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Infractions à tout bout de champ

Haies-biodiversité
Jason Holey. CC BY-NC-ND.

Y a pas que les oiseaux qui disparaissent en Wallonie. Les haies, les prairies permanentes, les mares ont aussi été englouties par l’agriculture intensive. Et la petite faune avec. Aujourd’hui, des agriculteurs et environnementalistes nous alertent. Une des mesures européennes censées protéger l’environnement en zone agricole, la « conditionnalité », n’est pas respectée. Ni contrôlée efficacement par la Région wallonne.

Il drachait à seaux, ce 16 octobre 2019, sur la plaine limoneuse de Thudinie, au sud-est du Hainaut. Jean-Denis Losseau, agriculteur et chasseur de petit gibier « naturel » (il insiste), avait sorti une kyrielle de documents de ses armoires, lettres tapées à la machine ou à l’ordinateur, de plus de vingt ans d’actions en faveur de la biodiversité dans les zones agricoles wallonnes.

Plusieurs mois plus tôt, il avait contacté Médor, joignant un courrier adressé, en décembre 2018, à René Collin, alors ministre wallon de l’Agriculture (qui n’a jamais répondu). Le courrier était signé du « Conseil cynégétique de Thudinie » et respirait l’inquiétude. Cette même inquiétude qui tenaille Jean-Denis Losseau depuis si longtemps et l’a poussé, depuis plus d’une décennie, à installer des zones naturelles dans ses cultures, où les bergeronnettes côtoient les faucons crécerelles et les coqs faisans.

Le Conseil cynégétique (pour nos lecteurs urbains élevés hors sol, le terme cygénétique se rapporte à la chasse), dont Losseau est membre, s’inquiétait de la « disparition du petit gibier dans les plaines et les bois de Thudinie » et tirait un constat : les haies sont arrachées par les agriculteurs, des nitrates et des pesticides sont épandus dans des zones où ils ne devraient pas l’être, des particularités topographiques sont malmenées (talus rasés, fossés comblés). « L’agriculture dans notre région et partout en Wallonie ne respecte pas la conditionnalité, et les contrôles agricoles sur cette conditionnalité sont déficients : la biodiversité en paye les conséquences », assène Jean-Denis Losseau.

La conditionnalité ? Derrière ce terme se cache un des éléments essentiels de la Politique agricole commune européenne. Depuis 2005, pour recevoir les fameuses primes européennes, si nécessaires à la survie de leurs exploitations, les agriculteurs doivent respecter un ensemble d’exigences relatives au bien-être animal, à la biodiversité, aux conditions sanitaires, mais aussi aux « bonnes conditions agricoles et environnementales », alias les BCAE. Elles obligent, notamment, à implanter des bandes tampons de six mètres le long des surfaces d’eau, où l’on n’utilise pas de pesticides, à protéger les eaux souterraines, à demander des autorisations pour prélever de l’eau d’irrigation, à protéger les sols et, aussi, à maintenir les « particularités topographiques » : haies, mares, fossés, talus.

L’objectif est de garantir un « socle de base minimal » pour l’environnement et la biodiversité en zone agricole, selon les termes de Thierri Walot, chargé de mission à l’UCL (voir son interview en fin d’article).

Disparition insidieuse

Un ensemble de photos reçues durant nos recherches permettent de comprendre l’ampleur du problème. Elles ont été prises dans le Hainaut par un agriculteur soucieux de la biodiversité mais désirant rester anonyme. En à peine deux heures de marche, il a observé des infractions dans onze exploitations agricoles – et ça lui arrive souvent. C’était au début du mois d’octobre. Il explique : « Là, l’agriculteur devrait respecter une zone tampon où il n’applique ni fertilisants ni produits phytosanitaires sur 6 mètres de large le long d’une surface ou d’un cours d’eau. Pourtant, on peut voir clairement que c’est exploité et pulvérisé jusqu’aux berges. C’est évidemment un souci : respecter les bandes tampons, c’est éviter que les eaux ne soient polluées. C’est aussi ménager des lieux de nourriture, d’abri et de reproduction pour la petite faune. »

Une autre infraction surgit dans sa moisson de clichés. Plusieurs voiries, bitumées ou pas, sont directement bordées par un champ labouré ou cultivé. Or, l’agriculteur n’est pas censé labourer, semer ou pulvériser sur une distance d’un mètre à compter du bord de la voirie, dixit l’arrêté du gouvernement wallon qui fixe les règles sur la conditionnalité. Plus loin, ce sont des haies indigènes, des buissons, des berges, qu’on voit petit à petit être détruits.

Ces images ne sont pas très différentes d’autres, prises par Jean-Denis Losseau et envoyées tout au long de nos échanges d’e-mails, ponctués d’une bardée de points d’exclamation. « Nous avons eu des coulées de boue, en 2018, facilitées par la disparition des haies. Doucement, on assiste à la disparition des bosquets, des bords des champs. C’est insidieux, cela échappe à beaucoup de gens, mais l’impact pour la biodiversité, la petite faune, les oiseaux, les insectes, est considérable ! »

Les victimes de l’intensification

Dans un article paru en mai 2019 dans Chasse et Nature, la revue du lobby wallon de la chasse, un ingénieur agronome à la retraite, Léon Bourdouxhe, raconte très bien, à travers l’exemple de son village de Thudinie, le destin de l’agriculture belge. Et européenne. Trente-six agriculteurs travaillaient sur les 1 000 hectares de terres arables de sa commune dans les années septante. Aujourd’hui, il n’en reste plus que quatre. Les parcelles ont été regroupées, et le « paysage en mosaïque » d’alors, où l’agriculture était familiale, est devenu le paradis des « monocultures ». « L’intensification agricole et le regroupement des terres agricoles ont induit la destruction de la plupart des éléments favorables à la biodiversité globale. » Entre 1980 et 2015, la taille moyenne des exploitations a presque triplé.

Bourdouxhe décrit un mouvement historique devenu aujourd’hui anxiogène. À l’origine, le défrichement des forêts a bouleversé la biodiversité et amené dans nos contrées de nouvelles espèces végétales et une faune « steppique », allant du lièvre d’Europe à l’alouette, la perdrix ou le désormais très menacé bruant proyer, qui disparaît au taux alarmant de 15 % par an (voir notre article « Les oiseaux ne se cachent plus pour mourir »). Ce petit peuple, auquel il faut ajouter les bleuets ou les chrysanthèmes des moissons, a pris l’intensification de l’agriculture en pleine figure.

Haies-biodiversité
Jason Holey. CC BY-NC-ND

Comme le dit le Rapport sur l’état de l’environnement en Wallonie (une publication de la direction générale des Ressources naturelles, de l’Agriculture et de l’Environnement – DGARNE) : l’avifaune agricole a décru de 47 % entre 1990 et 2015. L’administration pointe les coupables : « L’utilisation de produits phytopharmaceutiques, l’augmentation de la taille des parcelles et la perte des éléments structurants du paysage, entraînant une réduction des ressources alimentaires et des sites de nidification. »

C’est la chaîne alimentaire qui a été bouleversée. Car une moissonneuse-batteuse plus performante laisse moins de grains pour les « non-humains » après les moissons. Car les herbicides tuent les mauvaises herbes où les insectes se développent, impactant aussi les oiseaux qui ont besoin de ceux-ci pour se nourrir. Car les prairies permanentes ont vu leur surface diminuer de 23 % entre 1980 et 2015 au profit de cultures comme le maïs ou la pomme de terre, nettement plus intensives (chaque année, la pomme de terre wallonne s’arrose de 20,9 kg de substances actives). Cette diminution nuit à l’environnement et restreint les abris pour la faune. Le sud du pays se débat face à un dilemme : l’agriculture est là pour produire à manger, mais, en même temps, elle occupe une surface tellement importante de la région (42 % du sol wallon en 2018) que son impact sur le vivant ne peut plus être occulté.

Jean-Denis Losseau surgit de son salon, oscille vers son bureau (« L’ordinateur est lent, je vous préviens ») et se connecte sur le géoportail WalOnMap. Grâce à la fonctionnalité « voyage dans le temps », il montre des images satellites de haies qui disparaissent, d’année en année, en Hainaut. La situation ne s’arrête pas à cette province. Dans les années 70, l’arrachage de haies était quasiment systématique au plateau de Herve, par exemple. « Pour moi, ces infractions ne sont pas assez contrôlées et pénalisées. Pourtant, il ne s’agit pas simplement de sauvegarde des oiseaux, mais bien de permettre à tout notre système agricole d’être résilient », assène-t-il. L’agriculteur-chasseur remet en question l’assiduité du département de la Police et des Contrôles, de la direction générale opérationnelle Agriculture, Ressources naturelles et Environnement, qui est en charge de contrôler les aides de la PAC.

Un manque de contrôle

Losseau ne tire pas ce constat seul, depuis sa plaine thudinienne. Début 2019, Natagora, l’association de protection de la nature, prenait une position ferme dans son document « Il est encore temps de changer de CAP » : « À l’heure actuelle, la conditionnalité est largement défaillante, car les règles sont peu strictes, les contrôles, trop peu nombreux et les infractions constatées, peu ou pas suivies. » Emmanuelle Beguin, responsable de politique agricole chez Natagora, précise : « Il y a un manque d’inspections en matière de BCAE. Sur de nombreuses autres mesures de la conditionnalité, les contrôles sont, eux, très exigeants (l’identification du bétail, par exemple). Cela explique aussi l’agacement des agriculteurs sur le sujet des contrôles. »

Selon elle, des incohérences existent dans la nature de ces mesures ou dans leur application. Elle cite des exemples. « On interdit l’épandage de fertilisants à moins de 6 mètres de toute eau de surface, mais on n’interdit pas de cultiver jusqu’au bord de la berge. Or, comme c’est cultivé partout, l’administration ne sait pas dire s’il y a eu contamination des cours d’eau ou pas. L’infraction est généralisée en Wallonie, depuis des années. On peut légitimement supposer que cela contribue à la pollution aux pesticides des cours d’eau en Wallonie : ils sont présents en concentration mesurable dans 65 % des sites de contrôle de la qualité des eaux souterraines. »

Cette information est présente dans le Rapport sur l’environnement wallon de 2017, qui précise que, dans 17 % des cas, la qualité de ces eaux est moyenne à mauvaise. « Après les nitrates (fertilisants, NDLR), les pesticides constituent le second facteur de dégradation des eaux souterraines. » Le Rapport buse par ailleurs la Wallonie sur un point : elle devait atteindre, pour 2015, un bon état de ses eaux de surface et souterraines. Or, seulement 41 % des masses d’eau de surface sont en bon ou très bon état écologique. Objectif reporté à 2021. Ou 2027, date butoir européenne fixée par la directive-cadre sur l’eau.

Emmanuelle Beguin s’interroge aussi sur le maintien des particularités topographiques (la BCAE 7 concerne la protection des haies, mares, talus, fossés et autres). « La Wallonie n’a toujours pas mis en place de référentiel de ces éléments topographiques, fixé par rapport à une année de référence. Comment peut-elle dès lors contrôler que ces éléments, qui sont la base d’un maillage écologique pour la biodiversité, sont maintenus ? » Thierri Walot (UCL) renvoie, lui, à des premières recherches menées sur l’empiétement des travaux agricoles à moins d’un mètre de la voie publique. Conclusion : seulement un quart des terrains scrutés dans ces études n’empiéteraient pas sur la voie publique. « La contribution de ces accotements enherbés d’un mètre, déjà modeste, en est encore réduite. »

Mi-octobre 2019, Médor a contacté le Service public Wallonie pour obtenir les chiffres les plus récents des contrôles de la conditionnalité. Rappelant bien la complexité des critères pour les BCAE (400 en 2010, plus de 700 aujourd’hui), son porte-parole, Nicolas Yernaux, nous a renvoyé un état des lieux récent.

Pas moins de 190 contrôles ont été effectués en 2018 pour vérifier le respect des BCAE. Ils ont concerné 175 producteurs ; 43 d’entre eux ont été contrôlés avec au moins une non-conformité, soit 25 % (104
non-conformités constatées au total). L’année précédente, on était à 16 %.

« L’évolution s’explique par la prise en compte directe, en 2018, des constats de non-conformité émis par le département de la Nature et des Forêts (DNF), qui sont le fruit d’observations sur le terrain faites par les agents du DNF, explique Nicolas Yernaux. Si on ne prend pas ces constats en compte, les résultats de 2018 reviennent à un niveau similaire à celui de l’année précédente. » Ces constats avec infraction ne concernent toutefois que 12 producteurs.

Un agriculteur en infraction est sanctionné par une réduction de 1, 3 ou 5 % de ses primes, selon la gravité de l’infraction et trois fois plus en cas de récidive. La sanction oscille entre 20 et 100 % en cas de non-conformité intentionnelle.

Hormis les constats du DNF, les contrôles effectués sur place sont le fruit d’un échantillonnage. L’inspection agricole doit contrôler au moins 1 % du nombre de demandeurs d’aide pour la partie BCAE de la conditionnalité. Un pourcentage trop bas pour plusieurs de nos interlocuteurs, en comparaison avec les 12 800 exploitations agricoles bénéficiant actuellement de la PAC, mais, aussi, des 10 % de taux de contrôle qui sont actuellement appliqués aux mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC). Ce système de soutien financier aux agriculteurs prenant des mesures volontaires pour protéger l’environnement (telles que l’installation de cultures favorables à l’environnement, de bandes pour la faune, la protection des mares ou des bosquets) ne doit pas être confondu avec la conditionnalité.

Haies-biodiversité
Jason Holey. Tous droits réservés

Est-ce que notre service public wallon en fait suffisamment pour faire respecter la conditionnalité ? Côté administration, le directeur ad interim des Contrôles, Gilles Devallée, estime qu’ils ont « jusqu’à présent toujours pu réaliser les missions qui lui ont été déléguées, dans les délais imposés » : 55 agents sont affectés à l’inspection des 20 réglementations liées à la très complexe PAC. En 2019, ils ont effectué en moyenne 64 contrôles chacun. Et l’administration de botter en touche : « Aucun élément à notre niveau ne permet de confirmer des taux d’infractions réels supérieurs à ceux que nous vous avons fournis. » En 2016, suite à un audit européen du contrôle de la conditionnalité par la Région wallonne pour la période 2012-2014, la Wallonie a « subi une correction financière de 1 954 000 euros », explique Nicolas Yernaux. Un remboursement des aides européennes, donc, pour plusieurs faiblesses constatées dans le contrôle (dont un taux de contrôle inférieur à 1 % en 2012).

On ferme les yeux

Un fin connaisseur du contrôle de l’administration wallonne tresse des lauriers à la conditionnalité. C’est une « merveille » qui pouvait « enfin amener un équilibre entre production et environnement ». Mais vient vite la sanction. « Ce bel outil n’est pas bien appliqué dans la plupart des États membres, et donc en Région wallonne. On ferme les yeux sur pas mal de choses, on interprète les normes de manière restrictive. Le fait d’en faire le moins possible ne rend pas service à la profession et à la durabilité du système agricole. En politique, dans l’administration, mais aussi dans la profession agricole, on semble ne pas encore avoir vraiment compris qu’il faut assurer la résilience du sol, le protéger de l’érosion, capter l’azote et le carbone par les haies, lutter contre la pollution, aider la pollinisation, protéger bétail et cultures des extrêmes climatiques. La conditionnalité, ce n’est pas pour punir les agriculteurs, c’est pour protéger l’agriculture. Personne ne semble se rendre compte qu’à part le maïs, pour lequel on a encore des améliorations génétiques, le rendement des autres céréales stagne, car nos sols sont à bout. On se dirige vers un problème majeur de fertilité. »

Bien plus que les contrôleurs, c’est le personnel politique que certains agriculteurs comme Jean-Denis Losseau et les naturalistes interpellent. Thierri Walot (UCL) voit un manque de « volonté institutionnelle pour intensifier les contrôles sur la conditionnalité et accroître sa portée ».

Des signaux positifs s’allument sur d’autres fronts. Selon nos informations, la direction générale des Ressources naturelles, de l’Agriculture et de l’Environnement tente de recenser les zones forestières déboisées sans permis et transformées en terres de culture. Pour toute infraction après 2015, les parcelles ne seraient plus éligibles aux primes PAC et il faudrait les reboiser. Surtout, l’engagement par le gouvernement wallon de planter 4 000 kilomètres de haies, annoncé début septembre 2019, a suscité l’enthousiasme – et la polémique. Reconnaître qu’il fallait le faire a séduit les plus environnementalistes de l’administration wallonne. Mais des vétérans de la protection de la biodiversité en zone agricole, comme Jean-Denis Losseau, ont aussi activé leurs méninges. Celui-ci exhibe un vieux programme du PRL (Parti réformateur libéral), fin des années 90, promettant de développer les haies – sans effet. Il rappelle que planter des haies n’est pas une évidence pour toute zone agricole (chez lui, les drains présents dans les sols rendent la mission périlleuse). Que le précédent ministre compétent, René Collin, n’a pu en planter que 112 kilomètres (l’intéressé estime, lui, que c’est un succès). Et que, derrière cette muraille de haies, il ne faut pas oublier les mares, les prairies de haute valeur biologique, les bandes où l’herbe et les fleurs poussent sans inquiétude – à sauvegarder et à recréer pour retricoter le maillage écologique de nos campagnes.

La pluie tombe toujours sur le ciel de Thuillies et engorge les champs de Jean-Denis Losseau. La terre agricole wallonne, elle, n’a jamais été autant au pied du mur.

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