Du poignard à la confiance
Textes (CC BY-NC-ND) : L’équipe de Médor
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Ça nous faisait bien marrer, la bataille médiatique lors des élections américaines. Plutôt que des échanges d’arguments, on avait des camps. CNN vs Fox News. Ces deux mondes se toisaient, hermétiques aux propos d’en face, s’alimentant de certitudes, fournissant leurs « versions incompatibles de la réalité », selon l’historien et journaliste britannique Timothy Garton Ash.
On a moins ri en observant le même phénomène chez nous, révélé par le covid. D’un côté, ceux qui boivent les paroles d’Yves Van Laethem ; de l’autre ceux qui ne peuvent en avaler un mot. À chacun ses médias, ses vérités, ses sources. Plus rien ne fait autorité. Notre confiance, ciment du monde comme l’explique Mark Hunyadi, s’érode, car nous confions notre regard à la lucarne numérique. Cette fenêtre sur le monde nous montre ce que nous désirons voir. De chaque côté du fossé, nous laissons le débat mourir pour laisser place aux invectives. « Vendus au pouvoir » versus « complotistes ». La nuance ? Elle s’écrase au milieu du gouffre. Avouons-le : nous sommes pitoyables.
Comment en est-on arrivé là ? Par les réseaux sociaux notamment. Où le moindre propos contestataire trouve son public, trop heureux d’entendre un écho à ses pensées pour se soucier de leur fiabilité. Il ne s’agit plus d’être « contre-pouvoir », mais « anti-pouvoir », et le tour est joué. Nous en sommes là aussi parce que les médias ont un besoin permanent d’exister, de produire et de se renouveler. Ils acceptent tout ce qui tombe dans leur rédaction (communications officielles, cartes blanches, communiqués de presse…) et laissent les questions légitimes – mais complexes – à une poignée de journalistes privilégiés qui ont encore le temps d’y réfléchir.
Notre système se saborde. Les jugements à l’emporte-pièce pleuvent. Les enquêtes complexes prennent trop de temps. Et le problème n’est pas la diversité des médias. Aux États-Unis, les différentes voix de la presse ne manquent pas, mais elles s’organisent de plus en plus en camps retranchés. Comment réagir ?
Facebook ou la BBC
Pour prospérer, souligne Timothy Garton Ash, la démocratie a besoin d’une sphère publique commune, où les citoyens et leurs représentants peuvent débattre de manière vigoureuse sur des faits partagés. Une sorte d’Agora, si possible un peu plus inclusive que dans la Grèce antique. Aujourd’hui, ni le Parlement, soumis au gouvernement, ni les médias, ni les réseaux sociaux ne jouent complètement ce rôle.
Face à ce problème, l’intellectuel britannique propose deux pistes de solution. La première fera hurler un paquet de gens : doubler le budget des médias publics. « Le combat pour défendre la BBC et améliorer ses services est plus important que tout ce que le gouvernement britannique pourrait faire face à Facebook ou Twitter », écrit-il. Car la BBC fournit en un seul lieu une diversité de vues, en plus d’informations critiques et vérifiées. Garton Ash ajoute qu’il faut renforcer l’indépendance face aux gouvernements. Là où le service public a été réduit en cendres, comme en Pologne ou en Hongrie, il appelle à un soutien des médias privés indépendants.
L’autre solution est plus classique : se coordonner entre États démocratiques pour réguler le pouvoir des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Ils favorisent la diffusion de propos racoleurs, comme l’exprime en forme de clin d’œil la couverture de ce Médor n°22.
En tant que média, nous espérons contribuer à ouvrir le débat, dans la vraie vie (vous savez, ce truc en 3D derrière nos écrans), sur la base de faits vérifiés. Même – ou surtout – quand les opinions divergent. Dans ce numéro, nous publions les témoignages d’étudiantes voilées, qui ont parfois l’impression d’être niées sur un sujet qui les concerne. Nous lançons une rubrique « Le projet qui fâche », en écho à des problématiques locales. À Herbeumont, un projet de construction de cabanes a tellement crispé les positions que ni le promoteur ni la bourgmestre ne décrochent encore leur téléphone pour en parler. On était pourtant prêt à entendre leur colère, leur exaspération ou leurs doutes et à confronter leurs positions à celle des habitants. Mais, même dans ce minuscule village, il n’y a plus d’espace commun pour brasser les points de vue.
Il reste heureusement de nombreuses exceptions. Dans un cas hyper-délicat comme celui de l’athlète Fanny Appes, qui a porté plainte onze fois contre son harceleur avant de se faire poignarder dans un train, des commissaires de police, qui défendent leurs policiers, concèdent aussi l’erreur. « L’histoire de madame Appes, c’est l’exemple type de ce qu’il faut éviter. Moi aussi à sa place, je serais scandalisé », ose le commissaire Stéphane Vanhaeren. Ce faisant, il ouvre la porte à une amélioration du système, qui en a bien besoin. Sortons tous dans l’Agora.
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