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Acier trompé

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La Petite Frappe. CC BY-SA.

Enquête sur une déroute industrielle qui a coûté des centaines de millions d’euros à la Région wallonne. Pour rien, ou presque. Duferco, le sauveur de l’acier, s’est replié en Italie laissant des sols pollués, qu’il revend aujourd’hui chèrement aux pouvoirs publics wallons. Soupçons de corruption, abus de biens sociaux, atteinte à l’environnement : la justice belge ne sait plus où porter le fer.

Ils sont passés par la petite porte. Les négociateurs venus de Russie se faisaient annoncer au poste de garde filtrant de la rue des Rivaux, tout près du château des Boël, les anciens maîtres de La Louvière. Plusieurs allées et venues sur la pointe des pieds, pas vraiment « à la russe ». Sans lever le portique d’entrée et en évitant donc d’effaroucher les représentants des travailleurs. Dans l’acier, les syndicats se méfient de tout : des purges à l’emploi, d’autres méthodes de production et même, en l’occurrence, de Tchernobyl.

Cela se passe en 2006, juste avant la grande crise bancaire. Réunis au chevet de la sidérurgie hennuyère, les Russes de Novolipesk – on dira plutôt « NLMK » – et les Italiens de Duferco avec, à leur tête, Antonio Gozzi. Ils négocient à l’époque une joint-venture, un accord de coopération pour gérer ensemble Duferco. « Il professore » Gozzi avait bondi de nulle part, en 1997, pour sauver une partie de l’acier wallon, via la reprise des Forges de Clabecq. Pour un euro symbolique. Gozzi et Duferco avaient ensuite racheté les anciennes us­i­nes Gustave Boël de La Louvière (1999) et Carsid, à Charleroi (2001). D’un coup, les survivants de la sidérurgie belge étaient aux mains de deux hommes : Lakshmi Mittal, roi du bassin de Liège, et le professeur Gozzi, maître en Brabant et dans le Hainaut. Retour à l’âge d’or de l’acier ? Bof, on verrait bien…

L’urgence pour Duferco, c’était de trouver des brames de fer, du combustible, pour faire tourner ses « nouvelles » usines. Et les Russes de NLMK, contrôlés par l’oligarque Vladimir Lisin, deuxième fortune du pays, en avaient tant qu’on voulait. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre. Sur le dos des Wallons, diraient les mauvaises langues. Car la richesse commune de ces deux producteurs d’acier, à l’époque, c’était la man­ne incroyable de subsides pompés par Duferco auprès de deux gouvernements régionaux successifs. Sous les ministres de l’Économie Serge Kubla (jusqu’en 2004) et Jean-Claude Marcourt. Même générosité auprès du MR que du PS, leurs alliés Écolo et CDH tremblant aussi face à d’impopulaires pertes d’emplois.

Accord sur Guernesey

« Oui, oui, l’accord signé en 2007 avec les Russes nous a donné deux ans de tranquil­lité. Comme à chaque fois. Deux ans seulement », sourit Giorgio Zilio, un enfant de l’acier qui a été chargé des investissements chez Duferco à la suite d’une série acharnée de cours du soir.

Un de ses anciens collègues résume à sa manière le mystère des négociations de La Louvière : « Quand même, ces 950 millions payés par NLMK à Duferco, ils doivent couvrir une fameuse opération de blanchiment. Bizarre, non ? » Tout comme le renoncement de NLMK à acquérir le sol de ses « propres » usines. « Ils ont foré comme des malades et tout était bien trop pollué », continue cet ouvrier. Le gouvernement wallon n’a jamais prêté trop d’attention à ces détails.

Ancien membre du Parti socialiste italien, selon ses propres dires, Antonio Gozzi a obtenu tout ce qu’il a voulu des gouvernants wallons. Surtout à chaque toussotement de l’acier liégeois. En 2003, grâce au ministre libéral de l’Économie Serge Kubla et à un gouvernement PS-MR-Écolo, de l’argent public a été massivement injecté dans une filiale de Duferco. « Que fallait-il faire ?, interroge un député qui a laissé voguer la galère. Assister sans bouger à la déglingue simultanée des deux bassins sidérurgiques ? » La plupart des subsides ont été versés sur le compte de la Foreign Strategic Investments Holding (FSIH), une société cogérée par Duferco et la Région wallonne, enregistrée sur l’île Anglo-Normande de Guernesey, paradis de la randonnée et de la fraude fiscale.

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La Petite Frappe. CC BY-SA

En 2016, la Commission européenne a condamné cette concurrence déloyale, réclamant à Duferco 211 millions d’euros sur les 500 reçus en huit ans, considérés comme des « aides illégales ». Selon l’Europe, la Wallonie a maintenu artificiellement à flot un groupe d’entreprises sidérurgiques « qui n’étaient plus viables » et « retardé leur sortie du marché, aux frais du contribuable ».

Le groupe sidérurgique a aujourd’hui interjeté appel contre cette décision ruineuse. Dans un document interne, la firme italienne considère que les aides indues sont à entendre comme des « prises de participation » des autorités wallonnes dans des activités en péril. Sur la base d’un audit commandé auprès de PricewaterhouseCoopers, le groupe Duferco cherche à démontrer que « l’impact global du partenariat entre Duferco et la Région wallonne sur l’économie en Wallonie, sans tenir compte des investissements, peut être estimé à environ 4,5 milliards d’euros ». Un bilan positif ? C’est gonflé, vu les pertes d’emploi finales.

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La Petite Frappe. CC BY-SA

Car, aujourd’hui, Gozzi et ses directeurs ont franchi les Alpes par un tunnel discret, dans l’autre sens. Un patron belge inconnu du grand public, Olivier Waleffe, gère comme il le peut les nouvelles activités immobilières du groupe Duferco. Vingt-six membres du personnel sont recensés chez Duferco Wallonie et trois auprès d’une autre société spécialisée dans l’économie verte (Deep Green), contre 833 au moment de la reprise des activités de La Louvière. Leur nouvelle mission : tenter d’assainir des sols pollués et les refiler aux pouvoirs publics wallons. Sous l’œil de policiers tapis dans l’ombre, qui ont flairé une nouvelle affaire.

Lotto congolais

Du sauvetage à la malédiction, de la coulée continue de subsides au flot de plaintes en justice : les malheurs de Duferco commencent aux lendemains d’un cru infect. « 2008 avait démarré sur les chapeaux de roue. Des résultats très prometteurs, se souvient Olivier Waleffe. Mais la crise des banques a comprimé la demande de voitures et d’électroménager, la conjoncture s’est retournée et l’année s’est achevée sur une fameuse douche froide. » Le patron Antonio Gozzi avait-il déjà l’esprit ailleurs ? À l’époque, il gaspille sa trésorerie en jouant à la Loterie congolaise.

Au début de 2009, Duferco rêve en effet d’un autre éden, à l’instar de firmes chinoi­ses ou russes. Gozzi met le cap sur la République démocratique du Congo, officiellement pour importer du minerai. Il est guidé sur place par un étrange trio d’éclaireurs : l’ancien ministre wallon Serge Kubla, devenu simple député, l’un de ses amis d’affaires français, spécialiste des jeux d’argent, et son comptable belge Stephan De Witte, qui a disparu dans des circonstances troubles. Dirigé à l’époque par Adolphe Muzito, le gouvernement congolais a flairé le nouveau riche. Il impose un droit d’entrée sur son petit paradis : avant de pouvoir puiser dans le sous-sol minier, les investisseurs doivent financer un projet foireux de Loterie nationale. En mise de départ, bakchichs et primes de silence, Duferco perd au moins 11 millions d’euros dans ce piège.

Ce dossier illustre la navigation à vue des Italiens. Il devrait aboutir au début de 2018 devant les tribunaux belges. Le 24 février 2015, le député-bourgmestre de Waterloo Serge Kubla a été coffré à la prison de Saint-Gilles, où Antonio Gozzi l’a rejoint pour une nuit. Aux gardiens croyant à une visite ministérielle, le premier est apparu fort nerveux, le second plutôt zen.

L’enquête judiciaire a révélé que Kubla était payé à Malte pour ses activités de « consultance en prospection industrielle et commerciale » sur le continent africain. Détail piquant : ses factures à 60 000 euros le trimestre étaient envoyées à la mauvaise adresse. Duferco s’est emmêlé les pinceaux dans ses paradis fiscaux. La firme italienne demandait à l’homme politique belge de facturer à sa filiale Ironet, à une adresse de Lugano en Suisse, alors que cette société-écran était enregistrée au Liechtenstein. Une méprise comptable qui aurait incité le juge d’instruction Michel Claise, spécialiste de la lutte contre la criminalité financière, à enfoncer le clou et à obtenir une coopération totale de la Suisse, qui rêvait de redorer son blason après une mauvaise série de scandales financiers. Inculpé pour corruption, comme Gozzi, Kubla aurait fini par avouer le paiement de pots-de-vin à des officiels congolais, dont l’ex-Premier ministre Muzito.

Kubla perd son toit

Avant même le procès, Serge Kubla viendrait de se voir confisquer l’un ou l’autre bien immobilier. Notamment sa villa du 103 de l’avenue du Manoir, à Waterloo, mitoyenne à celle du milliardaire kazakh Patokh Chodiev. La justice belge veut éviter une éventuelle organisation d’insolvabilité du « consultant » de Duferco. Sur son compte suisse opéré depuis une fondation liechtensteinoise, Kubla aurait accumulé jusqu’à 5 millions d’euros à l’abri du fisc. Une petite partie seulement proviendrait de ses activités pour Duferco. La part du lion reste un mystère. Quasi tout aurait disparu entre-temps, selon des sources judiciaires.

Et Duferco ? « No comment pour le moment. L’instruction est en cours », souffle la pénaliste Michèle Hirsch. Depuis plus de deux ans, l’avocate belge de la firme italienne s’escrime à limiter le préjudice d’image. À ce stade, il n’est pas établi qu’une intervention politique ait favorisé l’obtention des subsides wallons. Des doutes éternels planeront sur la Société wallonne de gestion et de participations (Sogepa), le bras financier du gouvernement. L’ex-président de ce guichet politisé d’aide aux entreprises, Libert Froidmont, étiqueté PS, est décédé en juillet dernier. Et la justice semble renoncer à pousser l’investigation sur ce terrain délicat. Or, en 2003 et 2004, Froidmont aurait négligé de déclarer à son employeur qu’il avait empoché quelque 75 000 euros de revenus étrangers, payés sur un compte ouvert à Guernesey. Cette rémunération lui était payée en tant qu’administrateur à titre privé de la FSIH, la société de Guernesey cogérée par Duferco et la Région wallonne. Celui qui libérait les subsides wallons à Duferco était impliqué dans leur utilisation ! Ainsi a fonctionné la Région wallonne. De rouille et de soufre.

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La Petite Frappe. CC BY-SA

Mon vilain légionnaire

Qui pouvait connaître les petits secrets congolais du chef, au siège de Duferco La Louvière ? Deux hommes proches des ouvriers. Le premier était surnommé « Dieu ». Roger Leclercq est né dans l’usine. Il y a grandi en tant que délégué syndical FGTB et s’est donné les allures du vrai gestionnaire des ressources humaines. Rarement dans l’histoire industrielle de ces trente dernières années, un syndicaliste n’aura à ce point incarné la terreur pour un patron. « Sous Roger le Rouge, dit un proche, Gozzi ne pou­vait se permettre de toucher au moindre travailleur sans lui demander son ac­cord. » Était-il au courant du dossier congolais ? « Je n’ai rien vu venir, jure Leclercq. L’affaire Kubla, je l’ai apprise par les journaux. »

Massimo Pioggia occupait, lui, une autre fonction stratégique au sein de l’usine de La Louvière : chef de la sécurité auprès d’Antonio Gozzi. « Le Légionnaire » était arrivé chez Duferco en 2004, juste après avoir aidé l’OTAN à stabiliser l’Irak après la chute de Saddam Hussein. Né en Sicile, abandonné par ses parents, il avait suivi son frère à la Légion étrangère, à l’âge où ses copains regardaient encore pousser leur moustache. Les missions risquées aux qua­tre coins du monde, c’en était trop pour sa femme et ses rêves de famille. Une connaissance politique l’avait amené chez Antonio Gozzi, à La Louvière, la cité des Loups, où Pioggia a été mandaté pour étouffer toute rébellion d’ouvriers mécontents. Il régnait sur le poste de garde et aurait régulièrement répondu aux demandes de la direction de délivrer des badges d’accès à des ouvriers ou à des cadres non inscrits auprès de la sécurité sociale belge et donc moins coûteux. Gozzi avait autant besoin d’une telle sentinelle qu’il s’en méfiait. On a dit du « légionnaire » qu’il était au courant de tout et fermait les yeux sur certaines disparitions de matériel. « J’ai convoyé Elio Di Rupo et Gozzi dans la voiture de mon adjoint, j’ai vu défiler tous les dirigeants de la Sogepa, venus en catimini, dit-il. Mais Serge Kubla, non. Jamais vu. »

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David Evrard. CC BY-SA

Le grand tabou

Quand commencent les folies congolaises, en 2009, Antonio Gozzi se félicite encore du partenariat avec les Russes de NLMK. « Le sidérurgiste russe financièrement le plus puissant », déclare-t-il dans une interview à L’Écho. Entraîné par le syndicaliste Roger Leclercq, le professeur Gozzi sponsorise le club de foot de La Louvière jusqu’à sa radiation des tablettes de l’Union belge. Il entretient l’illusion d’un projet industriel dura­ble. Il gagne du temps. Durant toute l’année 2010, Duferco vivote avant la vraie tempête.

Lors du divorce à l’amiable avec les Russes, fin avril 2011, tout s’accélère. « En un temps record, je suis devenu un pestiféré, raconte le chef de la sécurité des biens et des personnes, Massimo Pioggia. Dans la voiture de Gozzi, j’ai entendu des choses que je n’aurais pas dû entendre. Les directeurs parlaient à voix basse quand j’étais dans les parages. J’ai compris qu’à ce moment, déjà, Duferco préparait la fermeture complète du site et cherchait à acheter les syndicats. » Le dur à cuire subit alors de petites vexations qu’il soumettra plus tard à un avocat. On chercherait à l’intimider, sous-entendant qu’il perdra son logement. Il bande les muscles, résiste à la pression et tape du poing sur la porte.

Le 5 avril 2011, cassé en deux, il déclare à la police locale de La Louvière qu’il est tombé dans un traquenard sur son lieu de travail. Vers 13 h 30, un directeur lui a demandé d’aller remettre de l’ordre dans un coin perdu de l’usine. Du vandalisme, des vols de métaux, dit-on. Pioggia s’y rend seul. Il faut être deux en pareille circonstance, selon le règlement interne. « Un homme s’est dressé face à moi. Avec l’objet qu’il tenait en main, il m’a frappé au bras. Je lui ai filé un coup de poing dans la figure. Et, au même moment, deux complices ont surgi par l’arrière. Ils ont tapé où il fallait pour m’abattre : au milieu du dos. Dans l’usine, chacun savait que j’avais été opéré à la colonne vertébrale suite à un accident de voiture, le jour de mon mariage. Regardez ces vis et ces broches… » Le P-V d’audition est resté lettre morte. « “Vous travaillez dans un lieu délicat. Faites attention à vous”, m’a dit la police locale. »

Depuis ce jour-là, Pioggia veut savoir qui a voulu l’impressionner. Il est en possession d’un enregistrement d’échange verbal entre un journaliste sensible à son histoire et un dirigeant de la FGTB qui pense que le coup serait venu de… la délégation syndicale. « C’est possible, mais nous n’avons rien à voir avec ça, nous », glisse un métallo de la CSC (le syndicat chrétien), qui soupçonne plutôt la FGTB (socialiste). « À La Louvière, des élections sociales ont été faussées, on a mis le feu à nos locaux, les pneus de nos voitures ont été crevés : la délégation socialiste a tout fait pour prendre le contrôle de l’usi­ne. Et elle y a réussi, poursuit ce métallo vert. Il faut bien l’admettre. »

DÉGOŪTÉ DES SYNDICATS

« Beuveries, prostituées dans l’usine, copinage, ce que j’ai vu dans cette usine en sursis m’a dégoûté des syndicats », confirme Giorgio Zilio, l’ancien responsable des investissements. Ex-délégué FGTB, Giuseppe Calabrese a, lui, monté une pièce de théâtre juste après la fermeture de Duferco. Dans Les Larmes de fer, il y a mis en scène le tabou ultime des syndicalistes : leur corruption. C’était dit « parce qu’il faut rire de tout ». Aujourd’hui, la justice rattrape la fiction. Au parquet de Mons, on confirme l’ouverture d’une enquête sur les abus de biens sociaux dont des dirigeants syndicaux se seraient rendus coupables lors de la phase de fermeture du site louviérois de Duferco.

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La Petite Frappe. CC BY-SA

Le jeudi 15 septembre 2011, un autre incident perturbe la région du Centre. Pour une raison qui reste inconnue, apparaît sur le site de Duferco La Louvière du césium 137 comparable aux isotopes détectés lors de la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986 en Ukraine. Il se glisse, fond et se transforme en poussière radioactive dans le four électrique du département « Produits longs ». Il s’agit d’un accident rare dans l’industrie, classé au niveau 1 – le plus bas – sur l’échelle de gravité établie par l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN). Il va mettre en quarantaine une partie des installations louviéroises durant un mois.

Cachez cette radioactivité

Selon les chiffres officiels, la poisse radioactive aurait généré 130 tonnes de poussières à traiter. Pour un coût prohibitif. « J’ose le dire, il y a eu de nombreuses manœuvres anormales. On a enseveli des poussières avec des grues, avant le décompte des dégâts, afin de minimiser l’ardoise », clame l’ex-délégué syndical FGTB Mustafa Ekinçi, membre à l’époque du Comité de prévention et de protection au travail de la firme italienne. Et il l’a dit à la police judiciaire au printemps 2017. À la demande des enquêteurs, le syndicaliste a joint des cartes de l’usine et placé des croix aux endroits visés. Il a indiqué les noms des grutiers qui étaient aux commandes des engins enfouisseurs. Les faits sont apparus suffisamment graves et précis au parquet de Mons pour qu’il ouvre un autre volet d’enquête. Décidément.

L’actuel patron de Duferco Wallonie, spécialisé dans la réhabilitation des sols, Olivier Waleffe, repousse ces accusations d’un haussement d’épaules. « Tout a été géré sous le contrôle des organismes privés ou publics concernés. Ce sont des insinuations fantaisistes. » Très vite, des travailleurs ont passé les tests ad hoc et les avis ont été rassurants sur le plan sanitaire. L’Organisme national des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (ONDRAF) ne se mouille pas trop sur les aspects liés à la santé. « Nous n’intervenons que pour la partie relative à la gestion des déchets, commente sa porte-parole Evelyn Hooft. Le problème chez Duferco, ça a été le volume très important de poussières faiblement radioactives. La firme vient de recevoir l’autorisation de concevoir une machine spécifique pour réduire au maximum les quantités à traiter. Il faudra bien sûr tester ce dispositif. On en est là… » Des déchets douteux restent actuellement stockés dans un hangar protégé des regards, le long du canal historique du Centre. Six ans après l’accident.

À l’époque, commente une autre source, anonyme, Duferco a étrangement remis en service des équipements permettant de déplacer les déchets vers ce hangar désaffecté.

Le jour de l’incident radioactif, celui-ci n’a pas été immédiatement détecté. Un camion chargé de poussières a quitté l’usine louviéroise sans faire sonner le portique de sécurité. Responsable à l’époque de ces opérations de logistique chez Duferco, Alexan­dre Nikolajev refuse de confirmer et réserve ses explications à la police. C’est en France que la radioactivité a été constatée. Une firme spécialisée dans le traitement de tels rebuts industriels (non toxiques) a renvoyé la cargaison à l’expéditeur ; la société privée Controlatom est venue confirmer la radioactivité ; et c’est après un certain délai, donc, que le four a été mis à l’arrêt. « C’est durant ce laps de temps qu’il a été décidé d’enfouir en vitesse ce qui pouvait l’être », dénonce l’ex-délégué syndical Ekinçi, en poste dans la zone du four électrique concerné par la panne. Lui et le chef de la sécurité Massimo Pioggia affirment que la période de chômage technique a été zappée avec l’accord des travailleurs : « Le personnel a été incité à fonctionner comme si de rien n’était. À la suite des plaintes émises par quelques-uns, le travail dans des conditions difficiles a été payé via le régime des heures supplémentaires. »

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La Petite Frappe. CC BY-SA

Pour son recentrage industriel sur l’assainissement des sols, Duferco a de quoi faire : la firme italienne contrôle des dizaines d’hectares de terrains, acquis pour rien, qu’elle aurait contribué à polluer et qui pourraient valoir beaucoup d’argent dans un avenir pas si éloigné. À Tubize, au début 2018, 200 premiers logements seront construits et revendus aux autorités locales sur les terres dépolluées des Forges de Clabecq. Fixé cette fois à… Luxembourg, l’ersatz de branche belge du groupe Duferco s’occupe de tout – de la dépollution à la construction –, avec l’aide d’un allié historique, la Sogepa, qui détient 49 % de Duferco Wallonie. Bienveillante jusqu’au bout, la Région wallonne.

Dans un sac Fortis

Mais revenons à la fin 2011. Duferco sort d’un accident radioactif et voilà une nouvelle tuile : le 21 novembre, le journal Le Soir révèle le problème des subsides wallons. C’est sans doute le coup fatal pour Duferco.

Dès ce moment, Antonio Gozzi se démène à la recherche de solutions et, assurément, d’appuis. Auprès de l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC), l’ancien chef de la sécurité de Duferco, Massimo Pioggia, a déclaré – ceci figure dans un P-V daté du 4 avril 2017 – qu’en décembre 2011, la secrétaire de direction d’Antonio Gozzi, Graziella P., lui a demandé de laisser passer discrètement « une personne importante » qui devait rendre visite au patron. D’un geste du doigt sur la bouche, elle lui aurait signifié de se taire. « Personne ne doit savoir de qui il s’agit », aurait entendu Pioggia. Selon ce dernier, « un homme politique est venu vers 10 heures ». Pioggia affirme l’avoir reconnu immédiatement. « Je l’ai pris en charge jusqu’au bureau de la secrétaire. Intrigué par cette visite, je suis resté à l’étage de la direction, où se trouve l’un des trois coffres-forts de l’usine, situé dans un petit local. »

Peu de temps après, la secrétaire se serait rendue au coffre et elle aurait saisi un sac en plastique « Fortis ». Moins de vingt minutes après sa visite au patron, l’homme important aurait regagné son Audi A6 sur la pointe des pieds, tenant un sac en main. Pioggia assure que, la veille, il a accompagné la secrétaire de Gozzi dans une banque Fortis de la rue Sylvain Guyaux. « Pure fantaisie », rétorque l’ancienne secrétaire, ajoutant si besoin qu’elle n’avait pas la signature pour engager Duferco auprès de la banque. Une troisième personne était dans la voiture : le chauffeur personnel du patron. Il nie aussi. Pioggia affirme avoir vu, à la banque, qu’on remettait à la secrétaire un gros montant d’argent cash, glissé dans un sac Fortis. Le même que celui qui aurait été sorti du coffre, le lendemain, et remis au gros bonnet.

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La Petite Frappe. CC BY-SA

Ici aussi, une enquête judiciaire est en cours. Top délicate, celle-là. Les premières vérifications font bien état d’un retrait de 70 000 euros, le 7 décembre 2011, dans cette agence bancaire du centre de La Louvière. Est-ce un gros montant, en vertu des standards « italiens » ? Un ancien membre du service de comptabilité de Duferco indique que la direction demandait parfois d’aller chercher 10 000, 20 000 euros, voire davantage. Pour payer les « petites dépenses » de cadres italiens. Mais de là à retirer d’un seul coup 70 000 euros… Sur cette base, il a été décidé de pousser l’investigation, confirment plusieurs magistrats. Vu la stature et la fonction de la personnalité mise en cause, une bagarre juridique oppose toutefois depuis plus de six mois le parquet de Mons et la cour d’appel de Liège. À qui le brûlot ? Comment pousser l’enquête sans causer une nouvelle déflagration au sein du monde politique wallon ? Médor a interrogé le grand format suspecté : « Oui, je roulais sans doute en Audi, à l’époque. Mais je ne n’étais pas le seul… Non, je n’ai jamais mis les pieds chez Duferco La Louvière, hormis lors de rencontres officielles. Les ignobles accusations dont vous me parlez porteraient gravement atteinte à ma réputation. J’en aviserais mes avocats. »

On la ferme !

Aux élections sociales de 2012, un scénario particulier se dessine alors chez Duferco. À ce moment-là, aucun syndicat n’a encore connaissance des affaires évoquées ci-dessus (loterie congolaise, dossier Kubla, homme important et sac de fric, concurrence déloyale, enquête de la police judiciaire). Président de la délégation FGTB, Roger « Dieu » Leclercq se présente sur les listes de… deux entreprises à la fois : Duferco et NLMK. Étrange, dès lors qu’elles ont rompu toute alliance. Son équivalent de la CSC, Georges Tsagaris, veut en faire de même. « Mais moi, j’ai été débouté par le tribunal du travail », affirme-t-il aujourd’hui.

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La Petite Frappe. CC BY-SA

Un détail de plus dans cette saga ? Pas tant que ça. Leclercq obtient un plébiscite. Il est élu haut la main à la délégation syndicale, au conseil d’entreprise et au comité de sécurité des deux entreprises. « Au total, six mandats ! Notre président préparait sa sortie en douce, qu’il a pu ainsi monnayer », commente un cerveau du syndicat socialiste, préférant l’anonymat par crainte de représailles. « J’avais prévenu la direction de la FGTB qu’il fallait surveiller cet homme », témoigne aussi l’ancien ministre wallon et bourgmestre de La Louvière Willy Taminiaux. Socialiste comme Leclercq, il en est l’ennemi pour la vie. Il y a dix ans, les deux hommes se sont opposés au conseil communal et devant la commission de contrôle des dépenses électorales du parlement wallon, où le bourgmestre louviérois a accusé son opposant de fausse domiciliation et de falsification de ses comptes de campagne syndicale. « J’ai écrit à la secrétaire générale de la FGTB Anne Demelenne, mais elle n’a jamais daigné me répondre. Idem pour la direction du PS, regrette Taminiaux. Ils ont laissé faire. »

Dès 2012, plusieurs anciens fidèles de Roger Leclercq disent avoir constaté son changement radical de train de vie. Avant, il habitait une maison ouvrière, il allait boire des coups, mais sans oser offrir la tournée générale, il roulait dans une petite Opel Astra rouge. Qu’il a échangée contre un modèle luxueux. « C’est vrai, ma compagne et moi, nous vivons mieux aujourd’hui, reconnaît l’intéressé, mais n’attendez pas de moi que je commente les sottises rapportées à mon égard. » Enfoncé dans le moelleux salon de sa maison quatre façades, achetée pour 186 000 euros en novembre 2012, il a humé les reproches qui ont enflé. « Mais vous ne pensez pas que j’ai mérité de souffler après toutes ces années de combat pour le maintien de l’outil ? Vous les avez vues, les villas et les BMW des autres délégués ? » « Oui, poursuit-il, j’ai aussi un petit appartement au Portugal, acheté à un ami syndicaliste qui avait besoin de cash. Il vaut bien moins que 100 000 euros. » Roger Leclercq a disparu de la circulation en juillet 2012, juste après les élections sociales, causant un séisme dans l’usine de La Louvière. Il a annoncé sa pension anticipée deux mois plus tard, à la rentrée de septembre, à l’âge de 58 ans.

Quand Duferco a fermé l’usine en mars 2013, il ne s’est trouvé aucun leader syndical pour s’y opposer. La plupart des 380 travailleurs licenciés sont partis avec un chè­que de 40 000 euros, selon nos recoupements. Dans un article du journaliste Xa­vier Lambert paru dans Sudpresse, le 17 février 2017, l’ex-garde du corps de Gozzi, Massimo Pioggia, et l’ancien bras droit de Leclercq, Mustafa Ekinçi, ont clamé « ce que chacun pense tout bas ». Ils ont déclaré qu’ils suspectaient une partie des dirigeants syndicaux d’avoir bénéficié d’une cagnotte secrète et ils estiment que certains d’entre eux auraient empoché jusqu’à 750 000 euros lors de la fermeture de l’usine, pour qu’ils se taisent. Là, ils sont montés un cran plus loin. Ils ont déposé une plainte. L’enquête judiciaire est en cours. Une rengaine.

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La Petite Frappe. CC BY-SA
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