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Le crash-test

Insécurité aérienne

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Donan Deriez. CC BY-NC.

Défaillances techniques à répétition, personnel en surchauffe, opacité. Belgocontrol, l’entreprise publique responsable de la gestion du trafic aérien, n’a pas la grande forme. Des techniciens, des contrôleurs aériens, d’anciens cadres et fonctionnaires témoignent. Ils tirent la sonnette d’alarme : la sécurité aérienne, mission première de Belgocontrol, est menacée.

Clac ! Un bruit sec et violent fige les contrôleurs aériens. L’image d’un écran radar disparaît. L’écran voisin fait de même. Puis celui d’à côté. Puis tous les écrans de Canac 2, centre de contrôle aérien de Belgocontrol, s’éteignent à leur tour. Le ciel a disparu. Les contrôleurs responsables de l’approche des avions vers l’aéroport de Bru­xel­les-National ont perdu leurs yeux. Ils se replient vers le système de secours. Hors service. Ils tentent de communiquer avec les pilotes des 28 avions qui convergent vers les pistes d’atterrissage de Zaventem. Aucune réponse. Ils ont perdu leurs oreilles. Les fréquences audio sont coupées.

Panique à bord. Certains contrôleurs aériens croient à un attentat. Puis ils se reprennent. Ils appellent à la rescousse. Des collègues présents au centre de contrôle pour une formation déboulent en vitesse. Ils utilisent la fréquence radio de « dernier recours ». Ils travaillent avec les aiguilleurs des tours qui, eux, peuvent consulter des images radars et demandent un coup de main aux contrôleurs militaires. Ils bricolent et dirigent des avions à l’aide de leur GSM, en utilisant l’application, grand public et rudimentaire, Flightradar24, qui permet de visualiser en temps réel les trajectoires des appareils.

Les 28 avions atterrissent. D’autres sont redirigés vers la France et les Pays-Bas. L’écrasement est évité de justesse. Cette scène digne d’un film catastrophe a eu lieu le 27 mai 2015 à l’aéroport de Bruxelles-National.

Elle donne encore des sueurs froides aux contrôleurs aériens et met en lumière le rôle clef qu’ils jouent. Car c’est sur les épau­­les des 273 aiguilleurs du ciel de Belgocontrol que repose la sécurité du trafic en Belgique. Ceux de Canac 2 d’abord. Le grand centre de contrôle de Steenokkerzeel, en lisière de l’aéroport. Les contrôleurs y orientent le vol des avions dits « en route », ceux qui survolent le territoire national à moins de 24 500 pieds d’altitude (au-dessus, c’est le centre Eurocontrol à Maastricht qui prend le relais), mais aussi des avions en partance et à l’approche de Bruxelles. Chaque jour, ils chorégraphient des centaines de mouvements aériens, les yeux rivés sur leurs écrans de contrôle, jonglant avec les données météorologiques et toujours en contact avec les pilotes, dont ils sont les guides.

Non loin du centre de Steenokkerzeel, en haut de la tour de contrôle de l’aéroport, on lance les décollages et on autorise les atterrissages. La hauteur de l’édifice permet de fluidifier les allées et venues des nombreux corps de métier qui interviennent sur les pistes : pompiers, marshallers (ceux qui guident au sol les avions vers leur parking), ouvriers, service d’épandage, etc. Dans les tours de Liège, Charleroi, Ostende et Anvers, les contrôleurs gèrent tant le contrôle au sol que les décollages, les atterrissages et l’approche.

Qu’ils soient au centre Canac ou perchés dans leur tour, les contrôleurs s’appuient sur des informations de radars, des plans de vol, des données d’altitude. La sécurité aérienne est donc tributaire des systèmes informatiques, comme l’a démontré l’incident exceptionnel de mai 2015.

Cette panne majeure a été examinée par l’unité d’investigation des accidents aériens. Le black-out intégral a eu lieu lors d’une opération de maintenance qui a mal tourné. Alors que des techniciens testaient les générateurs diesel – qui permettent de prendre le relais en cas de coupure de courant –, un court-circuit a frappé le système de refroidissement de l’air conditionné. L’onde de choc s’est propagée. Un tsunami électrique qui a tout ravagé sur son passage ; tout ravagé car, curieusement, la… prise de terre n’était pas connectée au réseau. La faute est imputée à l’entreprise qui avait procédé aux branchements au début des années 2000. « Nous avons joué de malchance », déplore Johan Decuyper, l’administrateur délégué de Belgocontrol.

Mais l’explication est un peu courte. Pourquoi une telle opération de maintenance a-t-elle eu lieu en journée, avec un trafic dense, alors que dans le passé ces manipulations avaient lieu pendant la nuit ? Pourquoi n’avoir jamais vérifié l’état du circuit et son raccordement à la terre alors qu’il s’agit d’un acte élémentaire de sécurité dans toute installation électrique ? Pourquoi n’avoir pas prévu de plan de secours en cas de panne intégrale ?

L’incident n’est pas anodin. Il révèle une forme d’incurie dans le chef de Belgocontrol. Plusieurs franges du personnel dénoncent le manque d’investissements, la baisse d’effectifs, le stress des contrôleurs et une culture de l’opacité. Autant d’éléments qui, cumulés, menacent la sécurité et augmentent la probabilité d’accidents.

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Ronan Deriez. CC BY-NC

Bugs à répétition

La panne du 27 mai 2015 était spectaculaire. Derrière cet incident se cache une kyrielle de bugs techniques chez Belgocontrol. Des contrôleurs perdent confiance en leur système informatique et de télécommunication. « Nous vivons en permanence avec cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, la peur que ça lâche », confie un contrôleur.

Un premier souci majeur : le logiciel de gestion du trafic aérien, nommé Eurocat. Ce logiciel a été acheté à l’entreprise française Thalès le 25 juillet 2007. Il permet d’agréger de nombreuses données. Les différentes informations venues de radars belges et européens sont assemblées afin de visualiser les déplacements des avions en temps réel. À chaque appareil est associé un « plan de vol » qui indique l’itinéraire que doit suivre l’avion. On trouve aussi son altitude, sa vitesse. Autant d’éléments nécessaires pour aiguiller en paix.

La version d’Eurocat achetée en 2007 est assez basique. Il faut la modifier, l’amender, la tester afin de développer de nouvelles fonctionnalités adaptées à l’espace aérien belge, particulièrement complexe, car composé de cinq aéroports coincés dans un mouchoir de poche. Chaque intervention visant à en faire un logiciel plus performant doit être payée cher. « On n’avait pas pris la version “all-inclusive”, celle qui inclut les adaptations du logiciel, se souvient un connaisseur du dossier. Les finances ne le permettaient pas… » Après des efforts titanesques, Eurocat est opérationnel à la fin de l’année 2009. En 2010, on ouvre en grande pompe le tout nouveau centre de contrôle, Canac 2, et tout le monde semble content.

Sauf qu’en 2011, un sacré problème vient entacher la bonne réputation d’Eurocat. En cas d’orages violents, le système part en vrille. Les plans de vol disparais­sent. Les informations sur l’altitude ou la vitesse des avions sont introuvables. On ne voit plus que des petits points se mouvoir sur l’écran. Pendant l’été, des collisions sont évitées de justesse.

Branle-bas de combat. Il faut trouver une solution. Et vite. Mais ce fameux contrat avec Thalès rend la négociation houleuse et sans issue rapide. Les mois pas­sent. En 2013, Belgocontrol change de direction. Le CD&V Johan Decuyper remplace le socialiste Jean-Claude Tintin, dont le mandat n’a pas été reconduit, alors que Belgocontrol affichait une perte de 17 millions d’euros, rien que pour 2012. Le nouveau dirigeant veut montrer qu’il est un homme d’action et qu’il résoudra le problème fissa. Négociations et boulot monstre pendant un an. Des contrôleurs et des techniciens planchent jour et nuit pour trouver une solution, alors que la direction travaille Thalès au corps. Et en effet, au bout d’un an, une solution technique est trouvée, au forceps.

Officiellement, c’est la fin du problème. En réalité, cette solution génère de nouvelles difficultés. Un technicien témoigne : « Il a fallu faire des modifications très rapides et peu onéreuses ; on se retrouve avec une addition de petits changements inaboutis et bâclés. On partait d’un système plutôt fiable, mais dramatique en cas d’orage pour arriver à un système instable tout le temps. Nous avons voulu prévenir la direction du risque de pannes liées à ces modifications, mais nous avons reçu des menaces pour nous faire taire. Pourtant cette version augmente le risque d’incidents. »

Malgré ces avertissements, la version IV d’Eurocat, surnommée par l’entreprise « bad weather » (mauvais temps), est lancée en 2015. Depuis lors, le système hoquette. Des informations cruciales disparaissent des écrans radars. Dans d’autres cas, le tracé des avions est « gelé » – l’avion donne l’impression de ne plus avancer. Les « écrans noirs » ne sont pas rares.

Quelques exemples : des bugs ont eu lieu le 18 décembre 2015, le 1er février puis le 16 février 2016. Ce jour-là, toutes les images radars disparaissent. Puis, le 4 avril, on doit encore fermer l’espace aérien : une « clear the sky procedure » est lancée car les plans de vol n’apparaissent pas. Diagnostic : c’est bien le logiciel qui souffre d’un problème « latent ».

Le 15 septembre 2016, c’est tout le réseau « est » qui est coupé. À Bruxelles on ne peut plus communiquer avec les avions qui survolent les Ardennes et une partie de la Wallonie. À Liège et à Charleroi, dans les tours, les images radars ne fonctionnent plus. Un problème de câblage est évoqué.

À tous ces bugs s’ajoutent ceux du hardware  : les écrans, les disques durs, les câbles. Le matériel est usé. Les disques durs sont pleins à craquer. Et parfois ils plantent. Lorsque cela arrive, les données qu’ils enregistrent se perdent pour de bon alors même que Belgocontrol est dans l’obligation de les conserver. En cas d’incident, ces données serviraient à reconstituer le fil des événements.

L’inquiétude dépasse la sphère des employés de Belgocontrol. Le 19 avril 2016, l’Association belge des pilotes de ligne, la Belgian Cockpit Association, envoyait une lettre à François Bellot, ministre fédéral de la Mobilité. « Le bon fonctionnement du contrôle aérien en Belgique semble être en péril », écrivaient les pilotes. Parmi les raisons du péril jugé imminent : « Les pannes des différents systèmes et l’instabilité du système radar. »

Johan Decuyper, lui, ne veut pas céder à l’alarmisme, même si son argumentaire est évasif. « C’est vrai, concède-t-il, nous n’étions pas très heureux lors de ces incidents ; mais ça a créé une dynamique en interne pour que les incidents aient moins d’impact. » Le patron de Belgocontrol affirme avoir « renégocié le contrat avec Thalès dans un sens qui est plus favorable », sans expliquer ce que ce terme recouvre.

Et puis l’administrateur délégué de Belgocontrol se raccroche à un chiffre : 97 millions d’euros. La valeur des investissements, annoncés dès 2014, auxquels pourra procéder Belgocontrol. Une belle victoire après les années de vaches maigres. « Nous venons de lancer un plan de renouvellement du hardware », annonce le dirigeant. Pour l’instant, la direction de Belgocontrol évoque le remplacement de tous les écrans. Mais la priorité de ces investissements ne concerne pas le logiciel ni le hardware mais les instruments de navigation sur les pistes. Pas de grand « plan Marshall » de l’informatique à l’horizon.

Un technicien en est profondément convaincu : « Belgocontrol a eu de la chance pour l’instant avec ses pannes. » Il dénonce surtout « le manque de personnel » comme l’une des causes de ces problèmes. « Car les sous-traitants, qui ont remplacé bon nombre de techniciens internes, ne connaissent pas avec finesse le matériel. »

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Ronan Deriez. CC BY-NC

Personnel écrémé, sécurité menacée

Dans le monde de l’aéronautique, on emploie souvent la métaphore du « fromage suisse » pour imager les systèmes de sécurité. L’idée est simple : la sécurité est assurée par l’accumulation de multiples « couches » organisationnelles – à voir comme des tranches de fromage : la formation du personnel, l’état du matériel, le bien-être au travail, la nature des procédures d’urgence, etc. Si le matériel fonctionne mal, on fragilise le système de sécurité, on ajoute des « trous » à la première tranche de fromage. Si on ajoute des trous à la tranche suivante, par exemple en n’investissant pas assez dans le personnel, alors on augmente le nombre de failles dans le système global de sécurité et donc le risque d’accident.

C’est bien cet enchaînement dangereux que dénonce le personnel de Belgocontrol. Un contrôleur aérien s’exprime, de manière anonyme, forcément. Il a environ 50 ans. « Je me suis enfoncé petit à petit dans le burn-out, sans m’en rendre compte, à cause de l’ambiance pourrie, de la gestion par la peur et de la surcharge de travail. Je l’ai réalisé lorsque j’étais derrière le radar que je n’arrivais plus à suivre. Je ne me rappelais plus ce que me disaient les pilotes. » Le tout affaiblit clairement, selon lui, la sécurité promise par Belgocontrol.

La situation actuelle, c’est aussi un personnel qui a fondu comme du fromage savoyard. À commencer par le personnel technique dont de nombreuses fonctions ont été externalisées.

Les contrôleurs aériens sont au bord de la crise de nerfs. Dès que l’un d’eux est malade, la continuité du service est menacée. L’édifice est fragile. À tel point qu’en avril, l’aéroport de Charleroi puis celui de Liège ont dû interrompre leurs activités, les avions étaient redirigés vers des aéroports avoisinants, faute de contrôleurs en nom­bre suffisant.

Le manque de personnel est un constat désormais partagé par la direction et les employés, même si l’évaluation des besoins diverge. Les faits sont là : de 1 100 employés au début des années 2000, l’effectif est passé à 787 en 2014, avec une baisse marquée à partir de 2009. La dégringolade.

Les causes de cette réduction des effectifs, donc des coûts, sont multiples. On évoque souvent l’accord bancal de 1989 entre l’État et les Régions au sujet du financement des équipements des aéroports régionaux. La gestion de Jean-Claude Tintin, l’ancien administrateur délégué, est régulièrement pointée du doigt. Le dirigeant fantasque est connu, comme l’ont rapporté de nombreux médias, pour s’être fait bâtir un appartement ultra-luxe dans les locaux de Belgocontrol, avoir employé son fils comme chauffeur et négocié âprement son parachute doré.

Les organisations syndicales regardent plutôt du côté de l’Europe qui a lancé, en 2004, son initiative « Ciel unique », dont l’un des objectifs est de rendre plus performants les services aériens. « Et de baisser le prix du contrôle, ajoute Kurt Callaert, de la CSC. Cette décision a été prise sous l’influence des compagnies aériennes qui cher­chent à faire baisser le coût des services qu’elles payent. » Car les recettes de Belgocontrol proviennent pour l’essentiel des compagnies aériennes qui payent pour le contrôle aérien. La réduction du coût de ce service chez Belgocontrol confine à l’obsession. Elle figure noir sur blanc parmi les objectifs du comité de direction de l’entreprise.

Soyons de bon compte : les investissements ont repris. En 2015, l’entreprise a payé à toute l’équipe une… belle session de « team building » à plus d’un million d’euros. Autant dire qu’au vu du manque de personnel, ce joli moment collectif ne fut pas des plus appréciés.

Plus sérieusement, notons que, pour la première fois depuis 10 ans, l’austérité s’est un peu relâchée. Un plan d’embauches a été annoncé par Belgocontrol, dès 2014. Treize contrôleurs ont été sélectionnés au printemps 2016. Sur ces 13, il n’en reste que 8, qui ont réussi le volet théorie et suivent leur formation en Suède, à Malmö.

Encore une étrangeté. Les aspirants aiguilleurs du ciel vont donc apprendre leur métier en Suède, aux frais de Belgocontrol, alors que l’entreprise possède depuis 2005 un centre de formation vanté pour sa qualité. En fait, les contrôleurs belges sont si peu nombreux qu’aucun ne peut être démobilisé pour devenir instructeur.

Travailler plus pour gagner plus

Mais les recrutements se poursuivent… lentement. Quinze renforts ont été sélectionnés à l’automne dernier et 15 autres devraient arriver avant l’été. « Trop peu, trop tard, insuffisant », déplorent les syndicats qui anticipent les futurs départs à la retraite, prévus en masse après 2020.

Pour éviter les désagréments liés aux carences en contrôleurs (notamment la fermeture d’aéroports), Tony Jossa, le directeur des ressources humaines, a lancé une prime temporaire de 250 % – le temps d’étoffer les effectifs – afin d’encourager les heures supplémentaires.

L’appât du gain semble fonctionner. Alors qu’un accord interne limite à 12 les jours de travail consécutifs autorisés, suivis de deux jours de repos, certains enchaînent 13, 14, voire plus de 20 jours d’affilée, alors que ce métier particulier nécessite une fraîcheur d’esprit et une concentration extrê­me. « Il faudrait protéger les contrôleurs aériens contre eux-mêmes », balance une aiguilleuse de l’air. Car l’enjeu n’est pas mince, prévient un de ses collègues : « Après un onzième service d’affilée, si c’est une nuit, il vaut mieux que les avions ne tombent pas entre mes mains. » La fatigue, le stress et la pression forment un cocktail détonant.

C’est surtout dans les aéroports francophones que la tension monte. Pourquoi ? Pour une raison très simple, qui se résume à une petite équation : Belgocontrol man­que de contrôleurs. Les renforts étant le plus souvent néerlandophones, les tours de contrôle de Liège et de Charleroi restent en sous-effectifs.

Des contrôleurs aériens ont introduit des recours devant la Commission permanente de contrôle linguistique et le Conseil d’État. Belgocontrol n’applique pas de ca­dre linguistique, contrairement à ce que lui intime la loi. On n’embauche donc pas de « quotas » de francophones mais simplement les meilleurs candidats. Pas de chance. Ceux qui tirent leur épingle de ce jeu (très flamand) sont néerlandophones. À la suite de la campagne de recrutement lancée en 2015, deux candidats sélectionnés sur huit, seulement, étaient francophones. De 2006 à 2008, 44 contrôleurs ont été recrutés, dont seulement quatre francophones.

Les dirigeants de Belgocontrol souhaiteraient que le cadre linguistique ne s’applique pas en tant que tel dans leur entreprise, arguant que la langue de l’aviation est l’anglais. Ce qui est vrai… mais à nuancer. Car les contrôleurs de Liège ou de Charleroi communiquent bien souvent en français avec le personnel au sol, dont le job demande moins de qualifications linguistiques.

Johan Decuyper et son comité de direction ont tenté quelque chose. Le 13 septembre 2016, Belgocontrol a fait voter un texte en commission paritaire permettant à des contrôleurs flamands de travailler dans les tours francophones.

L’objectif est louable, il s’agit a priori de soulager les Liégeois et les Carolos de la surcharge de travail qu’ils affrontent. « Des néerlandophones, pourquoi pas ? estime un contrôleur aérien. Mais encore faut-il que leur niveau de français ait été avalisé par l’organisme de reconnaissance des examens linguistiques, le Selor. » Petite entourloupe : c’est un organisme flamand, le BLCC (Business Language and Communication Centre), qui s’y collera. Il s’agit d’une spin-off de l’Université de Louvain (KUL) et du Voka, la fédération des patrons flamands. Or, cet organisme n’est nullement une structure certificative. Belgocontrol chipote avec les règles.

Fin novembre, trois contrôleurs stagiaires sont arrivés à Liège et un autre à Charleroi. L’expérience s’est interrompue dès le mois de janvier. Les stagiaires avaient du mal à s’habituer à la pratique du français et peinaient à comprendre les marshallers, les ouvriers, les pompiers. S’exprimer en anglais auprès du personnel au sol « augmentait clairement les risques d’incidents », affirme un contrôleur wallon.

« Un État dans l’État »

Dans ce contexte de pénurie de personnel qualifié et de défaillances techniques, qui sont autant de trous dans notre fromage suisse, le contrôle externe de Belgocontrol représente un enjeu crucial. Et là, on ne peut pas dire que la situation soit exemplaire, non plus. Belgocontrol est souvent qualifiée de « boîte noire », voire d’entreprise ultrapolitisée servant les intérêts flamands via son dirigeant, Johan Decuyper, un CD&V qui fut le chef de cabinet du ministre de la Mobilité Étienne Schouppe à la fin des années 2000.

Laurent Ledoux, l’ancien président du Service public fédéral Mobilité, avait même parlé, à propos de Belgocontrol, « d’un État dans l’État ».

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Ronan Deriez. CC BY-NC

Il s’exprimait ainsi le jour de sa démission, en avril 2016, en plein conflit ouvert avec la libérale Jacqueline Galant, alors ministre de la Mobilité. Aujourd’hui encore, Ledoux confirme ses propos : « Belgocontrol est une entreprise publique autonome, soumise à un contrôle de l’État qui s’exerce via la direction générale du Transport aérien, la DGTA, sous l’autorité du SPF Mobilité. En réalité, Belgocontrol refuse systématiquement que l’on accède à ses données (NDLR : les enregistrements des conversations avec les pilotes, les données météo, les tracés radars, bref, tout ce qui permet de prendre des décisions). L’administration est dans l’incapacité de vérifier la bonne application des routes aériennes et des règlements. »

On ne compte plus les lettres où la DGTA demande à Belgocontrol un accès direct aux données sur lesquelles se basent les contrôleurs aériens pour déterminer quelle piste sera utilisée pour les décollages et les atterrissages, et quelles routes seront empruntées par les avions. Autant d’enjeux extrêmement sensibles dans un pays où la question des nuisances sonores autour de l’aéroport de Bruxelles-National fait chuter les ministres comme au rodéo.

Afin de choisir les bonnes pistes, les contrôleurs doivent suivre le « PRS » (Preferential Runway System), le système préférentiel des pistes. À partir d’un certain niveau de vent arrière ou latéral, tout devient aléatoire. À Bruxelles, les avions qui arrivent par l’est se posent généralement sur l’une des deux pistes parallèles, la 25 R ou la 25 L. Lorsque le vent dépasse les 7 nœuds, rafales comprises, c’est sur la piste 01, qui croise les deux précédentes, que les avions sont censés atterrir, engendrant davantage de nuisances sur la périphérie est de la capitale.

Un enjeu technique, a priori. Sauf que dans ce pays, le choix des pistes s’avère éminemment politique. Des associations de riverains, comme l’Union belge contre les nuisances aériennes (UBCNA) ou Pas Question, pensent, malgré leurs intérêts souvent divergents, que Belgocontrol est devenu un outil au service de la Flandre pour balancer des avions dans les oreilles des francophones.

L’UBCNA, avec d’autres associations, a même porté plainte au pénal contre Belgocontrol pour « collusion de fonctionnaires ». Elle suspecte divers fonctionnaires de jouer avec les normes de vents, avec leurs limites, mais aussi avec les routes que doivent suivre les avions. Sous-entendu : la Flandre serait épargnée.

« Belgocontrol joue avec la vie des passagers »

Une problématique plus large que la seule question des nuisances sonores. Un agent de la DGTA tire la sonnette d’alarme : « Je regrette que Belgocontrol fasse de la politique avec de l’opérationnel. Car le dégât collatéral, c’est l’environnement et… la sécurité. Bref, Belgocontrol joue avec la vie des passagers. »

La piste 01 croise donc les deux autres pistes de l’aéroport. Lorsqu’on l’utilise pour les atterrissages, les contrôleurs doivent redoubler de vigilance pour éviter toute collision à l’intersection. « Le 5 octobre 2016, lorsque deux avions ont failli se rentrer dedans, on a risqué un drame à 250 morts, ajoute cet agent de la DGTA. Certes, le pilote avait fait une erreur, mais les contrôleurs n’ont pas prévenu que les pistes n’étaient pas parallèles. Certains contrôleurs flamingants, des managers de tour, sont particulièrement nonchalants par rapport à l’application du choix des pistes et des routes de survol de Bruxelles, nonchalance qui peut parfois avantager les Flamands de la périphérie mais aussi poser des soucis de sécurité. »

De nombreux contrôleurs aériens, dont des francophones, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils affirment que leurs choix sont mus en premier lieu par l’impératif de sécurité. « Il y a tellement de paramètres à prendre en compte dans nos décisions qu’il est difficile de les comprendre pour le grand public. Il y a la vitesse des vents au sol, la prise en compte des vitesses de vent en altitude que nous communiquent les pilotes, l’état du trafic aérien, l’occupation des pistes, la visibilité. »

Pour en savoir plus sur la façon précise dont les pistes sont choisies, le ministre MR François Bellot a commandé un audit auprès de la DGTA. Audit que l’administration souhaitait mener durant la semaine du 2 au 10 octobre 2016. Comme l’a révélé Le Vif/L’Express, l’audit n’a pas eu lieu comme l’entendait l’administration. Dans une lettre adressée à Johan Decuyper, le 10 novembre 2016, Nathalie Dejace, directrice ad interim du SPF Mobilité, relevait le « manque de collaboration » de Belgocontrol qui a empêché son équipe d’effectuer le travail correctement.

Un interlocuteur, jadis très haut placé dans la chaîne hiérarchique de l’aviation belge, écarte toute idée de « complot » organisé par le CD&V. « Le côté “boîte noire”, on le trouve plutôt chez certains contrôleurs. Je reste sur ma faim quant à leur capacité à appliquer un plan de bonne foi. Certains utilisent leur pouvoir à des fins personnelles (éviter une commune en particulier) et très pro-flamandes. »

Est-ce que Belgocontrol joue réellement avec les allumettes à des fins politiques – contrôler l’aéroport, le flamandiser – quitte à être moins rigoureux sur la sécurité ? Pour en avoir le cœur net, la DGTA a réclamé un accès inconditionnel et en temps réel aux données de Belgocontrol. Mais l’entreprise publique refuse en bloc. Johan Decuyper l’assume sans complexe : « Je suis favorable à la mise en place d’une autorité de contrôle réellement indépendante. Il n’est pas normal que la DGTA contrôle des nor­mes qu’elle a elle-même élaborées avec les politiques. Dans la loi, ni notre certification ni le suivi de la bonne utilisation des pistes ne sont du ressort de la DGTA. »

Pourtant, l’article 4 du troisième contrat de gestion de Belgocontrol (2014) est assez limpide : « Belgocontrol fournit aux services d’inspection aéronautique toutes les informations qu’ils requièrent. » Comme l’explique simplement un cadre de la DGTA : « Si le ministre Bellot voulait vraiment faire respecter les règles, il devrait aller un cran plus loin et lancer des poursuites judiciaires. Après tout, Belgocontrol ne respecte pas la loi. » Très bien, mais François Bellot est un membre éminent du MR. Et le parti du Premier ministre Charles Michel est aux commandes du gouvernement fédéral avec le… CD&V, le parti de Johan Decuyper. Mettre en cause Belgocontrol, c’est menacer l’équilibre du gouvernement. Le bras de fer entre la DGTA et « Belgo » risque bien de se prolonger un moment. Pendant ce temps-là, les trous s’agrandiront dans le gruyère suisse…

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Ronan Deriez. CC BY-NC
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