bureau. En 2017, il s’est octroyé 36 000 euros de primes. Et rebelote en 2018. Mais de ces 72 000 euros brut, il ne touche que 40 % en net, précise-t-il. Un bonus de 1 200 euros net, pendant deux ans, sur un salaire brut qui avoisine les 100 000 euros par an.

Côté « individus », neuf personnes (huit hommes et une femme) empocheront les retours de licence sur le kit E. Parmi elles, les deux chercheurs de Greenmat, les bio-informaticiens qui ont fait parler les machines, et les quatre chefs de labo : Michel Georges, Rudi Cloots (vice-recteur, Greenmat), et évidemment Fabrice Bureau (vice-recteur) et Laurent Gillet.

Mais dès le 26 avril 2020, Michel Georges envoie un courriel aux « chers Pierre et Fabrice », soit le recteur Pierre Wolper et Fabrice Bureau. Michel Georges renonce à tout gain personnel. « S’enrichir de quelque façon que ce soit de la crise Covid-19 me met mal à l’aise. » Il confirmera sa position en décembre. Très tôt dans l’année, la mélodie de la formidable aventure humaine laisse donc présager le tintement de quelques pièces d’or.

« Entre gentilshommes »

Sur le kit P, les chercheurs qui bénéficient de la licence ne sont plus que trois : le professeur Gillet, Fabrice et Clément Bureau. Dès le mois de juin, ils discutent d’une clé de répartition de la licence sur cet entonnoir. Ce sera 42,5 % pour chaque professeur. Reste 15 % pour le fils. Si c’est lui qui a trouvé, pourquoi pas les 100 % ? « C’est une discussion entre gentilshommes où on intègre quand même que la créativité de Clément a été inspirée par notre action antérieure, assène Fabrice Bureau. Laurent et moi avons tout construit pour l’amener à cette découverte. »

Plusieurs éléments sèment le doute sur la paternité de l’invention par Clément Bureau. Le contexte d’abord, sans témoins neutres. Le profil du garçon ensuite. Ce jeune homme de 22 ans veut se consacrer à la musique. Après deux années de bachelier en mathématiques, il est au chômage, la guitare en bandoulière. Pas vraiment le pedigree pour doubler des chercheurs de l’ULiège et de Sirris. Le calendrier étonne enfin. Le 28 mai, le pré-cahier des charges est établi. Juste avant le 10 juin, le vice-recteur rentre chez lui, parle avec son fils de ce problème de dosage. Le soir, Clément fabrique l’entonnoir salvateur. Et le lendemain, il y a ce rendez-vous chez les designers industriels avec le prototype en papier. Contacté par Médor, Clément Bureau place sa découverte vers la mi-juillet puis, lors d’un second appel, il estime avoir trouvé le prototype « entre le 10 et 15 juin ». Soit… après sa présentation chez Sirris le 10 juin.

Mais peu importe. La soirée du fiston aura été rentable. Quand l’ULiège vend aux maisons de repos wallonnes 220 000 tests salivaires à 15 euros, cinq euros sont consacrés au kit P. Selon les documents en notre possession, sur cette seule opération, les deux chercheurs empocheraient chacun 102 850 euros, Clément Bureau se contentant de 36 300 euros.

Mais qu’il se console, d’autres commandes arrivent en 2020 pour faire grimper son compte à plus de 100 000 euros. Bonus : le fils est engagé en CDD au laboratoire du père. Fabrice Bureau explique : « J’ai besoin de l’inventeur pour faire le suivi, l’ajustement du design de son invention. » Problème : tant à Sirris qu’à Diagenode (développement de solutions dans le domaine de la biologie), personne n’a fait la moindre réunion avec Clément Bureau. Cela commence tout de même à faire beaucoup. Fabrice Bureau en a conscience. « Je n’ai peut-être pas assumé complètement la place de mon fils. Je me suis dit qu’il ne fallait pas que je l’expose trop. Je faisais les réunions moi-même et il faisait les modifications. »

Fabrice Bureau se multiplie. Via les médias, il estime que les tests salivaires « marient le meilleur des deux mondes » (L’Écho, mars 2021), que le test antigénique rapide ne « semble pas approprié » (L’Avenir, janvier 2021) et que, en période de crise, il faudrait « passer au-dessus des marchés publics » (RTBF, octobre 2020). Mais qui parle ? Le vice-recteur ou le délégué commercial ?

Multicasquette

Ce vendredi 26 mars 2021, c’est encore une matinée média pour Fabrice Bureau. Avant de rencontrer Médor, il participe à une émission sur LN24. Lui si placide d’habitude a failli perdre les pédales sur le plateau. Alors qu’un invité évoque les autotests, le vice-recteur a été réduit à ne présenter que le test salivaire. « J’ai de plus en plus l’impression d’être un représentant de commerce. » Il l’a un peu cherché. Car l’homme démarche.

Le 25 mars 2021, les vice-recteurs des cinq universités francophones, dont Fabrice Bureau, écrivent au gouvernement (Jeholet, Glatigny et Désir) pour exprimer leur confiance dans le testing de masse via les collecteurs salivaires. La cible ? Les écoles. La ministre Désir (PS), après une phase test, déclinera l’offre. Avec la ministre Glatigny, le contact est meilleur. « À la suite de ce courrier, le cabinet a pris contact avec eux afin d’examiner les différents aspects (logistique, analyse, remboursement par l’Inami) permettant un testing à grande échelle pour l’enseignement supérieur et l’enseignement de promotion sociale », annonce le cabinet Glatigny. C’est faux. Les contacts étaient pris dès janvier 2021. On y évoque la procédure pour l’opérationnalisation des tests, vérifie que le fédéral va payer, calcule le nombre d’étudiants et de profs concernés. Le protocole du test de dépistage massif, proposé par la ministre Glatigny, sera d’ailleurs écrit avec Fabrice Bureau. L’opération engendrerait près de 200 000 collectes de salive par semaine.

« Glatigny s’est laissé embobiner […], estime cet universitaire bien au fait de la situation. Le testing a montré ses limites, il faut changer de paradigme et vacciner en masse, y compris les adolescents […] Un vaccin, barrière durable, coûte entre 10 et 20 euros, un test éphémère coûte à la société près de 50 euros. »

Cet argent serait avant tout fédéral. C’est l’Inami – et le contribuable – qui paiera, beaucoup trop cher, les tests PCR qui suivront la collecte de salive. Un accord garantit une rentrée de 720 000 euros par mois à chaque université pour les labos PCR. Et le remboursement sera de 47 euros par test en 2021. Une somme disproportionnée selon Benoît Muylkens (Université de Namur). « Le prix est justifié quand il n’y a que quelques tests. Mais, à très large échelle et dans un processus automatisé, tous les coûts sont rationalisés et ce montant doit être revu. Il pourrait être diminué par deux, voire trois » ! La FWB commande, le fédéral paie, les chercheurs encaissent. Conscientes du problème, les universités demandent elles-mêmes que le prix soit plus bas ! Ce sont et seront ainsi des centaines de millions d’euros gâchés par l’État.

Tout est-il pourri ? Non. Un des cosignataires du courrier, Marius Gilbert, vice-recteur de l’ULB, défend l’option d’un test massif sur les campus. Cela assurerait un contrôle de la situation à la rentrée. Mais la confusion des rôles du vice-recteur de Liège dans ce dossier est constante. Il pousse en tant que vice-recteur une solution pour laquelle il a développé une usine et qui lui procure des rentrées de 500 000 euros en 2020. Combien en 2021 ?

Audit refusé

Face aux attaques d’enrichissement personnel, le vice-recteur rappelle la légalité et le bilan remarquable de son action : les bénéfices tirés par l’État avec des produits vendus sous le prix du marché, par l’Université, le protocole partagé avec les autres universités, les maisons de repos sans Covid, les milliers d’étudiants testés gratuitement. « C’est Laurent et moi qui leur offrons ces tests ! » Leur seul tort, au final, serait l’incroyable réussite de leurs démarches. Le système des valorisations financières, ce n’est pas eux qui l’ont inventé. « Un chercheur qui a développé une meilleure manière de faire de la poudre pour revolver touchera ses royalties. Nous, on a sauvé 4 500 vies et on ne devrait pas prendre notre propriété intellectuelle ? Tout n’est pas antagoniste. On peut sauver des vies, être un entrepreneur, toucher des royalties. »

Mais des chercheurs au sein de l’ULiège ne partagent pas cette vision. Ils regrettent dans un courrier remis à Médor l’utilisation d’un outil universitaire à des fins de privatisation des revenus. Benoît Muylkens, ce professeur de Namur qui avait alerté Laurent Gillet en mars, a aussi une autre approche. « À titre personnel, je n’ai pas besoin d’un retour financier pour créer. Je suis un agent de l’État, rémunéré correctement. Si, pour d’autres, il importe d’être récompensé financièrement, il faut s’orienter vers le système privé. »

Le débat va encore occuper le conseil d’administration de l’ULiège pendant un petit temps. En mars, des administrateurs ont réclamé un audit extérieur pour faire la lumière sur les comptes des tests. Le recteur a refusé, préférant mettre sur pied une commission qui a mis 40 jours pour se réunir et patientera encore 40 autres jours avant un deuxième rendez-vous. L’époque des hommes pressés est terminée. La vente, elle, continue.

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Victoria Pacheco. CC BY-NC-ND
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