Ruddy Warnier, 29 ans, chauffagiste. Le plus jeune député wallon ne cumule pas, lui. Mais il brille par ses absences. Alors que son parti – le PTB – pèse sur les choix stratégiques de ses concurrents, le p’tit bleu soupèse l’intérêt de faire de la politique.
Un brin léger ?
En cette rentrée politique, cela fait 450 jours que le député ouvrier Ruddy Warnier n’a plus ouvert la bouche en séance plénière du parlement wallon. Ses adversaires le surnomment « le muet ». Peu à l’aise dans son nouveau bocal ? Ce chauffagiste indépendant a été élu au parlement wallon le 25 mai 2014. Il a bénéficié de l’incompréhensible règle électorale dite « de l’apparentement ». Tête de liste dans l’arrondissement de Huy-Waremme, Warnier a récolté 1 413 voix personnelles, ce qui est peu pour un candidat député mais pas mal pour un débutant. Il a été aspiré dans le grand bain de la politique grâce aux bons scores à Liège du Parti du travail de Belgique (PTB), dopé par son grand timonier Raoul Hedebouw.
Comme pour une rentrée scolaire, quelques dizaines de camarades ont conduit « Ruddy » jusqu’aux portes de son nouveau bureau namurois, le mardi 10 juin 2014, jour de gloire où le plus jeune parlementaire de Wallonie devait prêter serment, une main dans la poche de son petit pantalon beige tout chic, l’autre à chercher son texte dans un veston bleu. Il y avait là, sur le pas de la porte, une nuée de drapeaux rouges défiant la citadelle en surplomb, le record national de badges de Che Guevara concentrés sur dix mètres carrés et le sourire bienveillant d’Hedebouw, pourtant élu au parlement fédéral. Puis, les « cama(rade)s » ont dégagé le plancher et laissé « leur » député, seul ou presque, face aux dinosaures. Depuis, il rase les murs, peine à trouver ses mots, voire se réfugie derrière un certificat médical. Médor l’a cherché. Mais c’est comme si ce député extra-small avait été broyé par la machine politique.
« On parle de Fred » ?
Qu’est-ce qu’il a, « le plus jeune député de Wallonie » ? « Euh, rien, je vais me renseigner », dit Raoul Hedebouw, la locomotive de cet affolant PTB qu’un sondage a crédité cet été de 25 % des voix en Wallonie, en pole position et rêvant d’un renfort de 10 ou 15 nouveaux parlementaires wallons lors des élections législatives de 2019. « Ruddy est en congé. Il a sans doute coupé son GSM. Tout va bien… Tu ne préférerais pas plutôt parler de Fred [Gillot] ? », sous-entend Germain Mugemangango, un type à la parole facile que le PTB a envoyé à Namur pour lui redonner de la voix. Frédéric Gillot, un ancien socialiste, ex-syndicaliste chez Arcelor Mittal et compère d’aventure de Ruddy Warnier ? En 2014, il menait la liste du parti marxiste à Liège. Et lui, vraiment, il va très bien. À 55 ans, l’ancien métallo s’est forgé une identité politique en se moquant des quolibets, en préférant porter une gabardine de baroudeur plutôt qu’un veston trop large et, surtout, en inondant les réseaux sociaux de son parler-vrai qui détonne avec la langue de bois si courante en politique.
Et ça, ce goût de la manœuvre poussé à l’extrême dans les partis de pouvoir, c’est trop pour Ruddy Warnier. Pas du gâteau, déjà, de maîtriser d’un seul coup les dossiers économiques, l’aménagement du territoire, les dizaines de plans de promotion de l’emploi ou encore ces fichues matières personnalisables (culture, enseignement, santé) qu’il doit aussi se coltiner au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, où le miracle de 2014 l’a amené par extension.
Pas évident de batailler à armes égales avec ces groupes de la majorité six à douze fois plus étoffés, briefés par les cabinets ministériels et dont chaque ténor est soutenu par deux conseillers. Mais alors que dire de ces règles du jeu, tacites, de ces codes qui vous échappent quand vous débarquez sur la scène sans les bons outils ? Un vrai cauchemar pour ce néophyte que les anciens ont vu arriver avec dédain ou méfiance. « Les députés PTB ne servent à rien », ont ricané le ministre Maxime Prévot (CDH) et le député Pierre-Yves Jeholet (MR) qui l’a rejoint au gouvernement. « Il s’agit d’une imposture », s’est récemment exclamé à la RTBF le député régional et ancien secrétaire politique d’Écolo, Stéphane Hazée, dénonçant le fait que le tandem Gillot-Warnier n’assisterait pas aux travaux en commissions parlementaires et qu’il sort de sa boîte « seulement quand une caméra pointe le bout du nez ».
Pour Warnier, surtout, l’arrivée au Parlement en figure de proue d’un parti qui ne connaissait pas la maison de l’intérieur, c’est pareil à une balade dans la jungle sans guide ni boussole. Il faut, à la fois, comprendre les humeurs d’un greffier pointilleux, prêt à saborder votre question à un ministre si elle ne respecte pas les formes, saisir la mécanique si particulière qui peut pousser à l’ordre du jour une banale résolution, jouer des coudes pour vous imposer à la tribune – sans texte – le jour inespéré d’une des quatre questions d’actualité au gouvernement qui vous sont concédées… par an. Le résultat ? Un bilan d’activité maigrichon pour un député d’opposition, après trois années de mandat sur cinq. Vingt-quatre mois de lente mise en route. Suivis par un déclin et une forme de découragement ? Au parlement wallon, à ce jour, une seule proposition de décret – visant à encadrer la hausse des loyers –, aucune question d’actualité, zéro interpellation, pas d’amendement significatif à un quelconque décret du gouvernement et un total de quatre petites interventions dans un débat politique en séance plénière. En Fédération Wallonie-Bruxelles, où Ruddy Warnier est censé prendre le lead sur son coéquipier Frédéric Gillot, quatre interpellations (un peu plus d’une par an), 34 questions orales (environ une par mois) et pas davantage de propositions concrètes visant à changer les décrets en vigueur. « Ruddy Warnier s’investit beaucoup dans ses contacts avec le terrain. Il fait remonter des préoccupations concrètes, sur le logement, par exemple, rétorque le porte-parole Germain Mugemangango. Pour nous, le Parlement est un lieu fermé sur lui-même, réservé aux avocats, aux entrepreneurs ou aux cumulards accros à la politique. Nos parlementaires ou leurs conseillers, nous ne souhaitons pas qu’ils y passent trop de temps. »
Marx et les quads
« Nous savions que ce serait compliqué, concède Raoul Hedebouw, bien plus à l’aise, lui, à la Chambre des représentants. Le PTB veut assumer sa vocation à représenter tous les travailleurs de Belgique, en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Alors oui, c’est vrai, nos maigres moyens, nous les avons concentrés au parlement fédéral. » Débrouille-toi, Ruddy, dont l’assistant parlementaire Damien Robert travaille avant tout aux structures du parti. Dès lors, l’apprenti Warnier se forme comme il peut. Pas seulement à la politique. « Il faudrait qu’il vous explique lui-même, mais la dernière fois que je l’ai vu, juste avant l’été, il avait repris une formation dans son métier de base. Vous savez, pour un chauffagiste, ça évolue fort, les techniques. Il n’est pas sûr d’être élu une seconde fois », témoigne Ruben Garcia Otero, ancien comédien, libraire à la dérive, engagé en politique par sursaut d’orgueil.
Chaque troisième jeudi du mois, à 20 h, ce responsable de section réunit dix militants PTB à Huy, où Warnier a aussi établi ses quartiers. Cap sur les communales d’octobre 2018 : il s’agit de créer de toutes pièces une équipe prête au combat. Petit clin d’œil au parti à la rose, bousculé sur sa gauche, ces réunions se tiennent à l’étage des « Caves d’Huy ». Soit la brasserie-restaurant qui abritait jusque-là les derniers fidèles d’Anne-Marie Lizin, ex-bourgmestre socialiste décédée il y a deux ans. « Oui, c’est collapsus, ici (l’effondrement, en latin), souffle Garcia Otero en jetant un œil sur les commerces qui ferment les portes autour de la Grand-Place. La seule chose qui résiste, ce sont les homes et les hôpitaux. » Notre homme explique qu’il court d’une formation à l’autre, comme « Ruddy » et d’autres militants de l’ombre. Pour apprendre à organiser le tour de parole lors des réunions internes, mener des actions de propagande ou pour revisiter les théoriciens du marxisme. « Trois quarts de ces formations sont gratuites, même s’il nous faut payer nos déplacements. Comme à Waterloo, par exemple, il y a quelques semaines. Pendant que nos ateliers Karl Marx nous replongeaient dans la révolution d’Octobre (1917, en Russie), nous voyions passer les friqués en quads réunis à côté. Deux mondes à part… Cet engagement prend du temps, évidemment, et vu que, chez nous, les députés gagnent 1 700 euros net et que les conseillers communaux rétrocèdent leurs gains au parti, on écarte naturellement les opportunistes. » Le PTB se prépare et accélère la cadence, à peine contrarié par l’arrivée d’un gros rival suite au basculement du PS wallon dans l’opposition, pour la première fois depuis le 4 février 1988. Bâtir à l’interne : Hedebouw, son performant service d’études et la quinzaine de stratèges qui l’entourent savent que c’est l’enjeu essentiel d’ici aux élections. Ils décevront les victimes de la crise, les anciens du PS et d’Écolo, les férus d’un pouvoir rendu à la rue s’ils ne parviennent pas à transformer leur armée mexicaine en un parti organisé, disposant de relais dans plusieurs dizaines de sections locales et… de parlementaires capables de se faire entendre ou de changer les lois. De vraies élites, en somme. « Non, pas des élites, corrige Damien Robert. Il nous faut des gens capables de s’émanciper et de représenter leur classe sociale sans attendre qu’un universitaire le fasse à leur place. » L’« exemple » de Ruddy Warnier démontre qu’il reste du pain sur la planche.
Chienne de vie
Warnier, oiseau rare, crèche dans un modeste appartement de la commune d’Anthisnes, à 25 kilomètres au sud-ouest de Liège. Dans ses rares bouts d’interviews, ce Liégeois né le 9 janvier 1988 a révélé un parcours de vie qui n’est pas celui de Stéphane Moreau. Études de kiné interrompues en raison de soucis de santé (une méningite), vie de famille ébranlée par le terrible accident de travail de son père sapeur-pompier (privé de l’usage de ses jambes et secouru par son aide-soignante d’épouse), recours au Forem et à la formation en alternance pour apprivoiser le marché du travail. Suit un coup double quand il s’associe avec un entrepreneur chauffagiste et développe sa conscience politique naissante en adhérant au PTB. Dès 22 ans, cet « accidenté de la vie », comme l’a écrit La Libre, veut défendre ceux qui galèrent. Vu sa sincérité, Raoul Hedebouw & Cie en font à la va-vite une tête de liste. Trop vite, sans doute. Une fois élu, à 26 ans, Warnier délaisse son associé pour le Parlement. Quoique : il n’y est pas souvent. Mais où le trouver, alors ? Réponse dans son fief d’Anthisnes, bucolique village du Condroz où on recense davantage de fermes bourgeoisement retapées que de vestiges industriels. Nous sommes le mardi 4 juillet dernier. Pas encore l’heure des vacances parlementaires…
« Je peux vous renseigner ? Qui cherchez-vous ? interroge un homme de taille moyenne en bleu de travail, portant un masque de protection et équipé d’un chalumeau arracheur de mauvaises herbes. Il s’active sur un bout de terrasse. Vous voulez parler à Ruddy Warnier ? Ben, c’est moi… » La surprise est partagée. Ce jour-là, au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, les députés PTB ne seraient pas trop de deux pour cuisiner les ministres de la coalition aux abois PS-CDH. Il s’agit de voter l’ajustement du budget 2017 de cette institution désargentée. Et Ruddy Warnier désherbe sa terrasse. Une vraie interview est fixée la semaine suivante. Mais le député d’Anthisnes annulera le rendez-vous. Il s’est rappelé qu’il était sous certificat médical et suggère de reprendre contact après le 21 juillet. Une semaine après la fête nationale, le gaillard réapparaîtra un instant pour l’intronisation du nouveau gouvernement wallon, désormais composé du MR et du CDH, puis il disparaît à nouveau des radars, laisse sonner sans fin son téléphone et, éreinté sans doute, s’offre un peu de repos. « On verra s’il peut reprendre ses activités en ce mois de septembre », dit-on au PTB. « C’est un homme très discret, confirme Marc Denonville, un militant du Parti communiste qui figurait en n°3 sur la liste électorale PTB-GO menée par Ruddy Warnier, en mai 2014. Il s’agit bien du plombier, là ? Je l’ai rencontré une fois quand son parti a commencé à ratisser large. Je ne pourrais vous dire ce qu’il fait réellement au Parlement… » Avec ou sans marteau et faucille, la gauche de la gauche y croit désormais dur comme fer, à la victoire annonciatrice du grand soir. Reste à savoir à qui elle confiera ses clefs.