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Ce que vaut un journaliste méritant

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Axel Korban. CC BY-NC-SA.

Entre groupes de presse et journalistes, ça discute ferme lors de la négociation sectorielle au sommet. « Certains éditeurs sont vraiment aux abois, d’autres peuvent encore tenir un an ou deux », dixit l’Association des journalistes. Une idée fait bisquer : lier les rémunérations aux « mérites ».

Tu performes, tu gagnes. L’idée vient des éditeurs de presse. Le directeur général d’IPM (le groupe éditant La Libre et La DH), Denis Pierrard explique : « On ne peut plus s’engager sur des barèmes pour trente ans, qui évoluent quoi qu’il arrive. » À masse salariale équivalente, ce patron de presse préfère gagner en flexibilité. Éric Malrain, du groupe Rossel (Le Soir), imagine un barème de base, un « filet de sécurité », complété par des droits d’auteur et une prime destinée à celui qui encadre des équipes ou se spécialise dans le suivi d’une région ou d’une matière (soit une pratique clouée au pilori médiatique au cours des années 1990-2000, au nom de la sacro-sainte polyvalence).

Pierre Leerschool, directeur financier chez Sud Presse, rebondit : le journaliste qui se risque hors de sa zone de confort et s’essaie aux nouveaux espaces numériques, à la photo, à la vidéo, se verrait « récompensé ». À ses yeux, le défi reste d’amener les journalistes à « glisser vers le changement des médias ». Après tout, « pour l’ensemble des autres professions, c’est comme ça », dit le directeur financier. Et il est plus que temps, surenchérit Denis Pierrard, « de se battre à armes égales avec les concurrents ». Parmi ceux-ci, les monstres du GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), par exemple, qui aspirent une part copieuse des revenus publicitaires de la presse.

Récompenser les « like » ?

De l’autre côté de la table des négociations, lancées au printemps dernier, on ne voit pas cette notion de mérite d’un si bon œil. Au nom de l’Association des journalistes professionnels (AJP), dont elle est la secrétaire générale, Martine Simonis n’y va pas par quatre chemins : « On ne va pas s’engouffrer dans des discussions qui visent in fine à réduire le barème… » L’AJP craint que le mérite « ne s’évalue pas d’un point de vue journalistique »  : « Les éditeurs proposent d’évaluer une fonction ou la façon dont un journaliste la remplit. On valorise donc le rapport d’un journaliste avec sa hiérarchie, pas avec son public. »

« Il n’y a pas nécessairement de honte à vouloir intégrer ce concept de mérite », commente le chercheur universitaire Olivier Standaert, qui a analysé les perspectives professionnelles des journalistes lors de son doctorat à l’UCL. Seulement, en journalisme, il n’y a pas, ou peu (l’expérience est tentée à L’Écho), de tradition de rémunération liée au mérite. Cette tendance provient surtout des milieux managériaux, des départements de ressources humaines. Du coup, il n’est pas évident de mettre cette idée en pratique dans une rédaction. Après tout, quand un journaliste mérite-t-il d’être récompensé ? Quand il sort un scoop, aussi petit soit-il ? Quand il relaie son travail sur les réseaux sociaux ? Quand il dépasse un certain nombre de « like » ? Quand d’autres médias relaient l’info trouvée ? Mais, à ce compte-là, comment valorise-t-on un dossier d’analyse ? Une info moins « sexy » sur un plan médiatique ?

Olivier Standaert pointe la variété de profils à l’œuvre dans un journal. Quid du mérite des relecteurs et des fonctions de coordination ? Ou d’un présentateur de journal télévisé ? Du côté des journalistes, on a aussi du mal à visualiser un système de valorisation : « Comment ferait-on une grille d’évaluation pour des journalistes aussi différents que ceux issus des services politiques, culturels, spor­tifs », se demande Stéphane Tassin, délégué de rédaction de La Libre à l’AJP.

Équipes à formater

Bref, il n’y a donc pas de mode d’emploi qui fasse l’unanimité pour « récompenser » les journalistes, pas plus que de définition établie de ce fameux mérite. Pourtant, cette notion est bien présente parmi les journalistes, sous forme de bourses et de prix (inter)nationaux. Un moteur pour les journalistes. Mais « qui fait peur », selon Olivier Standaert.

Les rédacteurs en chef sont tentés de profiter de ce débat sur le mérite pour faire d’une pierre deux coups. Gagner en flexibilité sur les salaires et inciter les journalistes à coller à la demande présumée du public. Mais est-ce là la voie qui mise le plus sur la force de proposition des journalistes, leur originalité, leur capacité à ouvrir l’horizon de leurs lecteurs ? En bref : est-ce la bonne manière de doper les journaux face à leur concurrence ? La question… mérite d’être posée.

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