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Tournez Manège !

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Mons 2015 était un projet ambitieux, calqué sur le succès de Lille 2004. La fête a été largement applaudie. Six mois plus tard, le centre-ville, grand comme trois terrains de foot, se retrouve avec des méga-structures dignes de New York ou de Paris et des coûts structurels impayables. La « Capitale » retombe dans la réalité locale. Les administrateurs ont oublié qu’après 2015, il y avait une année 2016…

Les artistes locaux oubliés ?

Pour les artistes locaux, les perspectives pour la suite ressemblent à une gueule de bois. « C’est pire qu’avant. L’événement a suscité beaucoup d’espoir, mais il ne reste pas grand-chose de pérenne, de proche ou de local, explique Fabian, circassien. C’est encore le désert, mais le train est passé. » Une amertume prégnante, basée sur un énorme malentendu : la promotion de la culture populaire et des artistes locaux n’étaient, au fond, pas l’objectif premier de Mons 2015.

Les artistes locaux auraient été oubliés. Et les étudiants du coin auraient été logés à la même enseigne. Michel Stockhem, directeur d’Arts2, l’École supérieure des Arts de la Fédération Wallonie-Bruxelles, estime que « la communauté scolaire de l’établissement, près de mille personnes, n’a guère été impliquée ». Tout juste un rôle cosmétique. Des choix actés dès 2010 qui seront, ensuite, suivis par « des séances de rattrapage, avec une quinzaine d’activités et peu de financement à la clé, mais c’était insuffisant. » Aujourd’hui, souligne toutefois Stockhem, la direction du Manège est plus ouverte que par le passé.

Pour Laurence Van Oost, directrice du Centre culturel de Colfontaine, « le talon d’Achille de Mons 2015, c’était la participation. Ils ont bossé à l’envers, de gros projets sans ancrage local plutôt que de travailler la participation et y greffer de gros projets ».

Philippe Degeneffe n’est pas d’accord. C’est normal, c’est son boulot. Selon le nouveau directeur du Manège, les collaborations avec les étudiants d’Arts2 ont été nombreuses – ils ont d’ailleurs contribué à monter la fameuse œuvre d’Arne Quinze, rappelle-t-il – et les artistes locaux « ont été largement impliqués : au moins six millions d’euros ont été consacrés à ce type de projet. Dire que le local n’est pas assez impliqué, c’est faux ».

Sur 550 projets locaux déposés, 22 ont été pris. C’est peu. Très peu. De la performance épurée… Mais un travail titanesque a été ensuite effectué par Emmanuel Vinchon, l’homme en première ligne pour affronter l’ire des artistes et des structures évincés. Il a proposé de rencontrer tout le monde. Certains ont accepté. Et de ces rencontres ont émergé les festivités du « Grand Huit » et du « Grand Ouest ». Huit semaines et un week-end de festivités populaires. Ces événements ont impliqué une vingtaine de communes, une dizaine de centres culturels et près de 600 bénévoles. Laurence Van Oost reconnaît le bilan plus que positif de cette organisation. Rodé au processus participatif, le Centre culturel de Colfontaine a organisé trois jours de fête avec 60 associations et 1 500 citoyens. Une vraie réussite.

Michel Stockhem le reconnaît volontiers, la ville a connu un coup de jeune. « L’offre culturelle permanente est plus riche, et elle dispose désormais d’outils, d’espaces intéressants. Mais ça va être un sacré boulot pour donner du contenu à tout ça. Mons 2015 n’est pas un grand accomplissement, c’est le début de quelque chose, et il va falloir rattraper le temps perdu. »

Machine de guerre

Avec ou sans Mons 2015, le grand ménage du Manège aurait de toute façon eu lieu, assure Philippe Degeneffe. La structure était déjà en grande difficulté, un « cachalot malade », selon l’expression imagée d’un de nos interlocuteurs. La proximité des élections sociales en 2016 (et la protection assurée pour les candidats délégués) rendait les évictions urgentes. Ce dégraissage du mammouth montois, Degeneffe en garde « un goût amer dans la bouche ». Les licenciés encore plus. Et avec seulement un dixième du budget consacré cette année à la création, l’artistique a aussi pris la porte.

En mars 2006, Mons se dote d’une machine de guerre pour gérer les fonds et piloter les festivités : la « Fondation Mons 2015 ». Celle-ci se greffe sur le Manège.Mons, la structure qui encadre tous les arts de la scène montois. Le Manège.Mons est une asbl née en 2002 de la fusion de six centres culturels. Elle recevait 5 millions par an. Soit plus que le Palais des Beaux-Arts de Charleroi (1,8 million) et le Botanique à Bruxelles (3 millions) réunis.

Un rapport de la Cour des comptes datant de 2010 a récemment refait surface. Analysé dans le Vif/L’Express, il démontrait comment le Manège avait atteint l’équilibre à la suite d’une mise sous perfusion de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui avait doublé « artificiellement » son subside. Et sûrement pas en baissant les charges. Yves Vasseur et Mauro Del Borello, ancien administrateur général du Manège et conseiller PS à Mons, touchaient plus de 219 000 euros par an. À peine moins que l’enveloppe dévolue à tous les intermittents du Manège en 2014, rappelle Le Vif/L’Express.

Côté Manège, et alors que le bilan financier de la Capitale de la culture sera présenté en juin (cet article a été bouclé le 22 mai), on annonce déjà « terminer avec un boni ». Mons 2015 vire mais gagne de l’argent. Les signaux sont confus.

Le député wallon MR Olivier Destrebecq a interpellé, en mai dernier, la ministre de la Culture. Le Louviérois libéral réclame plus de transparence. « Nous avons redemandé un audit qui porte sur la période qui a suivi le premier audit. La conférence des présidents a décidé le 28 avril que ce serait l’administration qui ferait cet audit. Pourquoi ne pas le confier à la Cour des comptes, l’organisme qui a déjà effectué le premier audit ? On connaît le “pouvoir” que peut avoir le politique sur l’administration… »

L’ombre du politique

Le plus incroyable dans l’histoire est peut-être simplement le fait de devoir demander un audit… Des élus MR et le PS sont dans le CA du Manège. Dans la convention à 30 millions d’euros signée en septembre 2008 entre Guy Quaden (pour la Fondation Mons 2015) et Rudy Demotte (pour le gouvernement de la communauté française), le texte prévoit qu’« aucun comité d’accompagnement spécifique n’est créé dans le cadre de la présente convention étant donné que le gouvernement de la Communauté française a désigné, en date du 22 décembre 2006, cinq administrateurs chargés de le représenter au sein du conseil d’administration de la Fondation. »

On lâche d’autant plus la bride qu’un rapport d’activités devait être déposé chaque année avec l’explication de la « situation financière » de la Fondation. Le politique est à la fois partout et nulle part. Des pions sont placés à chaque niveau de pouvoir (communal, régional, communautaire), niveaux qui se renvoient la balle dès qu’il ne s’agit plus de regarder les feux d’artifice. Comment expliquer qu’avec ces mesures la situation du Manège, bras artistique de la Fondation (avec à son bord des administrateurs PS, MR et cdH), semble une découverte pour le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ?

L’explication est peut-être dans ce commentaire de Joëlle Milquet, alors ministre de la Culture, évoquant « l’implication des administrateurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui étaient plutôt passifs – et le mot est faible ». Ça, c’est dit. L’audit servira donc de séance de rattrapage.

Reconversion immobilière

Agathe faisait partie de la « task force », chargée au Manège, puis à la Fondation (puis un peu aux deux), des projets créatifs autour du numérique. « J’ai quitté le navire, écœurée, en février 2014. Au final, on n’en a pas vu grand-chose. L’équipe de programmation, c’étaient des directeurs par secteur, qui essayaient de tirer la couverture à eux. Très vite, la Fondation et le Manège, c’était devenu chou vert et vert chou. J’ai fini par devoir remplir de fausses fiches de prestations de l’équipe de com à rendre à l’Union européenne, pour justifier l’utilisation des fonds. Il y avait des enveloppes à utiliser : on achetait un véhicule, mais on n’avait pas de matériel à mettre dedans. La manière de faire n’a jamais été tournée vers le local, vers la programmation. » À force de vouloir briller, Mons 2015 a ébloui les administrateurs du Manège et de la Fondation qui n’ont pas vu que leur structure virait à l’agence immobilière, avec des tas de bâtiments à sa disposition, sans possibilité d’y mettre une programmation culturelle aboutie.

L’Alhambra, un club de 350 places consacré aux musiques électroniques en face de l’hôtel de ville, ferme ses portes en juin 2016. Elle sera normalement rendue à ses propriétaires privés. La Ville, via le Manège.Mons, n’était que le locataire des lieux. Le lieu a pourtant bénéficié d’un lifting complet avec, entre autres, une fresque monumentale de l’artiste de rue Bonom, une superbe pieuvre inquiétante installée au plafond. Elle devra bientôt se déventouser. « On a ouvert l’Alhambra en janvier 2014, uniquement dans la perspective de Mons 2015 », raconte Aline Maton, ancienne chef de service des productions de musiques actuelles au Manège, licenciée en mai 2014 – un licenciement qui vient d’être reconnu comme abusif par le tribunal du travail. « Il fallait absolument une salle pour les jeunes. On a tout mis dans les murs, rien dans la programmation. J’avais émis des réserves, on voyait que c’était un bateau ivre. Il vient de faire faillite. »

La pieuvre s’écrase

La pieuvre, c’est un peu l’image du Manège. Tentaculaire. Pensant que « The sky’s the limit » et se fracassant la ventouse sur le plafond. Du coup, il faut couper dans les tentacules.

Parmi elles, la Médiathèque de Mons, dans le Manège depuis 2008, 22 000 prêts par an, lieu en difficulté, ferme ses guichets en 2016. L’Artothèque, lieu de conservation du patrimoine communal, a été inaugurée en 2015. Son dépliant parle de « centre névralgique du pôle muséal de la ville de Mons ». L’agenda du site web raconte une autre histoire. Il est vide, à l’heure du bouclage de Médor, et compte moins d’événements (a priori sympathiques) que les doigts de la main depuis février. Faute de budget pour fonctionner, le lieu ouvre peu.

Mais l’exemple le plus assourdissant de l’imprévoyance montoise se nomme Arsonic.

Rénovée pour 4 millions d’euros, cette nouvelle « Maison de l’Écoute-Arsonic » crèche dans l’ancienne caserne des pompiers, rue de Nimy. Une salle de 300 places ultramoderne dédiée aux musiques nouvelles et à la musique acoustique, additionnée à une salle d’enregistrement et à une « chapelle du silence » ouverte au public. Réaménagée avec l’aide d’une des pointures européennes de l’acoustique, Eckhard Kahle, Arsonic est une salle d’envergure internationale supposée devenir la résidence de l’ensemble Musiques Nouvelles.

L’inauguration a lieu en avril 2015, en grande pompe, avec tout le gratin local et international, des petits fours et beaucoup de fierté. « Ça sentait la peinture fraîche », raconte un professionnel du milieu de la musique classique. « Mais quelque chose clochait : derrière les beaux discours, on ne parlait que de l’enveloppe, du lieu, et presque pas de la programmation. Quand on ouvre un espace, on annonce aussi la saison qui va avec. » Pour cause : les caisses sont vides. La salle de concert a annulé treize spectacles et de nombreux contrats d’enregistrement en ce début d’année. La salle ne dispose même pas d’un site internet dédié. « Arsonic est une cathédrale du son qui, à peine créée, serait déjà morte et passée au statut de bien du patrimoine, continue notre source. Rien n’a été prévu par les autorités publiques pour pérenniser ce bâtiment au-delà de l’événement de son ouverture. Dommage : on se retrouve dans l’habituel schéma du mal wallon. »

Réveiller le mort

Pourquoi une telle impréparation ? L’urgence de Mons 2015, et surtout le fait que la Communauté française aurait promis l’argent nécessaire pour assumer les frais administratifs du lieu et une programmation. Mais rien n’est venu.

Un expert influent confirme pourtant l’intérêt de la salle : « Elle peut accueillir des orchestres entre deux et vingt personnes. Il n’y a pas d’équivalent en Wallonie. Arsonic n’est pas une erreur ni le doublon de quelque chose qui existait déjà. »

Il ne faudrait pas grand-chose pour réveiller le mort : 150 000 euros de frais de fonctionnement plus de l’argent pour les invitations artistiques (des estimations de 180 000 euros sont avancées). Après avoir investi 4 millions dans le lieu, cela vaut la peine d’y songer… Et on y songe. Plusieurs scénarios sont envisagés dont l’absorption de l’Orchestre royal de Chambre de Wallonie par le Manège. Pour que la trésorerie de l’ORCW, structure bien gérée, puisse financer Arsonic ? Une solution émergera, chacun s’y attelle. Mais l’incroyable est qu’elle n’a pas été anticipée.

Mons 2015 fut une fête inoubliable. dont les lampions se sont éteints dès le lendemain, les centres culturels du Grand Mons sont revenus à leurs subsides d’avant et à leurs difficultés de programmation. Le Manège va changer de nom, pour qu’on ne le confonde plus avec la salle éponyme (après tout, il en a huit autres) et, surtout, pour « tourner la page », selon les mots de son directeur Philippe Degeneffe. Et Mons parle encore « culture ».

Comme Lille, qui se projette déjà dans « Lille 2030 », la Ville promet de « biannualiser » la fête : en 2018, année d’élections communales, se tiendrait un nouvel événement culturel et populaire. Une mèche culturelle pour un nouveau feu à Mons. Les feux, c’est gai. Mais faut-il autant d’artifices ?

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