En suspens
Depuis dix ans, Isabelle Pateer photographie une région bouleversée par les agrandissements successifs du port d’Anvers, le village presque abandonné de Doel, les polders et les terres agricoles menacées. Son projet « Unsettled 2007-2017 » interroge les notions de progrès économique et d’expansion industrielle. Et, aussi, les ambitions d’Anvers.
Sur la porte de l’église Notre-Dame de l’Assomption de Doel pend un papier qui se lit comme un cri de survie. « Cette église est toujours active pour les baptêmes, les mariages, les enterrements. » Le portail du cimetière de l’église est défoncé. Le vent de l’Escaut mord les joues, les nuages vous marchent sur la tête et, tout autour de Notre-Dame, rénovée il y a vingt ans, se déploie un village fantôme, aux maisons recouvertes de graffitis, géniaux ou grossiers, et aux fenêtres condamnées par des plaques de bois. Un panneau jaune et noir, couleurs de cette Région flamande qui a tué le village, prévient : « Ici, on vit encore. » Alors tout acte de vandalisme sera puni. Pied de nez à la tentative d’ordre : le panneau lui-même est mangé par des tags.
Doel, âgé d’au moins quatre siècles, ne compte plus qu’une dizaine d’habitants. Contre 1 500 en 1960. À un kilomètre de son centre s’élève une centrale nucléaire. Un des sites les plus « vulnérables » d’Europe selon Greenpeace. Cette année, ses réacteurs 1 et 2 n’ont pas reçu leur agrément de sécurité. Pourtant, la véritable raison de l’exode n’est pas cet inquiétant voisin, mais bien le port d’Anvers. Dès les années 60, les autorités anversoises rêvent d’augmenter la capacité de leur port. Cela demande des docks, profonds, larges, capables d’accueillir des béhémoths des mers, gavés de centaines de conteneurs. On parle déjà de rayer Doel de la carte, comme on l’a fait pour d’autres entités sur la rive droite de l’Escaut. La crise économique de 70 laisse au village un répit de deux décennies. En 1995, retour à la charge. Un dock, le Deurganckdok, est construit juste au sud de Doel. Les autorités flamandes avancent que le village va devenir invivable et qu’il vaut mieux le convertir en zone industrielle. La population se scinde vite en deux groupes : ceux qui veulent obtenir des compensations pour leur expropriation et ceux qui veulent rester.
Territoire écartelé
La photographe néerlandaise Isabelle Pateer, née à vingt kilomètres de Doel, photographie depuis dix ans le village mais également la région qui s’étend aux alentours : les terres agricoles menacées, empêchées de s’étendre ou reconverties en zones de « compensation naturelle » pas toujours bien conçues.
Ces vingt dernières années, le comité citoyen Doel 2020 livre une lutte pour une cohabitation harmonieuse avec le port.
Ce dernier est souvent le plus fort mais, aujourd’hui, son projet de nouveau dock, le Saeftinghedok, censé être creusé sur le site du village, patine. Et rencontre des critiques. Anvers et son Deurganckdok ne tourneraient pas à plein régime, et le besoin d’un nouveau bassin est remis en question par plusieurs experts, dont l’économiste Geert Noels.
Du travail d’Isabelle Pateer surgissent une passion pour cette région ainsi qu’une métaphore douce et tenace du déséquilibre entre l’expansion industrielle et le respect de l’habitat et de l’environnement.
L’œil de la photographe
Isabelle Pateer est née en 1980 aux Pays-Bas, non loin de la frontière belge et du port d’Anvers, à quelque 20 kilomètres du village de Doel où elle allait manger des glaces avec sa grand-mère chaque été. « Je considère cette zone un peu comme mon arrière-cour », explique-t-elle. En grandissant, Isabelle Pateer constate les changements dans le paysage, les met en question et commence à les photographier : « J’ai trouvé que Doel était un cas intéressant pour parler de l’expansion industrielle et ses conséquences. » Un point de vue local qui touche à l’universel. Le titre de la série, Unsettled (« en suspens » en français), fait référence à ce lien entre les personnes et le lieu qu’elles habitent et qui fonde leurs identités. Cette zone portuaire en pleine transformation est un entre-deux dont on distingue mal les contours. Ce flou impacte directement les gens qui vivent dans cet environnement.
Commencé en 2007, ce travail s’étale sur dix ans et témoigne des mutations progressives du paysage. Au-delà de l’esthétisme des images, se révèle un second niveau de lecture qui interroge notre rapport au monde et au développement économique. « Que signifie réellement le progrès ? Se pose-t-il toujours en termes économiques ? Faut-il se battre, et, si oui, le combat en vaut-il la peine ? »