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Du gain et des jeux

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Bihua Yang. CC BY-NC-ND.

Plus de 12 000 visiteurs au Brussels Games Festival, de premiers tirages qui montent jusqu’à 100 000 exemplaires… Le secteur du jeu de société est en pleine croissance, y compris en Belgique, d’où provient la superstar Time’s Up. Portrait croisé de deux éditeurs de chez nous.

Time’s Up, tout le monde connaît. Vous y avez peut-être même joué sans le savoir. Si je vous dis « un petit garçon célèbre qui fait pipi », hop, Manneken Pis, notre équipe marque un point et on passe à la carte suivante. Plus loin dans la partie, il faudra faire deviner la même personnalité en mimant (on vous laisse imaginer la scène). Mais peu de fans savent que ce jeu d’ambiance, vendu à 5 millions d’exemplaires dans le monde, doit son succès à deux compères belges. Le regard posé sur son immense collection de jeux, qui parsème les murs d’une ancienne menuiserie liégeoise, Thomas Pro­voost se souvient de son coup de foudre pour l’édition américaine de Time’s Up, qui l’a conduit à la création de sa société Repos Production : « On l’a ramené de l’étranger avec des amis et on a enchaîné les parties à notre club de jeu. On s’est dit : “C’est une bombe, il faut qu’on l’importe en francophonie.” »

En 1999, diplômé de psychologie depuis peu, Thomas Provoost s’associe à Cédrick Caumont, graphiste et camarade de jeu. Six ans plus tard, après des négociations compliquées avec l’éditeur de la première version, « qui ne comprenait pas ce qu’on lui voulait », Time’s Up débarque en Belgique et en France, avec le concours d’Asmodée, géant français du secteur.

Aujourd’hui encore, malgré l’explosion du marché du jeu (1 200 nouveautés présentées au salon international d’Essen, en Allemagne, en octobre dernier), 400 000 exemplaires de Time’s Up sont vendus chaque année en Europe. Devenu une marque au-delà d’un jeu, ce succès populaire est décliné en trois versions (« Party », « Family » et « Kids »). « Dans le milieu de l’édition, tout le monde rêve d’un best-seller, parce que ça permet de prendre son temps pour perfectionner les projets suivants. Quand il arrive dès la première tentative, c’est le paradis », sourit Thomas Provoost. Basée à Bruxelles, Repos Production compte 19 employés et édite plusieurs autres succès, comme 7 Wonders (« le jeu de société le plus primé au monde ») et Concept, tous deux vendus à 1 million d’unités.

La passion du cube en bois

Même galaxie ludique mais changement de planète : Pearl Games (trois personnes) siège à Frasnes-lez-Buissenal (Hainaut)… à 20 mètres du domicile du fondateur. Sébastien Dujardin, ingénieur de formation, crée des « jeux de niche », ceux réservés aux passionnés qui sniffent du pion dès le petit matin. L’aventure a débuté en 2010, avec l’envie de monter sa boîte pour éditer Troyes, créé avec deux de ses amis pendant une période de chômage. On nage à des kilomètres de la déconne de Time’s Up  : règles complexes, cadre médiéval, cartes personnages dont il faut exploiter la fonction, cathédrale à bâtir… Mais la proposition ne s’adresse pas au même public. Elle plaît aux esthètes (80 000 exemplaires vendus dans le monde) et le succès d’estime inspire d’autres œuvres, qui se déroulent cette fois-ci dans un cadre belge : Bruxelles 1893, sur le thème de l’Art nouveau, ou Tournay. « J’ai voulu me faire plaisir, se souvient Sébastien Dujardin, le regard perdu dans les collines hennuyères qui bordent la fenêtre de son bureau. La couverture du jeu reproduit l’école tournaisienne de mon enfance, j’adore. Et quand des Américains m’envoient un selfie avec une de nos boîtes face à un monument belge, c’est génial. »

Le patriotisme séduit aussi des acteurs plus nationaux : les communes de Tournai et de Frasnes l’ont couronné citoyen d’honneur. Mais ça ne suffit pas à l’entrepreneur, qui s’exporte en Asie ou en Amérique du Sud.

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Bihua Yang. CC BY-NC-ND

Ce développement à l’international semble obligatoire pour les acteurs belges s’ils veulent prospérer. Même chez les éditeurs modestes, dont fait partie Pearl Games à l’époque de Troyes, les boîtes de jeux sont généralement tirées en trois langues (français, anglais et allemand) et ensuite réparties chez des distributeurs étrangers. Mais conquérir d’autres marchés, à l’instar de Repos Production qui couvre une quarantaine de pays, requiert beaucoup d’énergie. Cette prospection intéresse peu Sébastien Dujardin, qui se définit avant tout comme un « créatif », la tête rivée sur les mécaniques. Quand Asmodée l’approche en 2014 pour racheter sa société, il y voit l’opportunité de grandir sans se détourner de ses obsessions. « On est devenu un “studio” affilié (ils en ont une demi-douzaine). Concrètement, ça ne change pas grand-chose : j’ai sept fois plus de clients qu’avant, mais ce sont les filiales d’Asmodée, présentes partout dans le monde. Il y a des contraintes de présentation de nos produits, mais on m’a donné la main-d’œuvre pour déléguer, donc j’ai encore plus de temps pour créer des jeux innovants. Je ne fais plus que ça, comme une sorte de division recherche et développement. »

Jouez belge

Ces dernières années, le distributeur français Asmodée a été pris d’une fameuse fringale. Le groupe a acquis de grosses bécanes, comme Fantasy Flight Games aux États-Unis. « C’est bien simple, décoche Thomas Provoost (Repos Production), à part au Québec, ils ont racheté tous les distributeurs avec lesquels on travaillait. Maintenant, on tire nos jeux en 17 lan­gues. » Oui mais, et chez nous, comment ça se passe ? « De plus en plus d’événements fleurissent, mais je ne sais pas si on joue plus qu’ailleurs, hésite Sébastien Dujardin, je constate que la Belgique a bonne réputation, notamment grâce à Repos Production. Mais le secteur croît dans tous les territoires qui ont la chance de bénéficier de temps de loisirs. On vend très peu de jeux en Afrique, par exemple. »

En Belgique, le réseau des magasins spécialisés fonctionne beaucoup mieux qu’en France selon Thomas Provoost : « Chez nous, les commerciaux vont sur place, rencontrent les gens en présentiel, alors que, là-bas, c’est plus éclaté, les contacts se font par téléphone et certains jeux passent à la trappe. » « En festival, je rencontre des familles qui sont ravies de s’essayer à des créations belges, renchérit Sébastien Dujardin. Par contre, les passionnés, eux, s’en foutent. Ils regardent le jeu et ses mécaniques. » Et pour cause : cette frange du public connaît les noms des auteurs, la patte des éditeurs. « Pour se démarquer, l’idée la plus forte qu’a eue Repos Production, c’est de mettre des sombreros (sur leurs logo et leurs têtes, en salon), s’amuse Thomas Provoost. En Europe, ils représentent la fête, comme un nez de clown. Le fait d’être belges, décalés, de faire des blagues, c’est du marketing pur, même si on le fait avec plaisir. »

L’expérience acquise par l’équipe de Repos Production sur Time’s Up a développé son flair. La société a relooké le jeu confidentiel We are the word, désormais appelé Just One, qui a décroché le « Spiel des Jahres » 2019 (« Jeu de l’année » en Allemagne, la récompense la plus convoitée du milieu) : « On n’est pas auteur, mais on aime défier les limites des créateurs. On se considère “metteurs en jeu”, comme au théâtre : on choisit la boîte, le matériel, on travaille l’équilibrage, on fixe le prix idéal… Je peux me tromper, mais je sens souvent quand un produit va marcher. » Chez Pearl Games, l’éditeur se double parfois d’une casquette d’auteur, « ce qui permet d’envisager un projet de manière globale, du prototype aux illustrations finales », explique le fondateur, qui prend deux ans pour réaliser un jeu, ponctués de centaines de sessions de test. « Concevoir des expériences ludiques qui racontent des histoires, comme notre dernier-né, Black Angel, pour lequel je me suis intéressé à la science-fiction, ça prend du temps. Il reste plein d’univers que je n’ai pas encore eu l’occasion d’exploiter sur plateau, par exemple le western. » Partie remise ? Les dés ne sont pas encore jetés.

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