Les algorithmes au pouvoir
Illustrations (CC BY-NC-ND) : Margaux Dinam
Traduction : Thomas Lecloux
Textes : Simon Demeulemeester et Erik Raspoet (Knack)
Publié le
Jan Blommaert, figure intellectuelle de la gauche flamande, théoricien de la « superdiversité », se sait condamné par un cancer en phase terminale. Dans cet entretien qu’il ne veut pas voir comme une rétrospective, il nous livre ses armes pour battre un autre mal : le populisme et l’extrême droite. Premier test grandeur nature, la défaite annoncée de Donald Trump.
Large Borsalino et stature imposante, Jan Blommaert est une silhouette bien connue dans la Statiestraat du vieux Berchem, le quartier le plus sympathique d’Anvers selon ce semi-Bruxellois débarqué de Gand. Il y a d’ailleurs consacré un livre, traduit en tchèque à sa grande surprise. « Moins de cent pages, mais elles m’ont coûté dix ans, dit-il avec autodérision. Je déambulais en notant tout. Quand je revenais deux semaines plus tard au même endroit, je découvrais toutes sortes de changements. Encore un nouveau boulanger marocain ou un bar à pitas turc. Un lieu de culte nigérian qui accueillait soudain des croyants brésiliens. Au bout d’un moment, j’ai compris mon erreur. Je travaillais comme un peintre qui pense que son modèle restera immobile. Mais ce quartier n’est jamais figé, il bouge en permanence. »
Sous sa plume, le vieux Berchem apparut comme une parfaite illustration de la « superdiversité », un concept qu’il a forgé en Flandre, en sa qualité de sociolinguiste. Qui évoque la « superdiversité » pense par ricochet à la migration et à la controverse politique qui l’entoure. Blommaert connaît le sujet en profondeur, lui le polémiste aux opinions bien tranchées. « À gauche et critique », clame l’en-tête de son blog personnel, où on lit notamment pourquoi il vote pour le PTB. Nombre de ses publications – académiques et polémiques – traitent de la langue et d’autres formes de communication qui façonnent, souvent à notre insu, notre manière d’agir et de penser. L’universitaire revient aussi régulièrement à ses premières amours : les études africaines. Un récent billet publié sur jmeblommaert.wordpress.com apporte ainsi une contribution d’intérêt majeur au débat sur les monuments coloniaux. Jan Blommaert est condamné et ne fait pas de secret de sa maladie. « Quelle ironie, dit-il. J’ai fumé toute ma vie comme un bateau à vapeur, et me voilà rongé par un cancer qui n’est en rien lié au tabac, selon les oncologues. L’endroit où se loge ma tumeur, juste en dessous des cordes vocales, est un no man’s land médical. Les spécialistes se sont donc pris le bec pour savoir si mon cas relevait plutôt de la pneumologie ou de l’oto-rhino-laryngologie. » Son sens de l’humour est resté intact, tout comme son réflexe académique. Depuis son lit de malade, Blommaert a observé les nouvelles formes de communication qui se sont installées pendant l’épidémie de coronavirus. « Au plus fort de l’épidémie, je me trouvais à l’hôpital pour recevoir un traitement. Dans l’isolement le plus strict, bien sûr. J’ai presque sauté de joie de pouvoir garder mon GSM. Pour les patients, le téléphone a été quelque chose de vital, pour transmettre les messages importants aux proches. “Apporte-moi un pyjama propre”, mais aussi “Je viens d’apprendre que je suis en phase terminale, le service social va t’appeler”. »
Que fait un sociolinguiste au juste ?
Il se base sur un principe fondamental de la sociologie, à savoir que l’être humain ne devient social que lorsqu’il communique, et il observe tous les comportements qui y sont associés. Qui parle avec qui, pourquoi, de quel sujet et de quelle manière ? Croyez-moi, il n’existe pas de meilleur endroit pour étudier ces choses que le vieux Berchem : plus de cent langues y sont parlées, avec comme dénominateur commun le néerlandais. Nous vivons une époque passionnante : notre modèle de communication est complètement redessiné.
Que voulez-vous dire ?
Prenez la communication de Donald Trump. Ce n’est pas lui qui détermine qui lit ses tweets, mais un algorithme. Et ce ne sont pas non plus ses 83 millions d’abonnés qui choisissent qui voit apparaître les tweets présidentiels dans son fil. Les algorithmes font en sorte qu’un message pénètre, couche par couche, jusqu’à des destinataires qui n’étaient même pas intéressés initialement. Celui qui maîtrise ce système possède un pouvoir énorme. Les algorithmes d’entreprises comme Twitter, Facebook et Google ont tellement de pouvoir que l’on peut commencer à parler d’algorithmocratie.
Cela rime avec démocratie, mais les deux concepts sont-ils conciliables ?
Je ne peux que constater qu’aucun État policier n’a jamais pu concentrer autant de pouvoir que ces géants de l’internet. La Stasi, le service secret de l’ancienne Allemagne de l’Est, ne pouvait qu’en rêver. N’est-il pas saisissant que les plus grands services de renseignements soient réduits à supplier Facebook pour consulter les données de certains utilisateurs ? Je ne suis pas contre la technologie en soi, je la considère comme neutre. Ce sont les idées sous-jacentes que nous devons analyser d’un œil critique.
Il est fascinant de voir la candeur avec laquelle les consommateurs cèdent leurs données à caractère personnel. Ils n’hésitent pas à regrouper toutes leurs cartes de client sous une même application, sans se rendre compte que leurs données peuvent ainsi être recueillies et exploitées encore plus facilement. Mais les algorithmes ont une faiblesse : la représentation sociologique sur laquelle ils se fondent est ancrée dans le monde hors ligne.
Qu’entendez-vous par « représentation sociologique » ?
Ce sont nos suppositions sur la manière dont la société fonctionne. « Restez chez vous », la phrase-slogan de la ministre fédérale de la Santé Maggie De Block (Open VLD), montre très bien que les mesures de confinement se basent sur la supposition selon laquelle nous avons tous un « chez-nous », de préférence bien vaste et bordé d’un grand jardin pour les enfants. C’est la représentation de la Flandre de la classe moyenne blanche, la Flandre des maisons Matexi et des vérandas Willems.
Pendant les premières semaines de l’épidémie, cette représentation était constamment confirmée par des reportages réconfortants au JT. « Tous ensemble à la maison contre le virus », et à l’arrière-plan les enfants qui sautent sur le nouveau trampoline commandé en ligne – qui est peut-être bien le symbole par excellence de tout le confinement. Cette représentation est aliénante quand on ne vit pas dans la Flandre-Matexi, mais dans un quartier « super-divers » comme le vieux Berchem d’Anvers.
Comment définissez-vous la superdiversité ?
C’est la société complètement nouvelle qui est née au milieu des années 90 à la suite de deux bouleversements qui ont transformé notre mobilité. Premièrement, la chute du Rideau de fer et la signature consécutive d’accords européens tels que le traité de Maastricht et l’accord de Schengen, qui ont créé un nouveau mécanisme gigantesque de réglementation de la mobilité humaine. L’avènement d’internet – le second bouleversement – a ouvert la voie à des formes de migration auparavant impensables. Une fillette nigériane de 6 ans peut très bien habiter dans ma rue à Berchem et parler pendant des heures avec sa cousine à Lagos dans une langue qui n’est parlée par personne d’autre en Belgique ou en Europe. Des ouvriers en bâtiment d’Europe de l’Est travaillent ici en se logeant dans des maisons de propriétaires turcs, qui eux-mêmes utilisent ces loyers pour déménager vers les banlieues verdoyantes de nos villes. Tout cela est follement intéressant.
Tout le monde ne partage pas votre enthousiasme ni même votre optimisme. Pourquoi l’étiquette de « quartiers à problèmes » colle-t-elle à ces quartiers super-divers ?
Parce que les mêmes discours sur la migration se répètent éternellement. Notre débat public est cyclique : tous les x temps, les mêmes discussions reviennent, avec les mêmes arguments, formulés de la même manière. Par exemple, on répète que la qualité de notre enseignement pâtit de la migration. Généralement, ce raisonnement provient de gens dont les enfants fréquentent des écoles où la diversité n’existe pratiquement pas. Ils prennent à témoin les résultats « PISA ». J’en ris : l’OCDE (le commanditaire de cette enquête comparative internationale, NDLR) évalue depuis des décennies les mêmes paramètres, alors que la technologie pédagogique évolue à toute allure et que les processus d’apprentissage changent rapidement. Les jeunes acquièrent aujourd’hui plus de compétences par des jeux vidéo comme Donjons & Dragons qu’à l’école, mais celles-là ne sont pas évaluées.
Vous n’êtes pas d’avis, comme le ministre flamand de l’Enseignement Ben Weyts (N‑VA), que les nouveaux venus doivent d’abord bien maîtriser le néerlandais pour trouver leur place dans la société flamande ?
Si la connaissance du néerlandais fait la différence, pourquoi tant de néerlandophones de naissance pointent-ils au chômage ? Oui, les nouveaux venus doivent apprendre le néerlandais, mais c’est en travaillant qu’ils y parviennent le mieux. La chronologie doit être renversée : d’abord le travail, et la langue suivra naturellement.
Vous êtes souvent virulent à l’égard de la N-VA. Dans vos tweets, vous lui accolez systématiquement le #extrêmedroite. C’est clivant, non ?
Je décris ce que je vois. Comparez le programme de ce parti au tristement célèbre « plan en 70 points » du Vlaams Blok, et vous verrez des recoupements certains. Dans les années 90, ce programme était considéré d’extrême droite, y compris au niveau international. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui ?
Les experts définissent les partis d’extrême droite comme antiparlementaires et violents. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas vraiment faire ces reproches à la N-VA. N’est-il pas plus précis de parler d’un parti de droite aux tendances et à la rhétorique de droite radicale ?
(Il secoue la tête.) La N-VA joue le jeu de la distance relative avec le Vlaams Belang et a créé pour cela une zone grise dans laquelle évolue par exemple Schild & Vrienden, un petit club qui ne répugne pas à la violence. Ce n’est pas neuf. En 2004, quand trois asbl du Vlaams Blok ont été condamnées pour racisme, aucun président de parti n’acceptait plus de débattre avec Filip Dewinter dans les studios de la VRT. Sauf Bart De Wever, qui a dit qu’il déplorait le jugement car on ne combat pas un opposant politique devant les tribunaux. Eh oui.
On vous a lu optimiste dans le débat sur la décolonisation. Pourquoi ?
Parce que nous assistons à une révolution. La relation entre le Blanc et le Noir s’est modifiée fondamentalement dans le mouvement antiraciste et décolonisateur. Longtemps, ces mouvements se sont tournés vers des gens comme moi pour en prendre la direction. Aujourd’hui, ce sont des jeunes de la diaspora qui emmènent la cause.
Je constate également avec plaisir que des connexions s’opèrent entre différents débats. Black Lives Matter a démarré à l’échelle locale et est devenu en un rien de temps un mouvement planétaire qui fait le lien entre racisme et colonialisme. Ce lien est crucial : on ne peut pas parler de colonialisme sans aborder la question du racisme. Même le roi Philippe, dans sa lettre de regrets adressée au président congolais Félix Tshisekedi à l’occasion des soixante ans de l’indépendance congolaise, a rattaché la décolonisation au mouvement Black Lives Matter. Il y a là un changement de paradigme, après des décennies de silence de la famille royale.
Certains estiment que le Roi n’est pas allé assez loin. Exprimer des regrets n’est pas encore présenter des excuses, disent-ils.
Ce n’est pas parce que vous ne faites pas tout que vous ne faites rien. Philippe est allé particulièrement loin. Les excuses feront partie des relations normales entre les ex-puissances et leurs anciennes colonies. Que ceux qui trouvent qu’on a suffisamment parlé du passé se tiennent prêts : ce n’est que le début.
Quelle est votre position concernant les statues et les monuments coloniaux ?
Il ne faut pas les abattre : ce serait comme une opération d’effacement de la mémoire. Utilisons-les plutôt de façon didactique. Par exemple, la traversée du parc de Bruxelles depuis le parlement fédéral jusqu’au palais royal est une promenade remplie de points d’intérêt invitant à une formidable discussion sur le pouvoir et les représentations de la démocratie. Pour mener cette conversation, on est mieux servi par des statues de salopards comme Léopold II et Godefroid de Bouillon que par celle d’un Toots Thielemans.
Avec des chercheurs de l’université de Tilburg, vous avez suivi de près la démocrate socialiste américaine Alexandria Ocasio-Cortez, alias AOC. Pourquoi ?
La campagne d’AOC, modelée à l’exemple de la campagne présidentielle de Bernie Sanders de 2016, à laquelle elle a collaboré, a été porteuse d’espoir. Ses résultats électoraux ont été sensationnels. Aux primaires de juin, elle vient par exemple de l’emporter avec 78 % des suffrages. Les campagnes de Sanders et d’AOC reposent sur deux piliers. D’une part, faire le travail à l’ancienne : aller de porte à porte, écumer les marchés et enchaîner les débats dans les écoles. D’autre part, exploiter les technologies électorales de pointe comme le microciblage sur les réseaux sociaux, afin de s’adresser individuellement à de grands groupes d’électeurs. C’est très cher sauf quand on dispose d’un mouvement de masse au niveau local. C’est précisément ce qu’ont obtenu AOC, Sanders & Co : une armée de bénévoles acquis à leur cause a appliqué cette technique de marketing très avancée.
(Il enchaîne.) Un autre facteur intéressant dans l’élection présidentielle américaine, c’est le Lincoln.
Qu’est-ce que c’est ?
Un des trucs les plus fous que j’aie vus, et le cauchemar de Trump. C’est une organisation de « Never Trumpers » : des conservateurs, tant républicains qu’ex-républicains, qui se révoltent contre Trump. Ils appellent à voter pour Joe Biden en novembre et disent aux Républicains : distanciez-vous de ce singe à la Maison-Blanche. Ils craignent, à juste titre, que Trump entraîne le parti dans sa chute. J’entends par là non seulement qu’il perdra probablement les élections, mais aussi qu’il y a de bonnes chances qu’il finisse en prison, car le ministère public américain va enfin pouvoir éplucher ses comptes.
Pourquoi pensez-vous que Trump perdra ? Sa chute a déjà souvent été prédite.
Pendant les primaires républicaines, il a pu enchaîner les attaques vulgaires contre les autres candidats, tantôt c’était Crazy Ted Cruz, tantôt Low Energy Jeb Bush. Aujourd’hui cela ne fonctionne plus, il n’est plus dans l’offensive. Tout ce qu’il peut faire maintenant, c’est semer la peur.
À la fin des années 60, cette tactique a très bien fonctionné pour Nixon. Pourquoi pas pour Trump ?
C’est là que le projet Lincoln entre en scène. Quand Trump roule des mécaniques, ils lancent une contre-attaque dans l’heure. Ils twittent « Don, are you ready ? », puis publient une vidéo dans laquelle ils expliquent que l’Amérique n’est pas du tout menacée et que Trump fait dans son froc. Ils le ridiculisent et ça le rend fou, ce qui est bien compréhensible car le projet Lincoln a un impact. Il ne s’agit pas d’un parti à proprement parler, mais on peut y voir une émanation du véritable parti républicain. Cette évolution illustre que la politique des grandes organisations de masse est morte et enterrée. Les partis et les syndicats continueront d’exister, mais ils ne dominent plus le domaine public, qui s’est morcelé en des milliers de factions.
Le défi, aujourd’hui, est de concevoir des alliances bien réfléchies. L’extrême droite l’a compris plus vite que la gauche progressiste. Ainsi, la campagne pour le Brexit a été une alliance de différentes bulles.
L’extrême droite, chez nous sous la forme de Schild & Vrienden, par exemple, gagne le gros de la bataille numérique. Sur quoi se base votre optimisme, en tant que progressiste ?
Mon optimisme n’est rien d’autre que de la combativité. Maintenant que les cartes sont tellement mauvaises, nous ne pouvons pas nous permettre de ne rien faire. Et il est tout à fait possible de gagner. Regardez AOC et le projet Lincoln, mais aussi les jeunes fans de pop coréenne qui ont saboté le premier meeting électoral de Trump en pleine crise de coronavirus. Ils ne forment pas une organisation militante, mais peuvent agir comme telle : quelques-uns d’entre eux comprennent comment fonctionnent les algorithmes pour conclure des alliances furtives mais efficaces. Finalement, l’opération a été simple comme bonjour : sur le réseau social TikTok, extrêmement populaire auprès des ados, ils ont appelé à réserver des billets en masse pour ce meeting, puis à ne pas venir. L’homme le plus puissant du monde a été ridiculisé par une poignée d’adolescents.