Les derniers Wallons du Wisconsin
Textes et photos (CC BY-NC-ND) : Colin Delfosse
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À la fin du XIXe siècle, des milliers de paysans wallons prenaient le large vers les États-Unis, emportant leurs cultures et leurs traditions. Que reste-t-il de wallon après 150 ans de vie à l’américaine ? Médor est parti voir.
Dans les vastes plaines d’Amérique du Nord, les routes interminables sont balayées par des cohortes de pick-up. Après Chicago s’ouvrent le « pays laitier » du Wisconsin et la ville de Green Bay.
Passé la capitale, le trafic disparaît totalement et les banlieues s’espacent sur une langue de terre qui plonge peu à peu dans le lac Michigan : la péninsule de la Porte. À mesure que l’on avance, les paysages verdoyants de l’Upper Midwest prennent des accents familiers : les silos à grains et les fermettes de briques rouges rappellent étrangement la Hesbaye wallonne. Une chapelle de Saint-Ghislain surgissant au coin de la route confirme notre arrivée dans le Walloon Historical District, l’enclave belge des États-Unis. Bienvenue chez nous.
Des tripes et des tartes
Luxembourg, Wisconsin. Sur les boulevards qui quadrillent la plus grande agglomération « wallonne », rien ne laisse transparaître la moindre belgitude. Dans les cafés et restaurants, on trouve cependant quelques mets typiques. Au Rose’s Family, sur des banquettes en skaï rouge, Susie Thiry sirote un café. Belge de nom, elle admet ne plus connaître grand-chose de la culture de ses aïeux. Le seul héritage palpable de cette culture se résume selon elle à « des tripes (saucisses) et des tartes ». « Les meilleures du comté se dénichent chez Marchant’s Foods », la (bien nommée) supérette du village de Brussels, à 30 kilomètres. Dans les rayons dudit supermarché, entre donuts et chips, une pancarte surannée indique les « World Famous Belgian Pies ». Mais victimes de leur succès, les tartes au stofé sont absentes. Autre lieu incontournable de la « nourriture ethnique », le Belgian Delight est situé à la sortie de Brussels. À l’intérieur, un décor chargé de peintures et de photos traditionnelles, avec un menu qui l’est tout autant : saucisses au chou, gaufres et bouillons. Les deux patrons, les frères Vandertie, sont absents, mais Rose Mae, leur mère de 85 ans, tape la carte dans le fond de la salle. Le couyon ou couillon, la belote wallonne, est un sport qui a perduré dans la région.
Le lieu de villégiature de la Couyon League de Luxembourg (É.-U.) se trouve au Farmhouse Bar & Grill. Dans une lumière tamisée, des cinquantenaires à casquette alignent les couilles (plis) en buvant des bières Milwaukee ; véritable institution, les tournois de couyon ont lieu deux fois par semaine, principalement entre gens du coin. Mais si le djeu est nommé en wallon, tous ignorent la définition intrinsèque du couillon.
« Au Wisconsin, les individus sont imprégnés de cette culture belge parfois même sans s’en rendre compte. La langue a pratiquement disparu, faute d’être enseignée dans les écoles, mais le sentiment d’appartenance à la communauté est toujours bien présent », explique Theresa Alexander (née Gérondal), 85 ans et responsable du Belgian Heritage Center. Situé dans l’église désacralisée de Notre-Dame-de-Neiges sise à Namur (É.-U.), le bâtiment abrite un musée contenant les archives de la communauté. « Le wallon se transmettait ici de manière orale, en famille et à l’école, se souvient-elle. Lorsque le gouvernement américain a finalement envoyé des enseignants anglophones dans les années 60, la transmission s’est perdue, malgré quelques tentatives de préserver le wallon. Je connais encore une trentaine de Belges qui parlent couramment la langue, tous de ma génération. D’ici 10 ans, ils auront tous disparu. » Pour Theresa, ce qui lie encore les Wallons américains aujourd’hui, ce sont les kermesses, les bars et les églises. Car, au Wisconsin, contrairement à la Wallonie, la religion est restée un puissant marqueur de socialisation.
La Vierge a djasé wallon
En cette matinée du 22 octobre à Champion (É.-U. toujours), un ballet de voitures de golf et de pick-up se croisent sur le parking de la paroisse. Toute la communauté catholique de la péninsule se presse devant l’église baignant dans les lumières de l’été indien. On célèbre aujourd’hui les 160 ans de l’apparition de la Vierge Marie dans ce comté. Planté entre deux champs de maïs, le sanctuaire de Notre-Dame du Bon Secours tient plus de la modeste chapelle que de la cathédrale de Lourdes. Mais Corrie Campbell, la nouvelle directrice communication du site, est optimiste : « De plus en plus d’Américains viennent visiter notre sanctuaire. Nous sommes le seul lieu d’apparition reconnu par l’Église catholique aux États-Unis, ce qui en fait potentiellement un grand pôle de pèlerinage. »
Pour les Belges de la péninsule, cette histoire d’apparition est liée à celle de la communauté depuis toujours. Adèle Brise, la visionnaire, est née à Dion-le-Val (Belgique) en 1831, et tous les Belges ont participé de près ou de loin aux processions à travers les années passées. Beaucoup voient dans la tentative de « nationalisation » du sanctuaire une dépossession de leur héritage. Pour Margareth, qui enseigne le wallon à ses heures perdues, le message de la Vierge a été transmis en wallon : « Adèle Brise maîtrisait mal le français et ne parlait pas l’anglais. La Sainte Vierge a forcément dû s’adresser à elle en wallon. »
Clifford Abts, 92 ans, a longtemps fréquenté l’église de Notre-Dame de Champion : il a été enfant de chœur lors des processions mariales. Lui et sa sœur Agatha (86 ans) font partie du dernier cercle de ceux qui ont appris le wallon de la bouche de leurs parents. Ils ont vu leur communauté se fondre peu à peu dans le modèle américain. « Quand je suis arrivé à l’école secondaire, je ne parlais pas un mot d’anglais. À la récréation, on se faisait punir dès qu’on disait un mot de wallon », raconte Clifford. Les langues régionales ont longtemps été stigmatisées aux États-Unis. Elles étaient, comme chez nous, assimilées à une certaine ignorance et à un manque d’éducation. Les Belges du Wisconsin se sont progressivement interdit de parler wallon. « Aujourd’hui, on essaye de le maintenir en vie, mais les jeunes ne sont plus intéressés », assène Clifford. Accroché à son harmonica, il entame When the Saints Go Marching In, un gospel de circonstance.