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Le nouveau western flamand

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Tim Dirven. Tous droits réservés.

Adieu veaux, vaches, cochons… En Flandre, les chevaux seraient-ils l’avenir d’une agriculture en crise ? Ou, au contraire, signeraient-ils l’arrêt de mort d’un secteur au bord de la faillite ? 200 000 équidés, 800 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel : une chose est sûre, l’évolution est en route. Elle porte même un nom, entré dans le dictionnaire : la « chevalisation ».

Pas un « hue » ne sort de la bouche de Dirk Inghels quand il fait galoper Mano pour la photo dans sa prairie de Hansbeke, dans la campagne gantoise. « Rrrr… ho… gentil », ça oui. Mais « hue », non. C’est un signe des temps : les chevaux sont désormais des animaux de loisirs, ils ne travaillent plus. Sauf pour la procréation. « Hier, j’ai fait passer un scanner à Capri pour suivre son cycle d’ovulation, dit-il. Demain sera le jour idéal pour l’inséminer. Je vais commander du sperme tout à l’heure. » Encore un poulain de plus. Dans onze mois, le rejeton de Capri sera enregistré à l’Office équestre flamand. D’après les derniers chiffres du directeur Jan De Boitselier, la Belgique compte actuellement quelque 265 000 chevaux, dont 200 000 rien qu’en Flandre, soit 50 000 de plus que les 150 000 dont il était question tout récemment dans le débat sur les plans d’aménagement du territoire de la ministre Joke Schauvliege, qui ont d’ailleurs fait découvrir un terme bien surprenant : « chevalisation ».

Haro sur les « pseudo‑paysans »

Ce superbe mot figure depuis 2007 au dictionnaire Van Dale, qui le définit comme le « remplacement de l’élevage traditionnel dans une zone originellement agraire par l’élevage équin récréatif. » Au parlement flamand, le phénomène inquiète, car la chevalisation n’a pas seulement fait disparaître 35 000 hectares de terres agricoles en l’espace de dix ans, elle suppose aussi la vente de nombreuses fermes à des familles aisées sans que les agriculteurs n’aient voix au chapitre. Le 29 mai dernier, dans De Morgen, on lisait ainsi : « Il faut qu’il soit plus difficile pour les pseudo-paysans de s’échapper au vert en achetant la ferme de leurs rêves à la campagne. »

Dans son champ situé à Neerijse, dans le Brabant flamand, Alain Moreels nous dit trois jours plus tard : « Sans les chevaux, je ne pourrais même plus être agriculteur. » Il s’explique : « C’est très simple. Mon père avait une grande exploitation mixte de porcs et de vaches de boucherie. Dans les années 70, il recevait 2 000 francs pour un porcelet. Savez-vous ce que rapporte un porcelet aujourd’hui ? 50 euros. » Le clin d’œil qui suit renferme tout le bon sens paysan concluant que ce n’est pas rentable.

Sandra, la femme d’Alain, le disait un peu plus tôt : « L’agriculture se casse la figure. Le lait s’effondre, les céréales vont mal et les quotas betteraviers seront bientôt supprimés. Qu’est-ce qui va se passer ? La même chose que quand on a abandonné le quota laitier : le prix va dégringoler. Heureusement, nous avons encore les chevaux. » Mais quittons temporairement Neerijse, pour refaire un détour par Hansbeke. Hasard, la rue joliment bordée d’arbres où nous nous rendons s’appelle Boerestraat. D’énormes sous-vêtements blancs sèchent sur une corde à linge. C’est ce type de village dont la terre était autrefois labourée par les chevaux. « Il leur fallait huit jours pour faire un hectare », dit Dirk Inghels. « C’est le fermier qui me l’a dit. Aujourd’hui, un tracteur laboure quatre hectares en une demi-heure. » Dirk est un jour passé dans cette rue à la recherche d’une maison. Deux frères étaient appuyés contre la clôture. Non, le notaire ne vendrait pas cette vieille ferme vide, il ne fallait pas compter dessus. Mais Dirk, aujourd’hui âgé de 65 ans et retraité depuis le 1er mai après plusieurs vies au syndicat, au comptoir d’un troquet gantois, dans une asbl culturelle et enfin au service d’économie de la Ville de Gand, ne s’en est pas laissé conter. « Ils ne voulaient pas vendre à un socialiste. Mais voyez. »

La vieille ferme qui abritait jadis une quinzaine de vaches laitières a en effet visiblement fait peau neuve. Une flèche indique De Furiosohoeve, le nom que Dirk lui a donné. En référence à un cheval, bien sûr, un étalon qui a engendré « plus de cent étalons reproducteurs agréés » et dont Dirk a un jour acquis une pouliche. Derrière la ferme se trouvent désormais des écuries. Il en avait seize, avant, et huit maintenant. « Ces chevaux règlent notre vie. Si nous voulons partir un moment, il faut que nous soyons rentrés à 17 h pour les nourrir. Là maintenant, on nettoie les écuries et on y dépose de la paille. Leur lit est déjà fait pour ce soir. »

Un hobby très cher

Les noms Chardonnay, Capri et Corso sont inscrits sur les portes des écuries. Les trois chevaux se trouvent dehors. « En fait, c’est assez incroyable, raconte Dirk. Je suis né dans un quartier populaire de Gand. Parfois, nous n’avions plus de quoi acheter à manger le quinze du mois. Mais j’ai travaillé très dur et je suis fou de chevaux depuis tout petit. Je trouvais cela magnifique, que les chevaux soient utilisés pour tout : travailler dans la mine, labourer la terre, pêcher la crevette. Plus tard, j’ai vu Black Beauty à la télé, et encore plus tard j’ai acheté une pouliche. J’y ai mis le prix : 80 000 francs ! Elle s’appelait Comtessa d’Evergem, mais nous l’avons rebaptisée Flika. Elle a vécu jusqu’à 32 ans et a donné naissance à plusieurs petits, dont deux sont devenus des étalons agréés. »

Dirk Inghels n’a jamais eu à vivre de ses chevaux, et d’après Jan De Boitselier, directeur de l’Office équestre flamand et président de la Société royale du cheval de trait belge, c’est une situation classique. « Un proverbe dit : “Les propriétaires de chevaux ont le paradis sur terre, mais quand ils meurent il n’y a rien à hériter.” Pour beaucoup de gens, c’est un hobby plus qu’autre chose, et un hobby qui coûte cher. »

Troisième sport national

Pourtant, l’année dernière, Jan De Boitselier a diffusé un communiqué de pres­se signalant que le secteur flamand du cheval représentait un chiffre d’affaires annuel d’au moins 800 millions d’euros et 2 700 emplois à temps plein. « La tradition a toujours existé, explique-t-il. Dans l’entre-deux-guerres, les chevaux de trait belges étaient notre produit d’exportation le plus important. Plus encore que le charbon et l’acier ! Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, nous en avions 200 000. » Ce qu’il veut dire, c’est que si certains voient la chevalisation comme un problème, il existe aussi des chiffres démontrant l’importance économique du cheval. « 20 % de tous les chevaux de jumping du monde sont élevés en Belgique. Parmi eux, certains valent 1 million d’euros, d’autres 10 millions. Aux Jeux olympiques de Londres, les chevaux belges ont obtenu plus de médailles que les athlètes belges. Personne ne le sait, mais l’équitation est le troisième sport du pays après le football et le cyclisme. »

La Mecque de l’équitation

Où se trouvent les 200 000 chevaux de Flandre ? « Partout, répond De Boitselier. Bien sûr, c’est dans les villes qu’il y en a le moins. Sinon, la répartition et la densité sont uniformes, même s’il y a bien quelques endroits plus représentés. La Flandre-Orientale est la province qui compte le plus de chevaux, Hoeilaart est la commune qui compte le plus de manèges, et Meeuwen-Gruitrode (dans le Limbourg) est la Mecque de l’équitation. D’illustres cavaliers tels que Jos Lansink et Ludo Philippaerts y ont leurs écuries. [Rires.] On dit souvent que l’équipe du village de Meeuwen-Gruitrode n’aurait pas de mal à concourir face à des pays dans des épreuves hippiques internationales. » Après notre rencontre, Jan De Boitselier nous envoie quelques chiffres par e-mail : « Pour la commune de Meeuwen-Gruitrode, code postal 3670, la banque de données centrale recense de façon définitive 1 100 équidés non déclarés morts. » Le village compte quelque 13 000 âmes. Et les chiffres de l’Office équestre flamand sont corrects, car tous les chevaux de Belgique et de Flandre sont enregistrés. « Sur ce plan, nous sommes très en avance sur le reste de l’Europe. Nous sommes le seul pays à avoir adopté cette réglementation de manière aussi importante, pour des raisons de traçabilité de la nourriture. »

Quand Flika a rendu son dernier soupir, à l’âge de 32 ans, Dirk Inghels a appelé l’équarrissoir. « C’était bizarre, se souvient-il. Je lui avais mis une couverture, mais le matin, dans l’écurie, j’ai senti qu’elle avait encore froid. Ça, ce n’est pas bon, hein, lui ai-je dit. Elle m’a regardé et je lui ai mis une couverture supplémentaire. J’ai vu qu’elle me comprenait. Le soir, Flika était morte, sous ses deux couvertures. Je parle à mes chevaux et j’ai le sentiment qu’ils me comprennent. Ce sont des êtres vivants. Quand un cheval comme celui-là meurt après 32 ans, c’est comme si vous perdiez un membre de votre famille. »

Flika n’a pas fini dans la chaîne alimentaire, bien que Dirk ait déjà consommé de la viande de cheval. « Quand j’étais gamin, la viande chevaline était la nourriture des pauvres. À Vilvorde, le restaurant De Kuiper sert des steaks de cheval, et c’est bon. Mais quand même. Je suis pensionné depuis 14 jours. D’un coup, je suis passé de 400 mails par jour à zéro. Mais je suis déjà en train de penser à un nouveau projet, je ne peux pas rester sans rien faire. Je vais installer un food truck dans une vieille Volkswagen et j’hésite encore entre un bar à cava et à vin ou un comptoir à café et pâtisserie. Mais de la viande de cheval ? Non, ça non. »

Dirk est donc une de ces personnes qui ont acheté une petite ferme et en ont fait leur propriété, un de ces « pseudo-paysans » évoqués dans le rapport de la ministre flamande Joke Schauvliege.

Et les chats alors ?

« Peut-être, mais c’est le syndicat agricole qui a fait en sorte que les particuliers qui louent des terres à des agriculteurs perdent ces terres pour le restant de leur vie, en vertu de la loi sur les baux à ferme. Résultat, plus personne ne veut louer à des agriculteurs. Et je trouve quand même étrange cette connotation négative que traîne la chevalisation. Oui, il y a 200 000 chevaux, mais combien de chats ? Quatre millions. Que la ministre s’intéresse plutôt à la “chatisation” de la Flandre. Ce qui est fou, c’est que les chevaux ne posaient aucun problème quand Kris Peeters avait ce portefeuille ministériel. Mais bon, lui est féru d’équitation, même s’il a fait quelques chutes. Il projetait même d’aménager des chemins équestres en Flandre. Ça, on n’en entend plus du tout parler. »

Ce que Dirk veut dire, c’est que là où se trouvait cette vieille ferme en ruine, perdue pour l’activité économique, autant qu’il y ait aujourd’hui une belle maison rénovée. Avec sa collection de statues du sculpteur Domien Ingels, qui réalisait de beaux chevaux en bronze. Et avec de vrais chevaux. « Il arrive malheureusement que certains voient ça d’un drôle d’œil. Quelqu’un est venu de la ville nous rendre visite récemment et a dit “On se croirait dans Dallas”. Nous n’avons rien à voir avec Dallas. Ces chevaux me coûtent de l’argent chaque année. Faites le compte : 22 tonnes de paille par an, 300 meules de foin, 6 kilos de nourriture par cheval par jour, parage et ferrage toutes les huit semaines et traitement vermifuge tous les trois mois. »

Un label de qualité

Comtessa d’Evergem, c’était un nom splendide. En cherchant sur Google, on en trouve d’autres du même acabit : Buffalo van ’t Zwaluwnest, Rosalie van Hoogbeemd, Rina van ’t Bloemenhof et Agri-Laure Van Luchteren. En traversant ces petits villages de Flandre-Orientale, on voit encore beaucoup de vaches, mais aussi beaucoup de poneys, de chevaux, de pur-sang arabes, de chevaux de trait, de holsteiners, etc. Nous franchissons la frontière provinciale et arrivons à Duisburg, près d’Overijse. C’est ici que se trouve l’écurie-pension d’Alain Moreels et de son épouse Sandra. À l’arrière se dessinent des prairies vallonnées peuplées de chevaux. « Ils sont environ septante », dit Sandra. Les chevaux n’appartiennent pas à Sandra et Alain, d’où le nom d’écurie-pension. « Pas un seul ne nous appartient, con­firme Sandra. Quand nous avons repris l’entreprise du père d’Alain, en 94, il nous restait quinze box à côté des étables des vaches laitières. Nous avons commencé à les louer à des propriétaires de chevaux en manque de place. Toutes les nationalités défilent ici : des employés de l’OTAN, des fonctionnaires européens. Nous avions l’espace disponible pour accueillir leurs chevaux. Nous nous occupons de les nourrir et de les loger. Ils sont aujourd’hui septante. Nous les sortons chaque matin dans la prairie et les rentrons chaque soir à l’écurie. Je les connais tous par leur nom. Tous. » Ce n’est pas pour rien que leur écurie-pension s’est vu attribuer l’Équilabel, un label de qualité décerné par les autorités flamandes.

Son mari Alain le disait un peu plus tôt : « Avec ce que nous rapportent les cultures et les vaches, nous n’aurions pas assez pour vivre. C’est grâce aux chevaux que nous pouvons faire le reste. » Jan De Boitselier, lui aussi fils d’agriculteur, acquiesce. « Il ne faut pas voir la chevalisation de façon si négative. Les chevaux permettent au contraire de sauver beaucoup d’entreprises agricoles classiques. J’ai fait des études de droit, puis en 1988 j’ai suivi une licence spéciale en droit économique. Déjà à l’épo­que, il y avait un cours intitulé “La marginalisation progressive des entreprises agricoles”. Aux Pays-Bas, le secteur équin est accepté dans l’agriculture. C’est apparemment beaucoup plus difficile chez nous. »

La jument s’appelle Fannie Van Tersaet. Regardez-la dans cette prairie immense, au bord d’un point d’eau, entourée de dizaines de vaches. « Les vaches et les chevaux peuvent cohabiter sans problème », assure Alain Moreels, observant à distance. Nous sommes maintenant à Neerijse. Peu à peu, les chevaux ont fini par occuper tous les boxes à Duisburg, et les vaches ont été transférées ici. Nous sommes bien en Flandre, mais on se croirait dans la France profonde. « Belles bêtes, hein. Un cheval de trait a quelque chose d’unique. »

Insémination

Quand Alain avait 10 ans, il espérait que son père ne serait pas à la maison quand on venait à la propriété avec une jument pour la faire monter par leur formidable étalon. « Quand mon père était absent, je pouvais le faire moi-même, tant j’aimais m’occuper de ces chevaux de trait. » Il en a toujours seize aujourd’hui. Ces chevaux ne sont plus utilisés pour travailler, mais bien pour faire des jeunes, eux aussi. Sandra rit : « Il faut bien veiller à ce que ce soit le bon moment. Une jument qui n’est pas en chaleur donne des ruades terribles. Mais quand les chevaux ont grandi ensemble, les étalons sentent de très loin si le moment est propice. Le nôtre ne s’approche même pas de la prairie quand il sait qu’elles ne voudront pas. » Jan ajoute : « Beaucoup d’étalons ont vu leur carrière anéantie par une de ces ruades de jument. » En d’autres termes : elles savent où viser. Malgré cela, 700 poulains de trait naissent chaque année. Grâce à la prime au poulain octroyée par les autorités flamandes, suffisamment de poulains sont élevés pour maintenir la stabilité de la race. On dénombre au total quelque 5 000 chevaux de trait en Flandre, mais les 1 100 équidés de Meeuwen-Gruitrode sont d’une autre sorte. Quelques-uns d’entre eux valent probablement un million d’euros, d’autres en valent jusqu’à dix.

Les 5 % les plus riches

À Hansbeke, Dirk Inghels fait lui aussi de la reproduction de temps à autre. Il espère que Capri, inséminée hier, donnera naissance à un magnifique poulain d’ici onze mois. Peut-être s’en ira-t-il en Italie ou en Argentine. « Mais qui y gagne le plus ? Les agents qui font en sorte que les personnes désireuses d’acheter un cheval ne sachent pas où vit son propriétaire. Ce sont eux qui jouent le rôle d’intermédiaires et qui empochent les gros pourcentages. » Jan De Boitselier ajoute : « Dans le monde équestre aussi, les 5 % les plus riches gagnent plus avec leurs chevaux que les 95 % restants. Les chevaux chers représentent une part très réduite du marché. La plupart des 200 000 animaux ne valent en fait rien du tout. Ils sont là pour le plaisir et les loisirs. » « Rrrrr… ho… gentil. » Dirk excite Corso avec une corde. Il a 16 ans, c’est un hongre. « Corso est né ici et je ne me séparerai jamais de lui. C’est avec lui que je pars en balade. Parfois, en hiver, je le fais tout beau et je l’emmène à la mer, gambader dans l’eau. En été, nous nous promenons ici. On est encore sortis trois heures dimanche dernier. Quand je vais faire un tour avec Corso, je vous assure, je me sens comme l’empereur d’Hansbeke. »

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