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Le loup ou l’agneau

DYAB ABOU JAH­JAH

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Colin Delfosse. Tous droits réservés.

On l’avait lu, on le savait : Dyab Abou Jahjah adore la gymnastique oratoire. Trouver la phrase qui frappe et va se précipiter comme un pilier de mêlée dans le débat politique. « Il ne faut pas déradicaliser les gens, il faut les radicaliser autrement », lance-t-il, dans un entretien dense, mené dans un français parfait. En Flandre, ce Belge né au sud du Liban, marqué au fer rouge par l’occupation israélienne, occupe une place médiatique enviable. Chronique hebdomadaire dans De Standaard, débats télévisés, publication de livres politiques. Il est loin, ce début des années 2000, où les médias le clouaient au pilori, pour l’action de sa Ligue arabe européenne (LAE) et pour avoir soi-disant encouragé des émeutes, après l’assassinat d’un enseignant marocain. Il sera innocenté par la justice, des années plus tard. Mais la LAE, dont certains sympathisants ont ensuite pris la voie du djihad, laisse planer une odeur de souffre sur ce personnage. Entre les deux, Dyab Abou Jahjah tentera la politique, sur une liste commune avec le PTB, aux fédérales de 2003. Un score personnel intéressant (plus de 8000 voix de préférence) mais un échec électoral : moins de 0,5 % des voix au Sénat. Après une parenthèse de six ans au Liban et un retour commenté au pays en 2013, il œuvre désormais au sein de son Movement X. Mission : lutter pour une égalité radicale.

Médor

Vous venez de porter plainte, avec votre organisation, le « Movement X », contre Jan Jambon, pour ses propos dans De Standaard (« Une partie significative de la communauté musulmane a dansé à l’occasion des attentats »). Politiquement, ça n’a pas énormément d’impact. Cette plainte, c’est pour l’effet médiatique ?

Dyab Abou Jahjah

Je fais ça parce que c’est un homme politique, avec une responsabilité publique. Si Elio Di Rupo avait dit la même chose, j’aurais aussi porté plainte. Mon rôle d’activiste c’est de taper sur le pouvoir. Et mon problème, c’est que la N‑VA est au pouvoir. Dans le passé, les socialistes et libéraux étaient au pouvoir, c’est donc avec eux que je bataillais.

Médor

L’activisme, c’est toute votre vie ?

Dyab Abou Jahjah

Durant ma jeunesse, la politique, au Liban, en pleine guerre civile, c’était de savoir si le lendemain y avait école ou pas. C’est impossible de ne pas être politisé dans ce contexte. Quand la Première Guerre du Golfe a éclaté, j’étais membre du parti Baas, mais le Baas syrien s’est allié avec les Américains : ma désillusion a été totale, moi qui rêvais d’un Liban socialiste, laïc et républicain, dans la lignée du socialisme arabe. J’étais politiquement dépressif et je me suis dit : « Moi, je ne reste pas ici. »

Médor

Puis vous êtes arrivé en Belgique. Sans papiers, vous avez travaillé au noir dans la démolition, puis dans un abattoir. C’est le jour où vous avez eu vos papiers et un contrat que vous vous êtes indigné.

Dyab Abou Jahjah

Quand j’étais sans papiers, je me sentais comme un visiteur. Le jour où j’ai eu un contrat de travail, mes supérieurs attendaient que je les remercie et que je continue les heures supplémentaires non payées. Comme avant. On ne voulait pas me considérer comme un citoyen belge. Un « visiteur » ne va pas exiger l’égalité. Même quelqu’un qui est né ici mais qui a toujours la mentalité d’un « visiteur » pourrait accepter le fait de n’avoir que 60 ou 70 % de ses droits, et même dire merci. Il continuera à comparer la situation avec celle de son pays d’origine. Ce sentiment est moins présent dans la troisième génération d’immigrés. Elle est plus dangereuse parce que si elle est privée de ses droits, même de 20 %, elle ne compare plus avec le Maroc ou la Turquie. Elle se compare avec ses concitoyens autochtones.

Médor

C’est quoi être citoyen ?

Dyab Abou Jahjah

C’est se croire citoyen. C’est réclamer les 10 % de droits qui manquent quand on constate qu’ils ne sont pas là. Beaucoup de minorités ethniques, de femmes, d’homosexuels, de travailleurs, se contentent d’avoir juste « un peu » de leurs droits. Il faut une conception combative de la citoyenneté. C’est normal, sain et ça va créer une cohésion à long terme si on satisfait à cette exigence d’égalité.

Médor

En 2000, vous lancez la Ligue arabe européenne (LAE), organisation sans subsides, qui tranche par sa radicalité, dans la lutte pour l’émancipation des communautés allochtones. Vous déboulez dans les médias au moment où vous organisez des patrouilles pour surveiller les actions de la police à Anvers, en 2002. C’était pour provoquer ?

Dyab Abou Jahjah

Il faut se rappeler contre quoi on a fait des patrouilles civiles. À l’époque, les abus étaient extrêmes à Anvers. Des commissaires comme Bart de Bie sont allés voir le Vlaams Blok et ont passé à Filip De Winter une note secrète de la police qu’il a publiée. Cette note parlait d’une démarche de profilage ethnique, de tolérance zéro contre les Marocains. On a engagé une action citoyenne de base, et on devait choquer, d’où les patrouilles.

Médor

Patrick Janssens a dit que la LAE faisait le jeu du Vlaams Blok à Anvers, en polarisant les communautés. Des éditorialistes réputés ont écrit cela aussi.

Dyab Abou Jahjah

Ils admettent qu’ils ont déconné en disant cela. Yves Desmet s’est excusé auprès de moi. Comment ont-ils pu dire qu’on avait aidé le Vlaams Belang, puis, plus tard, qu’on était une organisation d’émancipation qui, si elle n’avait pas été diabolisée, aurait contribué à éviter Sharia4Belgium ?

Médor

En novembre 2002, il y a eu l’assassinat de Mohammed Achrak, 27 ans, par un Belge sexagénaire, à Borgerhout. Et cette image choc de vous, l’air furieux, face au chef de la police, en plein milieu d’un attroupement de jeunes. C’est à partir de là que vous êtes épinglé comme un faiseur d’émeutes ?

Dyab Abou Jahjah

Mohammed a été assassiné avec des motifs, selon moi, racistes, parce qu’il sortait de la mosquée en tenue. Ce jour-là, je suis revenu dare-dare de Bruxelles, car on m’a dit : « Dyab, ici, ça chauffe. » Une foule était là. Des jeunes de 16 à 20 ans. Ils scandaient mon nom. Je me suis mis sur le côté, me disant à moi-même : « Il y a quelques centaines de jeunes et un cordon de police. Ça va mal tourner. Il faut éloigner ces deux groupes. » Je propose au commissaire Lamine d’ouvrir le cordon, et d’emmener les jeunes dans les mosquées. Il acquiesce et appelle la bourgmestre Leona Detiège (sp.a). Elle dit qu’elle doit réfléchir. Réfléchir ? Mais à quoi ? On m’appelle : un autre quartier de la ville qui s’échauffe. Je demande à passer. Puis, l’air de rien, je reçois du gaz poivré dans la figure. J’ai l’impression de voir Lamine en train de sourire. Je m’approche de lui et je hurle : « Demain, on va organiser une manifestation de dix mille personnes, sans autorisation, et là tu vas rigoler. » Cette image où je suis furieux, avec mes yeux rouges et mon nom qui sonne comme al-Qaïda et où Lamine est calme et gentil, a tourné partout, dans une hystérie. Le cadre était planté. En 2008, Lamine a témoigné devant les tribunaux de mon rôle positif dans la gestion de cette protestation, et j’ai gagné en appel, pour des accusations d’incitations à l’émeute.

Médor

Vous étiez quand même un mouvement très identitaire. Aussi identitaire que la N-VA, que vous attaquez aujourd’hui, finalement.

Dyab Abou Jahjah

Nous avions une logique communautariste de gauche. C’est très différent de la N-VA, car nous n’avons jamais défendu un sentiment de pureté identitaire. On revendiquait une identité pour lutter contre une inégalité, pour s’émanciper. La N-VA part d’une position dominante pour pousser son identité.

Médor

Vous dites que l’extrême droite a essayé de tuer la LAE. Plus surprenant, vous accusez aussi le secteur de l’intégration. Que leur reprochez-vous ?

Dyab Abou Jahjah

En Flandre, dans les années 90, pour contrer la montée de l’extrême droite, une véritable industrie de l’intégration s’est développée. La LAE disait que ce secteur devait être supprimé. Le secteur de l’intégration nous a donc combattus. Je pense toujours que cette foule d’asbl, de fédérations et autres, est une arnaque.

Médor

C’est quoi l’arnaque ?

Dyab Abou Jahjah

C’est de dire que ce secteur va intégrer les immigrés. Ma vision de l’intégration, c’est qu’elle se fait par un travail sur les droits fondamentaux : le droit à l’enseignement, à l’emploi, au logement et à une conscience politique. L’intégration, ce n’est pas organiser des soirées couscous et avoir toute une structure complexe avec des directeurs, des sous-directeurs. Ce secteur crée un sentiment qu’on fait quelque chose alors qu’on ne fait rien.

Médor

Ce sentiment vient aussi de votre expérience d’employé à la FGTB, au service pour l’intégration, à la fin des années 90 ?

Dyab Abou Jahjah

Oui, je me suis rendu compte, là-bas, que j’étais juste un alibi. Ils imaginaient que le boulot, c’était de traduire des documents, faire de la sensibilisation en mettant des posters dans des locaux. Je voulais aller donner des formations aux délégués syndicaux sur la question de la discrimination, mais j’ai découvert qu’ils voulaient que je ne travaille pas. Ça a commencé à chauffer, et je suis parti. À l’époque, Patrick Janssens reprenait la tête du sp.a. Il disait qu’il voulait plus de femmes, plus d’allochtones. Et Kathleen Van Brempt, qui était députée européenne, m’a proposé de les rejoindre. J’ai dit que s’il y avait un programme sur la discrimination positive à l’embauche, avec des quotas obligatoires et non pas des objectifs à atteindre, j’étais d’accord. Mais ils n’ont pas été jusque-là. Je ne voulais pas de nouveau servir d’alibi, donc j’ai refusé leur offre. On est en 2016, et peu de choses ont changé.

Médor

Aujourd’hui, vous voyez encore la discrimination positive et les quotas contraignants comme une recette miracle ?

Dyab Abou Jahjah

Ce n’est pas la solution magique, mais si on analyse l’expérience américaine et canadienne, ça peut aider, surtout dans le domaine public. En 2000, quand on parlait des quotas, des responsables d’une société m’ont dit : « Je veux bien embaucher des allochtones, pas de souci, mais si je le fais et que mes concurrents ne le font pas, je risque de perdre des clients. » Il y a une crainte à se lancer. Un quota pourrait changer tout. Aujourd’hui, sept responsables ressources humaines sur dix déclarent toujours préférer ne pas embaucher d’allochtones.

Médor

C’est aussi votre enfance qui explique votre activisme identitaire en Belgique ?

Dyab Abou Jahjah

Non, j’ai grandi dans un pays où j’ai toujours appartenu à la majorité, je regarde la société avec ce prisme, je n’ai pas grandi en tant que minorité, et je remarque que ça joue beaucoup. Quand je parle avec ma femme qui est d’origine marocaine, mais a grandi ici, je vois que son regard sur la société belge est différent du mien : un agent de police n’est pas un agent de police pour elle, elle y voit autre chose, de plus négatif. De la même façon, à propos d’Israël, je ne m’indigne pas sur la base d’un seul sentiment d’injustice. J’ai vécu sous l’occupation israélienne, il y a une émotionnalité forte chez moi sur ces questions. De la même façon que des gens qui sont de la deuxième génération d’immigration ici peuvent percevoir certaines choses comme racistes alors qu’elles ne le sont pas, je peux percevoir certaines choses comme sionistes alors qu’elles ne le sont pas…

Médor

Vous organisez régulièrement des événements pour défendre la cause palestinienne. La lutte contre le sionisme est un élément presque viscéral chez vous.

Dyab Abou Jahjah

J’avais 4 ans lorsque la guerre civile a éclaté au Liban en 1975. Nous habitions à Hanin, un petit village du Sud-Liban, à 2 ou 3 km de la frontière avec la Palestine. Après un siège de 52 jours, les milices pro-israéliennes sont entrées dans le village, jusqu’au massacre : dix morts, des femmes et des enfants. C’est impossible de ne pas être politisé quand des événements pareils se passent autour de vous.

Médor

Quand vous publiez, en 2006, des caricatures questionnant la réalité de l’Holocauste, ce qui vous a valu d’être qualifié d’antisémite, ce serait donc une réaction démesurée et émotionnelle ?

Dyab Abou Jahjah

Ça n’a rien à voir ! C’était au moment du débat sur les caricatures représentant Mahomet avec une bombe dans le turban, au Danemark. Nous avons commandé à un caricaturiste de faire les dessins les plus dégueulasses possible. Il y avait d’ailleurs bien d’autres dessins, sur la pédophilie, les femmes, l’Afrique, qui n’ont pas fait couler autant d’encre. Avec ça, on disait : chaque culture a ses propres tabous et vaches sacrées, je ne dis pas qu’on ne doit pas y toucher, mais plutôt que, quand on y touche, il ne faut pas s’indigner qu’il y ait des réactions. On a gagné sur ce coup, car on a eu des menaces de mort, notre site web a été hacké. C’est qu’on a touché un nerf.

Médor

Vous avez quand même été condamné aux Pays-Bas, pour incitation à la haine raciale, avec une de ces caricatures.

Dyab Abou Jahjah

Oui, le CIDI a porté plainte en Hollande contre la LAE, et on a reçu une amende pour une des caricatures, pour appel à la haine raciale. Sachant que, de mon point de vue, on a fait la même chose que Charlie Hebdo, on avait mis un avertissement sur notre site à côté des caricatures précisant qu’il s’agissait d’un exercice dans le cadre de la liberté d’expression.

Médor

Vous contestez cette décision de justice ?

Dyab Abou Jahjah

Non, mais je suis contre les lois antiracistes, qui criminalisent une opinion. Je considère que certaines idées doivent être combattues, mais pas par la voie juridique. Ma position est plutôt dans la lignée du freedom of speech, à l’américaine. C’était la position de la LAE. D’ailleurs quand le Vlaams Blok a été condamné, la LAE a été la seule à critiquer ce jugement. On ne voulait pas non plus porter plainte contre les caricatures au Danemark, même si on trouvait regrettable que cela véhicule des stéréotypes racistes. On trouve que les stéréotypes racistes sont permis. Je ne crois pas dans des lois qui imposent le politiquement correct. Je pense qu’il faut plutôt passer par le débat.

Médor

Ces dernières années, on assiste à une montée de l’antisémitisme en Europe. L’importation du conflit israélo-palestinien joue-t-elle un rôle ?

Dyab Abou Jahjah

Je crois volontiers qu’il y a une montée de l’antisémitisme. Après, si l’on compare les attaques islamophobes avec les attaques antisémites, il y a une disproportion quantitative, mais je ne veux pas jouer ce jeu. Je sais que quand les sionistes font l’analyse de traiter chaque antisioniste d’antisémite, ils jouent un discours pour criminaliser l’antisionisme, mais c’est vrai aussi que certains antisémites se cachent derrière l’antisionisme. Pour moi, les choses sont claires : chaque analyse qui vise les juifs comme communauté, qui considère que le problème palestinien est dû à quelque chose d’essentialiste lié au fait d’être juif, est antisémite.

Médor

Qu’est-ce qui est classé à tort, selon vous, comme de l’antisémitisme ?

Dyab Abou Jahjah

Quand un jeune marocain qui s’identifie aux Palestiniens dit à propos d’Israël « les Juifs ont… », on considère cela comme de l’antisémitisme. Moi je ne considère pas ça comme de l’antisémitisme. Quand tu es un jeune, non politisé, et que tu utilises le mot juif pour qualifier Israël, tu ne fais rien d’autre que ce que Benyamin Netanyahou demande lui-même. L’État d’Israël, en se définissant comme l’État juif, prend en otage l’identité des Juifs à des fins politiques. Beaucoup de Juifs croient que l’État d’Israël les représente, beaucoup d’Arabes croient qu’il représente les Juifs… C’est un élément lié aux dynamiques du conflit, c’est un usage de langage.

Médor

Sauf que cet usage de langage peut glisser vers la haine du juif.

Dyab Abou Jahjah

C’est justement pour cela que je veux politiser les jeunes dans l’antisionisme. Agir dans ce sens-là, c’est les protéger, les immuniser contre l’antisémitisme. Dépolitiser les jeunes ne va pas les rendre aveugles à ce qui se passe en Palestine, qui est un nettoyage ethnique. La seule conséquence, c’est qu’ils iront vers l’antisémitisme ou la haine religieuse. Leur dire clairement que ce que fait l’État d’Israël n’a rien à voir avec le fait d’être Juif, avec une religion ou un peuple, est le seul moyen d’empêcher des discours essentialistes dangereux sur « les Juifs » se propager. Pour moi, il ne faut pas déradicaliser les gens. Il faut les radicaliser positivement.

Médor

Ce qui veut dire ?

Dyab Abou Jahjah

Les radicalisations positives comme négatives sont basées sur le même sentiment d’indignation face à une injustice. C’est de là que tout part. Si cette indignation se double d’une humiliation, qu’elle soit individuelle ou collective, c’est là qu’elle peut basculer vers la violence. Je ne peux pas le prouver, mais c’est ma conviction profonde. En tout cas, la radicalisation est toujours légitime. La seule solution pour en sortir quelque chose de constructif, c’est de proposer un projet radical constructif. C’est toute la différence avec le radicalisme d’extrême droite ou le salafisme djihadiste qui sont destructifs parce que basés sur une notion de table rase, d’utopisme dangereux.

Médor

Certains membres de la LAE du début des années 2000 se sont radicalisés dans le mauvais sens… Avez-vous vu venir cette radicalisation ?

Dyab Abou Jahjah

À l’époque, ils n’avaient pas encore d’empreinte réelle dans les quartiers. À Anvers, les jeunes riaient d’eux, ils les appelaient les Télétubbies, en référence à leur tenue vestimentaire.

Médor

Vous pensez à Fouad Belkacem, leader de Sharia4Belgium, qui a été membre aspirant de l’LAE ?

Dyab Abou Jahjah

Lui ne se baladait pas encore en tenue de Télétubbies à l’époque. Fin 2004 il a commencé à changer de tenue, mais me disait : « Ne t’inquiète pas, Dyab, c’est juste la religion, mais ma ligne politique c’est la LAE à 100 %. » Je me souviens d’une conférence, où il était notre ingénieur du son. Nous parlions des salafistes, j’expliquais qu’il y avait deux types de salafistes : les djihadistes et les lifestyle, un peu comme les punks. J’ai appelé Fouad et j’ai dit : « Voilà c’est un salafiste, regardez. » Quelle ironie de se dire que c’était Fouad Belkacem…

Médor

En 2004, il figurait d’ailleurs sur votre liste électorale au Parti démocratique musulman.

Dyab Abou JahJah

À l’époque, il croyait encore au moins à la démocratie, puisqu’il voulait être élu. Bien plus tard, en 2007, quand je suis reparti au Liban, il est venu me dire au revoir. Il m’a dit : « Toi tu es naïf, tu crois en ces contes de fées, la démocratie, les droits de l’homme. Tu vois ce qu’ils ont fait avec nous ? C’est que des mensonges tout ça. La seule loi qui n’est pas corrompue c’est la loi divine. » Je pense vraiment que si les politiques et les médias n’avaient pas diabolisé à ce point la LAE, nous qualifiant de terroristes, d’intégristes, j’en passe, Sharia4Belgium n’aurait jamais existé. Et si Sharia4Belgium n’avait pas existé, les chiffres de radicalisation en Belgique auraient été les mêmes qu’en France, il n’y aurait pas eu cette surreprésentation de combattants belges qui partent en Syrie.

Médor

Quelle influence a eue un mouvement comme Sharia4Belgium sur les jeunes ?

Dyab Abou Jahjah

Prenez Vilvorde, on y observe une radicalisation importante par rapport au nombre de musulmans de la ville. C’est directement lié à Sharia4Belgium. C’est intéressant aussi de voir comment son influence s’est construite, qui éclaire sur l’état de l’islam ici : au départ, les imams, qui ne parlaient pas néerlandais, ont invité Fouad à y prêcher, en se disant que ce serait bien de mettre un jeune pour s’adresser aux jeunes. Sauf que Fouad a été de plus en plus suivi, et quand les vieux imams se sont rendu compte de ce qu’il prêchait, qu’ils ont voulu l’éjecter, ça n’a fait que renforcer son influence.

Médor

Quel regard portez-vous sur Fouad Belkacem aujourd’hui ?

Dyab Abou Jahjah

Je n’ai jamais réussi à le prendre au sérieux. Quand on m’a dit qu’il avait créé une organisation, je ne l’ai donc pas pris en compte. Je crois d’ailleurs que, même s’il n’avait pas été arrêté, il n’aurait jamais été en Syrie. Il avait la réputation d’être un peu fourbe, manipulateur. Quand il dit : « On va faire sauter l’Atomium », c’était ridicule. Je pense qu’il croyait partiellement ce qu’il disait, il a manipulé les gens, mais les jeunes qui le suivaient ont cru en son discours. Et eux, à cause de lui, sont ensuite partis en Syrie. L’un d’entre eux est même devenu chef de police à Raqqa !

Médor

Aujourd’hui, voulez-vous agir directement sur ces questions de radicalisation ?

Dyab Abou Jahjah

Non, pourquoi moi je devrais agir sur ça ? Moi j’agis sur la question sociale, la question politique, d’un point de vue plus large. Aller jouer le rôle de pompier dans la communauté musulmane pour l’establishment ici en Belgique, ça ne m’intéresse pas.

Médor

Pensez-vous que vous avez un rôle à jouer au sein de votre communauté d’origine ?

Dyab Abou Jahjah

Non clairement non, et je dois décevoir tout le monde en disant ça. Bien sûr que j’ai un rôle à jouer, dans ma communauté mais qu’est-ce que ma communauté ? C’est celle des citoyens. C’est d’ailleurs un discours sur la citoyenneté que je n’arrive pas à faire passer justement parce que je me revendique comme Arabe également.

Médor

On est loin du communautarisme des années 2000…

Dyab Abou Jahjah

Je ne renie pas le passé. Dans les années 2000, je suis entré dans le communautarisme par le biais de l’analyse émancipatrice, puis je me suis enfermé dans une dynamique qui est devenue très négative. J’étais dans une logique de conflit, on m’attaquait, je me défendais. En 2007, j’ai décidé de retourner au Liban. Et c’est là-bas que je suis sorti de tout ça. Et que j’ai développé cette conscience politique sur la citoyenneté.

Médor

Pouvez-vous préciser ?

Dyab Abou Jahjah

Je me suis retrouvé dans un Liban fait de plusieurs kleptocraties basées sur les communautés, j’ai pu observer un communautarisme complètement destructeur pour la notion de citoyenneté. En 2009 on a créé un réseau, L’initiative populaire. Nous disions que le premier combat à mener, c’est le combat contre les régimes arabes et leur projet anti-citoyenneté. On a fait clairement le lien entre la notion de citoyenneté et la résistance.

Médor

Depuis votre retour en Belgique, vous partagez votre temps entre le Mouvement X, qui réclame une « égalité radicale », l’écriture de livres et votre chronique dans De Standaard. Vous vous seriez assagi ?

Dyab Abou Jahjah

Je refuse qu’on dise ça ! J’ai été diabolisé, on m’a accusé d’être un terroriste. Puis j’ai fait une démarche personnelle, entre 30 et 45 ans. Je suis juste un homme différent.

Médor

En 2002, vous avez été surreprésenté dans les médias comme un personnage négatif. Aujourd’hui, vous êtes plutôt une coqueluche, un bon client qu’on invite souvent ?

Dyab Abou Jahjah

Je ne pense pas être surreprésenté, je crois que je suis pertinent. Je suis médiatique par excellence, je sais que je débats bien. Les médias ont une attitude d’amour-haine à mon égard.

Médor

Vous aimez bien cette ambivalence, non ?

Dyab Abou Jahjah

Je suis un faiseur d’opinions. Je gagne ma vie en écrivant des chroniques et des livres. J’aime la polémique sur la base des idées. Ce que j’aime dans les médias flamands d’aujourd’hui, c’est qu’ils savent que je ne suis pas dans le mainstream du point de vue idéologique mais j’y suis structurellement. Je ne veux pas sortir du mainstream, mais j’essaye de l’étirer. Si on prend les verts et les sociaux-démocrates comme la gauche du mainstream, alors moi je suis un peu à leur gauche. C’est peut-être ça mon rôle : élargir le mainstream pour que plus de personnes s’y sentent incluses.

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