Bruxelles. Un air louche
Enquête (CC BY-NC-ND) : Céline Gautier
Publié le
Bruxelles est polluée. Mais joggez tranquilles ! Les autorités régionales respectent tip top les règles européennes. Sauf qu’à trop vouloir rassurer la population, elles finissent par faire l’autruche. Mesures biaisées de la qualité de l’air, signaux au vert qui banalisent la pollution, prise en compte des seuils de référence légaux plutôt que sanitaires : l’air est vicié et la politique, vicieuse. Face à l’enjeu sanitaire, la Région bruxelloise risque de se prendre un procès.
Arts-Loi. Croisement de l’avenue des Arts et de la rue de la Loi. Voici l’incarnation du rêve américain des années 50, quand Bruxelles se prenait pour New York. Pour faire moderne, il lui fallait alors des autoroutes urbaines et des tunnels routiers, pour que les visiteurs de l’Expo 58 puissent s’y rendre en voiture sans être freinés par des piétons ou des cyclistes. Des politiciens prêts à révolutionner la mobilité lui ont percé en plein cœur un périphérique de 8 kilomètres de long, sur le tracé de son enceinte médiévale. On l’a joliment baptisé « Petite Ceinture ». Aujourd’hui, cette Bruxelles de bon-papa est une vieille fumeuse en phase terminale. Des morceaux de tunnel tombent sur la tête des automobilistes et, comble de l’ironie, on envisage de construire une vaste piste cyclable sur sa Petite Ceinture. Ce qui faisait autrefois la fierté de Bruxelles fait aujourd’hui sa honte : des voitures, partout, tout le temps. Le carrefour d’Arts-Loi est tellement pollué qu’il est au centre de deux plaintes, l’une de l’Europe, l’autre de citoyens. Secoue-toi, pauvre ville ! Ceci est peut-être ta chance de te remettre à rêver.
« Bruxelles est la première ville dans laquelle on porte plainte non seulement à cause des mauvais résultats mais aussi à cause de la méthode avec laquelle on mesure la qualité de l’air », explique Ugo Taddei, de Client Earth. Cette ONG anglaise dispose d’un bureau à deux pas d’Arts-Loi. Selon elle, les autorités bruxelloises ne font pas les prélèvements obligatoires dans les endroits les plus pollués. Au Royaume-Uni, en Allemagne, en Tchéquie, en Italie ou en Pologne, Client Earth a déjà attaqué des pouvoirs publics en justice pour des niveaux de pollution dépassant les seuils européens. En 2016, l’organisation internationale s’est associée à des membres de la plateforme citoyenne Clean Air BXL (Bruxelles Air Propre) pour attaquer la Région de Bruxelles-Capitale en raison de sa mollesse à remédier au problème. Le plan Air-Climat-Énergie, lancé par la ministre bruxelloise de l’Environnement Céline Fremault (CDH), est jugé insuffisant. Sa mesure phare, l’introduction, dès 2018, d’une zone de basse émission (interdiction progressive pour les vieux diesels d’entrer en ville), permet le remplacement de véhicules très polluants par de plus récents mais ne règle pas la question de la congestion automobile. L’opposition Écolo plaide, par exemple, pour un péage urbain, qui aurait des effets plus notables sur la qualité de l’air mais aussi sur la mobilité – et donc sur la qualité de vie.
La Région pourrait-elle perdre ce procès ? Pour ce qui est des résultats, elle peut danser la samba en rappelant qu’il y a une amélioration pour l’ozone, le monoxyde de carbone ou les poussières. Les plaignants insisteront sur les dépassements des valeurs limites annuelles fixées par l’Union européenne pour le dioxyde d’azote (NO2). Ce gaz est la bête noire des villes d’Europe de l’Ouest comme Bruxelles, qui cultivent l’art de l’embouteillage, un amour inconditionnel pour le diesel (avec, en prime, la tricherie « dieselgate » sur les niveaux réels de pollution des voitures) et une précarité favorable aux vieilles chaudières et à la mauvaise isolation des bâtiments. Mais, au tribunal, les débats porteront surtout sur les efforts de la Région pour remédier à ce problème de santé publique, sur la qualité du réseau de mesures et de l’information au grand public. Arts-Loi sera au carrefour de toutes les critiques. L’audience est prévue pour le 16 novembre.
Pour rappel, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère que la pollution atmosphérique est un cancérigène certain, en lien avec le cancer du poumon. En Belgique, selon la Commission européenne, elle a tué plus de 9 000 personnes en 2010, coûté entre 7 et 22 milliards d’euros en soins de santé et 729 millions en perte de productivité économique.
Petite Ceinture explosive
En 2016, la Commission européenne envoyait à « Son Excellence Monsieur Didier Reynders », ministre des Affaires étrangères, une mise en demeure pour les dépassements de dioxyde d’azote (NO2) observés dans notre pays. Dans ce document, l’Europe estime elle aussi « que la Région de Bruxelles-Capitale ne prélève pas les concentrations de NO2 dans les endroits où s’observent les concentrations les plus élevées […] ». Or, une directive européenne de 2008 oblige les États membres à prévoir des stations de prélèvement aux endroits où l’air ambiant est le plus pollué. À Bruxelles, la responsabilité de ces mesures incombe au laboratoire qualité de l’air de l’administration de Bruxelles-Environnement (IBGE), qui fonctionne avec les moyens (limités) qui lui sont octroyés par le gouvernement. Il gère un réseau de 10 stations fixes, soit plus que le minimum imposé par l’Europe.
L’une de ces stations de mesure se trouve à Arts-Loi, qui obtient d’exécrables résultats pour le dioxyde d’azote. Ceux-ci sont consultables sur le site de l’IBGE qualitedelair.brussels, mais ils ne sont ni pris en compte dans les indices de qualité de l’air communiqués au grand public, ni transmis à l’Europe. Et pourquoi, s’il vous plaît ? Parce que la directive européenne de 2008 sur la qualité de l’air recommande « dans la mesure du possible » d’installer les capteurs à plus de 25 mètres des grands carrefours afin de ne pas biaiser les résultats. Ceux d’Arts-Loi sont trop proches des pots d’échappement. Les autorités bruxelloises (niant royalement le « dans la mesure du possible ») considèrent donc que ces mesures ne sont pas conformes et n’ont qu’une valeur informative. À cet argument légal, les citoyens répondent par un argument moral : il faut mesurer la pollution là où elle est la plus forte et agir dans un esprit de prévention et de protection de la santé. Si besoin, en mettant la station d’Arts-Loi en conformité.
« Même ceux qui vivent dans des endroits très pollués n’ont pas une telle exposition au cours de toute la journée », justifie Olivier Brasseur, responsable du laboratoire qualité de l’air de Bruxelles-Environnement. Selon lui, le réseau de stations reflète bien tous les environnements bruxellois : résidentiel, urbain, industriel, avec plus ou moins de trafic. « Il faut choisir des endroits réalistes, représentatifs de l’exposition réelle et continue des gens. Personne ne vit avec son nez sur un carrefour aussi dense. » Sauf, peut-être, ceux qui habitent sur la Petite Ceinture, du côté de Ribaucourt, de la porte de Hal ou de la gare du Midi ? Les autorités font du camping sur leurs positions. « Désolés, tout est conforme. » Tip-top légal. Fuyons donc ce carrefour pollué et son air non représentatif, et allons renifler celui d’une petite station oubliée, au milieu du gazon.
Les pieds dans l’herbe
Nous sommes sur le site de l’Institut royal météorologique (IRM) à Uccle, dans un parc de plusieurs hectares. Des pâquerettes, des marronniers, des pavillons du début du XXe siècle : un décor idéal pour un déjeuner sur l’herbe. Au milieu de la pelouse, à côté des instruments de météorologie, une petite parcelle a été louée à Bruxelles-Environnement qui y a posé deux ruches métalliques, une jaune, une blanche. Ces stations mesurent les concentrations d’ozone, de dioxyde d’azote et de particules fines. Le site a été choisi, tout comme le parc du bois du Wilder à Berchem-Sainte-Agathe, pour mesurer les concentrations « de fond », c’est-à-dire à une certaine distance des routes fréquentées, des usines ou des clubs d’allumeurs de barbecues. Le parc de l’IRM est considéré comme « typique d’un environnement résidentiel urbain ». Cette petite station dans la prairie est censée mesurer un air équivalent à celui que respirent les habitants des zones résidentielles bruxelloises. Ceux qui vivent dans le bas de Saint-Josse ou dans le bas de Saint-Gilles, quartiers très densément peuplés et situés au fond d’une cuvette, apprécieront.
« La Région peut mesurer de façon notariale, être dans les clous européens et dire que tout va bien, analyse Arnaud Pinxteren, député bruxellois Écolo. Elle peut aussi agir de manière proactive et recueillir des données sanitaires précises pour que les Bruxellois se sentent mieux protégés. Actuellement, il y a des quartiers pas du tout couverts. Cela nourrit le fantasme et l’inquiétude. » Le député insiste pour qu’on ne néglige aucun pilier de cette politique environnementale : mesurer, informer et agir. « La pollution dépend des usages, de la sociologie et de la géographie fine », observe encore Liévin Chemin, du BRAL (mouvement pour une ville durable). Pour un polluant comme le dioxyde d’azote, l’exposition n’est pas la même qu’on ait le nez à 1 m 50 du sol ou à 70 cm dans une poussette, qu’on ait sa chambre au rez-de-chaussée côté rue ou au quatrième côté jardin, qu’on soit traducteur à domicile ou vendeur de gaufres en rue. Les militants ne réclament pas qu’on déplace les stations fixes – leur emplacement actuel permet de voir l’évolution au fil des ans – mais qu’on complète ce réseau par des mesures mobiles.
Pas sourde à cette demande, Bruxelles-Environnement a lancé en 2013 un premier programme de mesures citoyennes, appelé Exp’Air. Elle a fourni à des volontaires de petits appareils portables de mesure du black carbon, un polluant issu de la combustion du diesel ou du chauffage d’habitation, afin d’évaluer leur exposition, tout au long de la journée. « Il est important que notre Région soit à la pointe sur ce type de questions », assure-t-on dans l’entourage de la ministre Fremault. Annoncées pour cette rentrée, les cartes de la pollution à Bruxelles montreront, rue par rue, où se situent les points noirs. Initiative courageuse de la part de la Région, elle pourrait être aussi embarrassante : les habitants voudront comprendre pourquoi une zone est plus polluée qu’une autre et ce qui est fait pour y remédier. « La thématique est suffisamment importante pour qu’on ne la laisse pas aux mains des scientifiques, recommande Liévin Chemin. Les autorités doivent assumer ce partage de connaissances. Il faut faire confiance à l’intelligence des gens. » Qui voudront comprendre aussi d’où sortent les indices de la qualité de l’air que l’on peut consulter sur le site grand public qualitedelair.brussels, géré par Bruxelles-Environnement.
Seuil anti-jogging
Aujourd’hui, sur qualitedelair.brussels, la flèche est dans le vert et le smiley a la patate. Joggeur, réjouis-toi ! Pas de pics de pollution ou de seuil d’information, durant lesquels on te conseille de ne pas courir. Mais attention : avant de sortir tes baskets, prends un café et accroche-toi pour bien comprendre ce que cela signifie.
L’indice en question, appelé BelAQI (qui remplace BelATMO), est calculé par CELINE, la Cellule interrégionale de l’environnement. Il reflète le plus mauvais résultat obtenu en moyenne, sur les 24 dernières heures, pour l’un de ces quatre polluants : ozone, dioxyde d’azote, dioxyde de soufre et particules fines PM 10. Les « bonnes » stations comme Uccle ou Berchem tirent donc la moyenne vers le bas, et les « mauvaises » comme Ixelles ou Haren vers le haut. Mais, si le pire du pire, Arts-Loi, n’est pas pris en compte car « pas représentatif » de ce que respirent les Bruxellois, ne devrait-on pas appliquer le même raisonnement au parc d’Uccle, où ne vivent qu’un concierge et quelques papillons ?
Cette question peut être objectivée avec l’aide du robot Bxl’air bot (bxlairbot.be), développé par la journaliste et développeuse Laurence Dierickx, dans le cadre d’un doctorat en information et communication à l’ULB. Il est hébergé sur le site du magazine d’actualité sociale Alter Échos. Depuis avril dernier, ce logiciel collecte les données de CELINE sur la qualité de l’air, édite ses propres bulletins, établit des moyennes en tenant compte d’Arts-Loi et recense tous les dépassements. Il permet aussi aux journalistes d’obtenir des informations inédites.
Essayons : « Robot, peux-tu comparer la moyenne des concentrations de dioxyde d’azote sur les mois d’avril, mai et juin 2017 avec et sans les stations d’Uccle et d’Arts-Loi ? » Réponse de la machine : la moyenne de toutes les stations est de 62,77 μg/m3 (l’Union européenne et l’OMS ont fixé la limite annuelle à 40 μg/m3). Moyenne sans Arts-Loi : 59,24 μg/m3 (soit une différence vers le bas de 3,53 μg/m3). Moyenne sans Uccle : 65,82 μg/m3. On peut donc en conclure que, pour ce polluant et cette période de l’année, si Arts-Loi n’est pas représentatif de l’air « moyen » respiré par les Bruxellois, Uccle ne l’est pas beaucoup plus. Or, l’un n’est pas pris en compte dans les résultats officiels et l’autre bien. Pour les particules fines black carbon (non mesurées à Arts-Loi), c’est encore plus flagrant : Uccle fait baisser la moyenne de 1,31 μg/m3 à 1,14 μg/m3, soit une diminution de 13 %. Pour rappel, on considère qu’au-delà de 1 μg/m3, ce polluant a des effets sur la santé.
Gommettes vertes
Ami joggeur, le décryptage continue. Quand l’indice est « bon », cela signifie non pas que la qualité de l’air est bonne pour ta santé (comme tu pourrais naïvement le croire) mais qu’elle est acceptable. C’est donc plutôt un indice de la normalité de la pollution. Le calcul de cet indice, très complexe, vient d’être adapté par CELINE pour tenir compte notamment des seuils sanitaires établis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais la communication au grand public peut toujours prêter à confusion. Pour le dioxyde d’azote, par exemple, le stade « bon » se situe entre 51 et 70 μg/m3 et « assez bon » entre 71 et 120 μg/m3, alors que l’OMS établit qu’une exposition continue à plus de 40 μg/m3 provoque déjà des effets sur la santé (ce que l’indice considère comme une valeur "très bonne"). Dans sa politique, la Région bruxelloise, elle, ne se base toujours par sur les recommandations de l’OMS mais sur les seuils, moins sévères, établis par l’Union européenne dans sa directive sur la qualité de l’air (pour les PM2,5, par exemple, l’OMS tolère une moyenne annuelle maximale de 10 μg/m3, l’Union européenne de 25 μg/m3).
« L’Europe a fixé une valeur limite économiquement atteignable, explique Olivier Brasseur (Bruxelles-Environnement). C’est un compromis. » Les lobbies industriels, agricoles et automobiles ont fait valoir que des objectifs trop ambitieux risquaient de mettre à mal toute l’économie – ce que réfute Arnold Schwarzenegger, gouverneur de Californie, qui se vante d’avoir appliqué les normes environnementales les plus strictes et fait bondir le chiffre d’affaires de son État. « Si on s’était basé sur les valeurs OMS, poursuit Olivier Brasseur, ç’aurait semblé inatteignable aux États membres européens. Il faut une carotte pour faire avancer. C’est ça l’idée. » Quand les autorités bruxelloises disent que tout va mieux et que, globalement, on respecte les normes européennes (sauf pour le dioxyde d’azote), ce ne sont donc pas celles qui protègent vraiment notre santé mais notre économie.
Dernier détail avant l’échauffement. Sur qualitedelair.brussels, la couleur verte n’indique pas, comme à l’école, un « excellent résultat » mais un résultat « bon » ou « moyen ». Quand la qualité de l’air est excellente, c’est bleu. Voilà qui est bien pratique pour ne pas plomber le moral des gens. « Avec de mêmes données, observe Laurence Dierickx, on peut faire plusieurs interprétations. Globalement, la communication de Bruxelles-Environnement se veut plutôt rassurante, avec des couleurs chaudes et des codes visuels sympathiques, comme si elle ne voulait surtout pas créer la panique. »
Il y a quelques mois, la Cour européenne de justice a condamné la Bulgarie pour ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour protéger sa population de la mauvaise qualité de l’air. En juin dernier, la Roumanie a, elle, reçu une mise en demeure de la Commission européenne pour ses « importantes lacunes dans la surveillance de la pollution atmosphérique ». La Belgique ne sait pas encore, à ce jour, si ses réponses ont convaincu la Commission. Avec ses deux procédures judiciaires en cours, notre pays vit un moment unique. Sous cette législature, la problématique de la pollution n’est – enfin – plus inconnue d’aucun responsable politique, note Liévin Chemin (BRAL). « Même la N-VA s’est mise à tweeter sur la qualité de l’air. »
Il faut en profiter. Le moment est venu, pour Bruxelles, de sortir de son approche d’élève qui a bien fait ses devoirs pour montrer qu’elle a compris sa leçon : l’enjeu de la qualité de l’air, ce n’est pas d’éviter des condamnations mais de préserver la santé et le bien-être de ses habitants. Cela passe par des mesures régulières dans tous les quartiers où l’inquiétude est permise et par une information complète et honnête de la population. L’indice de la qualité de l’air, qui sera bientôt accessible via une application smartphone, ne sert pas à rendre l’air sexy mais à le montrer au grand public tel qu’il est : moins sombre qu’hier mais irrespirable par endroits. À l’heure où se développent les technologies portables, ces deux étapes sont essentielles pour regagner la confiance des citoyens. Elles permettront aussi de mobiliser tous les niveaux de pouvoir (fédéral, régional, communal) et tous les portefeuilles (mobilité, santé, environnement, fiscalité, économie, emploi) autour de l’amélioration de la qualité de l’air. Comme dans les années 50, quand Bruxelles a voulu changer d’image aux yeux du monde, cela passera, nécessairement, pas une révolution de la mobilité.