Un amour de philosophe
Bleri Lleshi

Politologue et éducateur de rue. Penseur urbain venu de ses montagnes. Fan de Bruxelles, où il habite depuis ses 18 ans. Philosophe et DJ (projet Bruselo, organisateur des soirées Groovalicious). Et Albanais multireligieux fier de se sentir belge. Quel étrange animal politique que ce Bleri Lleshi, qui connaît son petit succès de l’autre côté de la frontière linguistique : un des 25 « allochtones les plus influents de Belgique » selon Knack, bon client des médias et aussi écrivain récidiviste.
Blerim Gjonpalaj – c’est son vrai nom – s’est fait connaître en 2009 par le biais d’un documentaire, Bruxelles, ville sans propriétaire. Dès ce moment, il annonce de gros soucis à Molenbeek, où il constate que beaucoup de jeunes sont désespérés et coupés du marché de l’emploi. Après des pamphlets politiques, cet intello en bleu de travail, activiste antiraciste calé très à gauche, était attendu sur d’autres sujets (disons) sérieux. Comme les migrations, le dumping social ou les précarités. Toutefois, le gaillard surprend avec un essai décalé, L’amour en temps de peur. Il affronte le tabou de nos angoisses – qu’il évite de minimiser. Peur des attentats, du chômage, de la solitude et de l’abandon. Peur de Trump. Peur de tout.
Ses solutions roucoulent à nos oreilles, pourtant martyrisées par les déflagrations d’explosifs et les portes des multinationales qui claquent sous le nez des licenciés. L’Amour, le vrai – pas la version commercialisée – en tant que remède à nos peurs ? Pourquoi pas ? L’époque est rude et il ne coûte pas cher, ce retour aux années peace and love. Mais à 35 ans, Bleri Lleshi en rajoute. Il croit détenir l’ADN d’un nouveau modèle de société. « L’amour est un acte politique, dit-il. Il est à la portée de tous. Il demande de l’engagement et du courage. Mais c’est la seule voie à suivre pour combattre les inégalités. » Six petites pages pour tomber amoureux ou renvoyer le baba cool albanais à ses classiques.
MédorOn vit dans une « société de la peur », écrivez-vous. Rien de neuf. Vous le dites vous-même : la peur est un dada des sociologues et les premières analyses sérieuses sur le sujet remontent au… VIIIe siècle. Qu’est-ce qui caractérise notre époque, alors ? L’effet sournois des attentats ?
Bleri LleshiCe n’est pas l’essentiel. Nous avons réagi avec un mélange de calme, de force et de solidarité.
M.Cette société a peur de quoi, alors ?
B.L.Peur de la précarité. Des parents que je rencontre dans mon job d’éducateur sont angoissés à l’idée de n’avoir pu donner d’avenir à leurs enfants. Ils en arrivent à croire que leur vie est un échec. J’ai un ami néerlandais qui travaille auprès de la Banque ING (elle a annoncé, en octobre, la perte de plus de 3 000 emplois rien qu’en Belgique, NDLR). Il me parlait de ses douleurs au cou, de ses journées de travail se prolongeant jusqu’à minuit, de son besoin de licencier la moitié de son équipe malgré le 1,2 milliard de profit engrangé en 2015. « Tu te crèves à la tâche, tu risques un burn-out, lui disais-je. À 38 ans, pourquoi ne pas changer de boulot ? » Sa réponse est venue du tac au tac : « Parce que j’ai peur. » La peur de perdre un job… qui le persécute.
M.C’est un tabou ?
B.L.Oui. La plupart des gens sont gênés de parler de « ça ». Dans une ville riche comme Bruxelles, un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les inégalités augmentent. Le chômage touche 40 % des jeunes Bruxellois et, chez certains, j’ai pu observer une forme de profond dégoût à l’égard de l’État. J’ai tiré la sonnette d’alarme dès 2009. On voit ce que cela a donné.
M.Quelle place pour l’amour dans un tel marasme ? Éclaté, laminé, secondaire ? Vous écrivez qu’il est « la » solution à nos angoisses.
B.L.Pas à lui seul. Il faut aussi lutter contre le système. Arrêter d’avoir faim de « plus » et de « mieux ». On a souvent du mal à apprécier ce qu’on a, et c’est bien dommage. Je rêve du développement d’une économie locale et sociale fondée sur les besoins des gens. Plutôt que le contraire : la course au profit. Mais, sans attendre cette mutation de société, chacun peut mobiliser une force qu’il a en lui. L’amour ! Oui, je sais, on va me présenter comme un nouveau hippie…
M.L’amour est ce sentiment fort, cette passion qui unit deux êtres, non ? Très personnel, en fait.
B.L.Le néolibéralisme contamine tout. Même l’amour. La référence véhiculée par le monde de la pub et les médias « grand public », c’est l’amour romantique commercialisé. Il doit être fulgurant, passionnel et excitant. Mais comment croire qu’il résistera à l’usure du temps ? Et que fait-on à la première crise ? On offre au conjoint un mini-trip à Barcelone, puis un beau voyage dans des îles exotiques. On propose un bon massage et, si ça n’a pas d’effet, on réserve un week-end complet dans un centre de bien-être. Cela fait illusion… pour ceux qui en ont les moyens. Moi, je prône l’amour authentique.
M.C’est-à-dire ? Mettons-nous d’accord sur une définition de l’amour.
B.L.C’est celui qui nous fait grandir. Sans lequel il manque quelque chose pour s’accomplir en tant qu’homme ou femme. L’amour vrai creuse la profondeur d’âme et il nous relie aux autres. À travers des racines, des liens qui portent un nom : la présence, la reconnaissance, la différence, l’écoute, le respect, la conscience. Ma vision de l’amour est désignée par le verbe « to care of » – « prendre soin de ». Cet amour-là nous aide à trouver notre place sur terre. Il a un préalable : l’estime de soi.
M.D’accord. Mais l’amour ne peut être comparé aux valeurs qui fondent un modèle de société, tout de même ? L’éducation qui émancipe, le sens du travail bien fait, le progrès, la justice, le partage des richesses, la protection sociale…
B.L.L’amour est un acte politique. Il demande de l’engagement et une prise de responsabilité. Que faisait Jeremy Corbyn, à Londres, quand le Premier ministre britannique David Cameron décidait de bombarder la Syrie, l’an passé ? Le nouveau patron du parti travailliste (le Labour) récoltait de l’argent pour les réfugiés syriens dans un centre commercial. Cela dénote un certain courage.
M.Mais quand vous faites face à des mamans célibataires vivant dans la précarité, à de jeunes Molenbeekois en décrochage scolaire ou à des migrants cherchant du boulot, vous leur dites que l’amour est apaisant ? Cela les aide-t-il vraiment ? Comment réagissent-ils ?
B.L.J’insiste sur le fait qu’il faut les deux : changer ce système économique qui nous mène droit dans le mur, mais aussi revoir notre manière de fonctionner, faire preuve de solidarité et réhabiliter l’amour vrai. À ces gens qui ont peur, il faut leur montrer qu’on prend réellement soin d’eux. Outre mes activités à l’université ou l’écriture de livres, je suis éducateur à Molenbeek parce que je veux aider ces jeunes qui ont du mal à se faire une place dans la société. C’est ce que j’ai décidé dès mon arrivée en Belgique. C’est mon engagement.
M.L’amour peut suffire à limiter les inégalités ?
B.L.Non. Mais essayons au moins. C’est un processus. Un pas, suivi d’un autre. La seule révolution crédible viendra de la base. De chacun d’entre nous. Il y a beaucoup de métiers où on peut faire la différence. Tous les travailleurs sociaux, les éducateurs, les enseignants, les infirmières, les médecins, les journalistes peuvent faire leur part de travail. Quand un prof pratique son métier avec passion, il montre à ses étudiants qu’il prend soin d’eux. Il les prépare et leur transmet ses valeurs.
M.S’engager ? C’est bien ça le problème, non ?
B.L.La sociologue israélienne Eva Illouz a analysé les difficultés des trentenaires – hommes et femmes – à s’engager dans une relation durable. Le résultat de ses études ? Ils ou elles ont peur de prendre leurs responsabilités. C’est un constat : on hésite à faire confiance à l’amour.
M.Pour lutter contre les inégalités, il y a mieux que l’amour : la politique. Vous n’êtes pas d’accord ?
B.L.Je veux travailler avec les gens, en contact direct. La politique y a renoncé.
M.Vous n’avez pas peur d’apparaître comme un penseur un peu léger ?
B.L.Je suis connu en Flandre comme un marxiste du XXIe siècle. Les inégalités découlant du néolibéralisme constituaient le point de départ de ma réflexion. Je peux dès lors passer au stade suivant : celui de l’action. « Indignez-vous ! », écrivait l’ancien résistant Stéphane Hessel. Le problème, c’est que les gens ne savent pas comment faire. Moi, je leur indique la voie à suivre. Le choix est facile entre le cynisme et l’amour. En février 2016, en pleine crise, 20 000 personnes ont manifesté à Bruxelles en faveur d’un accueil digne des migrants. Ça ne méritait pas les gros titres des journaux ? Au passage, je trouve que Bruxelles est trop souvent salie. Mais il y a une vie après les attentats. Que les journalistes étrangers scotchés sur Molenbeek viennent me voir à Ixelles, où j’habite ! On n’est pas si loin du métro Maelbeek. Il y a des marchés, des gens qui rient, de la mixité. C’est « la » ville du futur. Un laboratoire urbain comme il n’y en a pas deux au monde. Chacun devrait y vivre quelques années, à 18 ans.
M.Quand même, comment nier que le racisme augmente ?
B.L.C’est la faute des politiques et des médias. Ils insistent toujours sur les infos négatives.
M.Vous vous déclarez très déçu du monde politique. On pourrait vous reprocher de favoriser des partis populistes, voire l’extrême droite. Exemple : si les gens vous suivent sur une partie du raisonnement (nous vivons dans une société de la peur) mais sans croire à vos solutions basées sur l’amour.
B.L.Non. C’est impossible. Pour moi, l’amour est solidarité, et vice versa. Il ne peut jamais exclure. Jamais ! Le nationalisme et l’extrême droite, à l’inverse, alimentent un discours d’exclusion. On me traite parfois de populiste, cela dit. Ça ne me dérange pas. J’accepte le qualificatif s’il s’entend au sens positif : parler clairement aux gens. J’aime me retrouver devant des salles où je compte deux ou trois fans et où tout le reste de l’assemblée fait la moue face à mon discours. C’est à eux que j’ai envie de m’adresser. Pour les convaincre.
M.Vous avez évoqué l’Anglais Jeremy Corbyn. Il faut aller aussi loin pour trouver une trace d’engagement politique par conviction et amour ?
B.L.(Il réfléchit un moment.) Non, il y a Raoul Hedebouw. Le patron du PTB tient le même discours au Parlement, face à des grévistes liégeois ou des jeunes paumés bruxellois. Passionné, recherchant sans cesse le contact. Il reproduit ce que les partis socialistes ont fait bien avant lui : ils travaillaient dans les quartiers, cherchaient des solutions au manque d’emplois et se préoccupaient du logement social.
M.Ils y ont été remplacés par l’extrême droite…
B.L.Non. Ce n’est pas vrai ! C’est une illusion. Ni Marine Le Pen, en France, ni Filip Dewinter, à Anvers, ne descendent dans les quartiers pour parler aux gens.
M.L’extrême gauche et ses sirènes : elles vous séduisent, donc ?
B.L.Le PTB, c’est la gauche. Ni plus ni moins. Pas l’extrême gauche. Hedebouw le prouve en indiquant qu’il pourrait gouverner avec le PS. Qui sait ? Il obligera peut-être les socialistes à délaisser le centre droit. La plupart des partis politiques se sont coupés de leurs électeurs. Ils feraient bien de leur parler à nouveau les yeux dans les yeux. Mais pas en leur donnant raison quand ils ont tort, hein…
M.La spiritualité, les religions sont une source d’inspiration pour vous. Vous pouvez l’expliquer ?
B.L.On me demande souvent si je suis musulman. Est-ce important ? Ma femme est d’origine turque, mes parents sont issus de la minorité chrétienne d’Albanie. Moi, je cherche l’amour partout où il se trouve. Je me décris comme un multireligieux. Dans ses lettres aux Corinthiens, saint Paul explique que l’amour est plus important que la foi. Le prophète Mahomet considère que l’amour est sa base. J’aime aussi me plonger dans les textes fondateurs du bouddhisme. Dans chaque religion, il y a de belles références à l’amour.
M.Mais vous oubliez les guerres de religion ? Et le fait que, aujourd’hui encore, on tue ou on exclut au nom des religions ?
B.L.Non. Je sais tout ça. Je demande juste qu’on puisse insister – aussi – sur ce qui est positif dans les religions. Ni la Première ni la Deuxième Guerre mondiale n’ont démarré pour des motifs religieux. Et on ne peut considérer que les plus grands persécuteurs – Gengis Khan, Staline, Hitler, Pol Pot ou Léopold II – agissaient pour des mobiles religieux. Pour beaucoup de gens sur cette terre, la foi et la religion sont importantes. On ne peut donc les mettre de côté en jugeant que c’est superficiel ou accessoire. Moi, concrètement, quand j’ai de jeunes musulmans face à moi, je les interroge sur les piliers de l’islam. Je leur demande : la foi et la connaissance ne sont-elles pas essentielles à vos yeux ? La réponse étant « oui », je me concentre sur un troisième pilier : la justice.