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Rythmes et châtiments

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Jonathan Poliart. CC BY-NC.

Qui a dit qu’un jugement du tribunal de Liège, ça sonne toujours mal ? Pas Eric Therer et Stéphane Ink, qui mettent en musique des textes judiciaires ou administratifs. Avec leur duo Ordinaire, ils exploitent la poésie que recèlent les filons du quotidien.

À chacun son astuce pour pallier l’angoisse de la page blanche. Eric Therer, lui, son­de la beauté des textes juridi­ques et administratifs que lui impose son métier d’avocat. « Je les trouvais barbants, puis certains m’ont paru revêtir une certaine poésie. » Ancien chroniqueur musical, il bricole des chansons depuis perpète, notamment dans La Compagnie générale des eaux, avec un ami cinéaste. Invité au festival d’art sonore CitySonic à Mons en 2012, il contacte Stéphane Ink, ingénieur du son et musicien de longue date, pour habiller de musique des rapports d’expertise. « Ce devait être un one-shot », précise ce bassiste, qui bidouille aussi des mélodies sur ordinateur, « mais ça nous a tellement plu qu’on n’avait pas envie de s’arrêter. »

Voilà cinq ans que cette formation particulière, nommée Ordinaire en hommage aux fulguran­ces du quotidien, façonne des morceaux sur la base de matériaux improbables : séparation de biens, procès-verbaux ou même bulletins météo – « Zaventem, 18 février 1993, 11 degrés. Ils ont dit qu’il allait faire meilleur. Il va faire meilleur. » Cela prolonge un projet solo d’Eric Therer où il racontait « tous les artefacts de la belgitude : les friteries, les bordels, des histoires entendues dans des cafés en bord de Meuse, etc. ». Stéphane Ink apporte ses notes électroniques mâtinées d’enregistrements de terrain.

Ne les appelez pas « groupe ». Ne dites pas « concert ». « Ce sont plutôt des performances », nuance le duo, sans aimer ce terme connoté, « mais on préfère ça à “spectacle” » car il abhorre la mise en scè­ne. « Ça nous amuse de “performer” dans un lieu sans être le point de focalisation », explique Stépha­ne Ink, qui joue plus volontiers au milieu de la foule que sur un podium « pour ramener tout le monde au même niveau. » Son compère renchérit : « Une fois, dans un cen­tre culturel à Marchin, on a commencé la performance séparément : Stéphane sur scène avec la musique, tandis que moi je clamais mon texte sous un kiosque, dehors. » Sauf qu’il pleuvait des cordes et que personne n’est venu écouter l’avocat.

Ordinaire veut occuper l’espace, tant pis si les badauds s’en fou­tent. « On aimerait jouer au Cora. Au-delà d’être un supermarché, cela tient pour moi du lieu culturel », poursuit Therer. « On ferait un morceau tissé de textes de leurs folders publicitaires et le tout serait diffusé par les haut-parleurs. » Le directeur, « très sympa », leur répond sans comprendre la démarche expérimentale : « Pour votre spectacle, venez à la foire aux vins, il y aura une petite scène. » Impensable pour eux qui voulaient être écoutés par les clients à leur insu.

Crimes dans la Loire

Le duo désire tant s’imprégner des espaces où il opère que chaque session live doit devenir spécifique. « On appelle ça les “in situ series”. Des performances qui restituent l’identité sonore du lieu où nous jouons », détaille Stéphane Ink. Au palais de justice, la musique d’Ordinaire contenait des conversations de magistrats, le plancher qui craque du bâtiment ou son carillon, qui sonne tous les quarts d’heure. À Saint-Étienne, Eric Therer a pioché dans les statistiques criminelles du département de la Loire pour écrire son texte, narrant un fait-divers local des années 1970 au détour d’un morceau. « Les gens n’en revenaient pas : “Comment vous savez ça ?” À l’aide d’une simple recherche sur Internet, on s’approprie l’histoire d’un lieu où on “performe”, on le cadre. » Cette originalité a un prix : pas de single, pas de tube universel.

Si certaines pièces sont rejouées, chaque date live implique 80 % d’inédit. Stéphane Ink relativise : « Cela permet d’interloquer un public de non-initiés, peut-être pas friand du style expérimental à la base. Si on n’est écouté que par des esthètes, on ne prend aucun risque. »

La plupart des textes juridiques dans lesquels maître Therer puise pour nourrir l’artiste Eric sont repris tels quels, à la virgule près, « comme des samples écrits ». Mais certains extraits choisis sont amendés pour magnifier leur potentiel rythmique, comme dans Dernier portrait, truffé de « attendu que », une formule typique de l’univers judiciaire. « Ce genre de jargon peut paraître rébarbatif au premier abord, mais j’aime interroger sa beauté », se justifie l’auteur. « Les “attendu que”, le ministère de la Justice a incité les avocats à perpétuer leur tradition pendant des années, et maintenant des directives inculquent l’inverse, pour rendre le jargon plus compréhensible pour le justiciable. C’est comme ces ouvrages administratifs qui poussent à la chasse aux belgicismes. Bordel, on n’a déjà pas grand-chose, laissez-nous ce qui nous reste ! »

Voilà le credo d’Ordinaire : voir le beau là où on ne le repère plus, le chercher, partout. Produire des rencontres saugrenues mais touchantes, comme cette idée de « lire des fragments de lettres d’amour perdues dans un cinéma porno ». Et, le vendredi, quand il plaide pour un client côté cour, Eric Therer pense sûrement à son musicien qui l’attend côté jardin.

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