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Djihad express

Comment un ketje de Vilvorde s’est radicalisé en trois mois

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Jangojim. Tous droits réservés.

À 19 ans, Sabri Refla avait la vie devant lui. Pourtant, il est parti combattre en Syrie et y est mort fin 2013. Derrière cette trajectoire se tapit une filière de recrutement bien huilée dont le procès a débuté à la mi-février : celle qui a radicalisé Abdelhamid Abaaoud et Chakib Akrouh, deux terroristes morts dans les attentats de Paris.

Il porte des vêtements qui ne sont pas les siens, un sac à dos fourni par l’« organisation » et suit deux ombres en djellaba. Alors que la nuit s’appesantit encore sur la rue Gallait, à Schaerbeek, toute proche de la mosquée Koubaa, Sabri, 19 ans, se laisse emmener juste après la première prière du jour. « On » l’a transformé en trois mois, le gamin de Vilvorde autrefois incapable d’aligner deux sourates. Longeant les murs, calquant son pas sur ces types sortis du néant, cet enfant d’une immigration jusque-là sereine et peu religieuse s’en va sans un adieu pour sa famille.

Aux basques de Sabri et de Yassine Cheikhi, son copain d’échappée, un caméraman immortalise la scène à des fins de propagande. Yassine rigole. Sabri, lui, récite ce qu’on lui a appris. Il claque un « Allah Akbar » vers l’objectif et, sans le savoir, lance ainsi un dernier message cruel à ses proches. Ils ne le reverront plus. À 9 h 55, ce mardi 13 août 2013, Sabri et Yassine vont passer les contrôles aéroportuaires et embarquer à bord du vol FHY2892 affrété par la compagnie belge Jetairfly reliant Ostende à Antalya, en Turquie. Les deux têtes brûlées disparaissent de nos radars dans les mêmes conditions que des dizaines d’autres, à l’époque où les fuyards se donnent encore une âme de libérateurs.

Prévenu « défaillant »

Les recrues bruxelloises ont acheté leur billet d’avion à l’agence Gold Tourism de la place Liedts, à Schaerbeek, la veille du départ. C’est Yassine, 20 ans, qui a laissé son numéro de portable en guise de contact. C’est lui aussi qui aurait réglé les 305,98 euros récoltés par des commanditaires trop heureux d’alimenter le casse-pipe syrien. Il faut croire que Yassine, le plus mûr, était prêt à tout : il sévit toujours là-bas, où il a pris du galon. Sabri, lui, le suiveur, s’est vite retrouvé dans l’impasse.

Cette vidéo du départ, Saliha Ben Ali l’a visionnée avec sa sensibilité de maman, au sous-sol du palais de justice de Bruxelles, un mardi de janvier 2016. Les yeux dans les yeux de « son » Sabri, enlevé au nom d’Allah, elle s’est confrontée à l’ultime regard du fils devenu djihadiste. C’était quel­ques semaines avant le procès de la « filière Zerkani » devant la cour d’appel de Bruxelles. Un procès qui devait s’ouvrir fin janvier mais a finalement été reporté, pour raisons de sécurité, au 15 février dernier et qui doit se clôturer au moment de la sortie de ce numéro. Sabri y figure en position de prévenu « défaillant » (sa mort n’ayant pas été officialisée), poursuivi pour sa participation présumée à un groupe terroriste.

Ses parents se sont constitués partie civile contre le chef de la filière, le Bruxellois Khalid Zerkani. La vidéo a été saisie lors d’une perquisition chez l’un de ses lieutenants, un des frères Akzinnay, les « facilitateurs » de la filière (voir encadré). Cette trentaine de secondes d’images constitue l’une des pièces majeures d’un puzzle que les parents de Sabri cherchent à reconstituer – une quête existentielle de longue haleine.

Pourquoi lui ? Comment la tête d’ange qui rayonnait sur une photo de famille datant de l’été précédent, en Turquie, a-t-elle pu subitement basculer ? Les premiers signes de nervosité ont été perçus au printemps 2013. Trois mois à peine avant le départ en Syrie. Jusque-là, Sabri suit les cours d’une école professionnelle d’hôtellerie. Il prend le bus tous les matins, de la maison familiale de Vilvorde à l’école de Wemmel, en descendant par la gare du Nord, sans retard ni enthousiasme particulier. Il est le deuxième enfant chéri d’une mère fonceuse d’origine tunisienne et d’un père doux et discret ayant la double nationalité belgo-marocaine. Des immigrés de la deuxième génération, employés dans une organisation caritative réputée et capables de se payer de beaux séjours dans des trois étoiles méditerranéens. Il a deux frères, dont un aîné et une soeur.

Désormais en âge de voter, Sabri commence à se plaindre de contrôles policiers de plus en plus répétés. « Moi, on me stoppe. Les autres, ils passent », confie-t-il à sa mère. À Wemmel, il se dit aussi con­fron­té à de petites brimades racistes. « Quand il a arrêté l’école pour aller travailler, en mai 2013, témoigne Saliha Ben Ali, j’ai vite compris qu’il redoutait de ne pas avoir d’avenir dans cette société où, pourtant, il rêvait d’être autonome et de gagner sa vie intelligemment. »

Sous le pont de Vilvorde

Impossible d’entrer à l’armée en raison de soucis au dos. Pas de job idéal qui se dessine dans un hôtel ou un restaurant. En mai, donc, le jeune homme bègue décroche un emploi à temps plein ayant le mérite d’exister. De 7 à 15 heures, Sabri ramasse les déchets ménagers pour le compte de l’intercommunale Incovo. Après le turbin, il prend l’habitude d’échanger la benne à ordures contre un moment de détente avec les potes du quartier, au rassemblement qui s’est organisé sous le pont de Vilvorde. Il zone entre ce point de ralliement et la maison familiale située sur la place des… Héros, le cœur de cette cité-dortoir où le groupe islamiste Sharia4Belgium avait repéré un terreau propice deux ans plus tôt.

Pour mettre le feu à la rue, il suffisait à son leader Fouad Belkacem et à son premier supporter bruxellois Jean-Louis Denis, dit « le soumis », condamné à 10 ans de prison le 29 janvier dernier, de répandre de l’huile sur les discriminations à l’embauche, la dictature syrienne ou le délit de sale gueule. Comme à Verviers, Molenbeek et Anvers, où le bouche-à-oreille a spontanément permis d’enrôler de nombreux candidats appelés à combattre l’injustice en Syrie, aux lendemains d’un Printemps arabe stoppé aux portes de Damas.

C’est sous le pont de Vilvorde que Sabri a dérapé. « Tu vas pas faire leur sale boulot, quand même ? Te crever alors que t’aurais pu travailler dans un hôtel, peinard ? », lui lance-t-on. Les amis de son grand frère, qui a déjà un casier judiciaire, s’intéressent au « petit », qui vit mal les tensions croissantes entre l’aîné de la famille et ses parents. On rentre alors dans un engrenage dangereux. Un ami de Vilvorde s’incruste, vient loger quinze jours chez les Refla et montre à Sabri la voie de la mosquée, celle de Vilvorde pour commencer. À l’inverse de son aîné, Sabri peine alors à se forger une identité, reste assez indifférent au charme des filles et préfère le Coca aux cocktails. Un hyper-sensible doué pour le basket, habité par les doutes existentiels et trop vite frustré par de premiers échecs dans l’hôtellerie (où un patron l’humilia en public en lui demandant si sa religion l’autorisait à goûter le vin).

À propos de Sabri, la maman parle d’une « fêlure » réelle et à la fois délicate à décrire. Il avait un léger tempérament de justicier, aussi, perçu comme tel par ses amis d’école. Tout cela n’a pas pu être décelé à la mosquée toute proche du domicile. L’imam n’y parlait ni le français ni le néerlandais, et n’a été d’aucun secours pour ce fragile Sabri en quête de solutions rapides. C’est là-bas qu’il va être repéré par Younes Ca­bal­le­ro Achfaj, un rabatteur de 20 ans à l’époque (voir encadré p. 15) poursuivi en tant que « dirigeant d’un groupe terroriste » devant le même tribunal que Sabri.

Radicalisé à Schaerbeek

« Etant musulmane, dit la maman, j’ai trouvé naturel que mon fils, ayant décidé d’en apprendre davantage sur sa religion, se dirige vers la mosquée du quartier. » La suite est plutôt effrayante pour cette famille peu pratiquante. Les petites frappes de Vilvorde envoient le jeunot vers du costaud à la mosquée Koubaa, place Pavillon en plein cœur de Schaerbeek. Elle est adossée à la librairie Makkah-al-Mukarramah, une librairie « salafiste », selon l’enquête, où des filières de recrutement – ces petites organisations fonctionnant comme des mafias – se sont mises en place. « Je le découvre en consultant le dossier judiciaire, complète Larbi, père amer. La force des filières tient au partage précis des tâches. Les uns rabattent, les autres embobinent, d’autres veillent à l’argent. »

En juin et juillet 2013, tout s’accélère. Aux côtés de Yassine, Sabri devient un assidu de la mosquée Koubaa. Laquelle devient le point central de son existence de jeune beur sans perspective d’emploi. Il y découvre une exaltation très spéciale découlant de l’endoctrinement en profondeur réalisé par Sharia4Belgium et renforcée par l’actualité des massacres en Syrie. Sabri assiste aux prêches enflammés de l’imam marocain Mohamed Ben Ajiba. Entre autres, ses appels récurrents au djihad désignant, auprès des islamistes radicaux, ce devoir naturel de combattre pour un idéal religieux. Par grappes entières, des jeunes de Vilvorde vont partir les uns après les autres. Aujourd’hui âgé de 40 ans, placé en détention préventive l’an passé seulement, Ben Ajiba est considéré comme le vrai gourou de la bande.

Après la prière, Sabri et ses « amis » de Vilvorde traînent à la librairie Makkah-al-Mukarramah où se règlent les détails du départ. Lors d’une perquisition menée en février 2014, la police judiciaire y a découvert une cache dissimulée par des étalages de livres, où étaient stockés des sacs en plastique Decathlon, un grand sac de voyage, des sous-vêtements thermiques, des pantalons kaki et des pulls polaires.

Durant l’été 2013, cette librairie était une sorte de quartier général où les jeunes de Vilvorde rencontraient leurs recruteurs notamment à l’issue des cours de religion des mardis, jeudis et dimanches soir, juste après la prière. Des écoutes téléphoniques, des filatures, des dizaines d’auditions et même l’envoi en mission spéciale d’un agent infiltrant ont permis au parquet fédéral antiterrorisme de déterminer le partage des rôles entre les personnages clés de cette bande.

« Lever une armée »

Il apparaît clairement que des responsables de la logistique comme les frères Othman et Mohamed Akzinnay, âgés d’une petite vingtaine d’années à peine, se chargeaient des achats de matériel au Decathlon d’Anderlecht ou au Stock Américain de Baisy-Thy. Ce sont vraisemblablement ces équipements que portait Sabri le jour du départ. C’est Khalid Zerkani en personne, surnommé le « Père Noël du djihad », qui contrôlait les flux d’argent nécessaires pour commander des billets d’avion et financer l’acquisition des équipements permettant de supporter les nuits d’hiver en Syrie. On sait également qui a convoyé les recrues vers les aéroports d’Ostende, Bruxelles, Charleroi ou Düsseldorf. Dans le cas de Sabri et Yassine, l’enquête judiciaire et nos recoupements complémentaires permettent d’établir que les « ombres » de la nuit du 13 août 2013 étaient celles des frères Akzinnay et que l’homme qui ouvrait la voie était l’oncle de Yassine, Yahya Maalmi.

Sabri est un tout petit poisson dans cette mer de requins. Notre enquête laisse penser que son sort particulier n’intéressait guère les dirigeants de la filière. Ceux-ci comptaient avant tout « envoyer un maximum de jeunes en Syrie », pour y former si possible des combattants et y « lever une armée », comme l’a constaté le rapport de la taupe du parquet fédéral. C’est le djihad version cynique. À l’image de Zerkani, qui revendait les scooters de ses recrues. Ou de son rabatteur Younes Caballero, attendu par ses amis en Syrie alors qu’il prenait du bon temps en jet-ski et sur les terrasses du littoral turc. Le rôle de Sabri, lui, était peut-être de tenir compagnie à Yassine, en qui ses recruteurs voyaient un futur chef de guerre – ce qu’il deviendra.

Lors des dernières vacances familiales de Sabri en juillet 2013, au Maroc, le jeune homme se montre fermé. Il se met à faire la leçon à ses parents sur leur mode de vie occidentalisé. Par moments, il s’accroche à ce qu’il adorait. Il demande à sa mère de raconter ses récits de maternité. Qu’il interrompt d’un coup en disant : « Tu as failli mourir en donnant naissance à ma petite sœur ? Tu serais dès lors morte en martyre… » Saliha sursaute alors, tend l’oreille ; elle cherche à comprendre. Mais les vacances passent trop vite et la vie file quand on doit combiner vie professionnelle dense et ménage à six. C’est fini, déjà. Sabri est ailleurs.

Se marier en Syrie

De la vie en Syrie de Sabri, recruté pour faire du chiffre et incapable de parler arabe, on sait très peu de choses. On dispose de bribes d’informations récoltées par la Sûreté de l’État, des 47 cartons non classés d’une enquête judiciaire incomplète, et d’une courte série de messages transmis via les réseaux sociaux. Une certitude : les deux passagers discrets du vol Ostende-Antalya ont zappé, à leur arrivée, les hôtels bondés de la Riviera turque. Ils savaient où aller. Et quand un grain de sable grippait la mécanique, il suffisait de quelques SMS (sept tout de même) vers Othman Akzinnay et la base arrière bruxelloise pour retrouver le numéro de téléphone d’un correspondant local.

Comme en Belgique, c’est Yassine qui garde l’initiative. Les rares contacts avec les familles transiteront par lui. Tout en veillant à se loger sur place, à la recherche d’autres « Belges », il s’assure dès la soirée du 13 août que la voie est libre pour… les suivants. Le lavage des cerveaux va loin. Voici le genre de message que Yassine a échangé depuis la Syrie avec un candidat au djihad basé en Belgique : « Prends tout ce que tu peux aux kuffar [les non-croyants, NDLR], rackette leurs mères, tabasse-les, fais tout ce que tu veux : t’as le feu vert. »

Au jeu du chat et de la souris, les autorités belges ont perdu d’avance. Un réseau se constitue sur les zones où s’opposent les rebelles et l’armée syrienne. C’est l’État islamique qui en profitera. À l’époque, l’organisation terroriste commence à lever des bataillons entiers. Comment réagit Sabri dans ce capharnaüm ? Désormais, il se tait. Le seul échange avec ses parents sera relatif à son intention de… se marier en Syrie. Ils affichent clairement leur opposition. Le fils en exil réclame ensuite de l’argent. Nouveau refus, à défaut d’un dialogue sur ses intentions. Aujourd’hui, Saliha et Larbi s’en mordent les doigts : le lien a été rompu dès cet instant.

Seul et prêt à mourir

Le 3 octobre, les routes de Yassine et de Sabri se séparent. Sabri sera pointé à Homs, puis à Alep. Il a été opéré à la suite d’un problème médical sans rapport avec la guerre civile à laquelle il est confronté. La Sûreté de l’État croit savoir qu’il se trouve avec de jeunes Belges, mais l’audition d’un returnee (djihadiste revenu en Belgique) laisse plutôt penser qu’il s’est brouillé avec ses amis, qu’il a été escroqué par une bande étrangère et qu’il ne sait plus où aller.

Le 25 octobre, il échange des propos allusifs et inquiétants avec Ishak Ghennai, un jeune Algérien vivant en Belgique et lieutenant de Zerkani de passage en Syrie. Les deux hommes parlent d’embrouilles, d’armes commandées et des projets laconiques de Sabri « dans le pays à droite de celui où il est » (l’Irak ?). Le timide Sabri demande à Ghennai de « faire ses prières pour que Satan ne l’approche pas ». Il annonce à mots voilés sa mort en martyr : « Nous serons voisins au paradis. »

Selon ses parents, Sabri ferme son compte Facebook le 8 novembre. Que se passe-t-il ensuite ? Mystère… À ce stade, il n’existe pas de photo où le jeune Belge apparaîtrait armé ou affichant simplement des signes de propagande de l’État is­la­mi­que. Il n’y a pas non plus de traces écrites d’appels à la violence. Mais il subsiste des doutes importants quant aux circonstances de sa mort. Sabri est-il mort d’une balle perdue lors de son seul combat, comme l’a affirmé à ses parents, en marge du procès, un autre djihadiste rencontré sur place ? A-t-il été impliqué dans un attentat-kamikaze contre un barrage routier contrôlé par l’armée syrienne ? Les avis divergent sans qu’aucun médecin légiste ou preuve formelle puisse les départager.

Aux enquêteurs belges, un djihadiste revenu de l’enfer a raconté que Sabri ressentait beaucoup de fitna, un mot de la langue arabe signifiant l’existence de troubles dont il est difficile de s’extraire. Sabri se trouvait-il dans une impasse ? Au point d’être tenté d’en finir avec ses jours après avoir constaté qu’il ne pouvait revenir en Belgique ? Les autorités belges peinent en tout cas à localiser le disparu. Elles l’imaginent encore avec un groupe de djihadistes étrangers quand survient un appel funeste.

« Êtes-vous le père d’Abou Turab ? »

Le dimanche 8 décembre 2013, vers midi, Larbi Refla, le papa de Sabri, chine sur le marché de Laeken. Il adore ça. Son GSM sonne. Un appel de l’étranger. Il décroche. « Êtes-vous le père d’Abou Turab ? », interroge une voix lointaine dans un anglais mâtiné d’Orient. « Non, je suis le père de Sabri Refla… » Larbi n’a pas eu le temps d’achever sa phrase que le poison s’injecte dans son âme : « Félicitations, votre fils est tombé en martyr ! » Il faudra deux heures au mari laminé pour oser partager la nouvelle avec son épouse. Il ne trouvait pas les mots. « On a essayé de rappeler ce numéro au moins cent fois, raconte Saliha Ben Ali. En quinze ou vingt secondes, notre fils a été effacé de la planète comme s’il n’avait jamais existé. »

Aujourd’hui encore, le fantôme de Sabri hante cette famille qui a dû quitter Vilvorde, la réputation entachée et lasse des nombreuses rumeurs à son sujet. Depuis la surenchère d’attentats en 2015, le malaise s’est encore accentué. En témoigne le profond désarroi ressenti au sein du nouvel appartement familial, situé dans un coquet immeuble de Schaerbeek, trois jours après les 129 morts du 13 novembre dernier, à Paris. Ce lundi-là, la petite soeur de Sabri ferme tous les verrous de la porte d’entrée, à chaque passage, de peur « qu’un des compagnons de Sabri ne vienne [leur] faire du mal ». Larbi se montre très nerveux. Il parcourt le living de long en large, s’exprime de manière décousue. Il parle de « dégoût » et, posant le nez à la fenêtre, semble maudire tous les jeunes du quartier.

L’univers glauque des filières

C’est Saliha, restée assise, qui décode le stress. « Où se situe la limite entre les départs en Syrie pour combattre un tyran et le passage à l’acte terroriste ? À chaque fois que l’actualité nous bouscule avec ce type d’attentats horribles, poursuit Saliha, nous nous posons la même question : et si cela avait été notre tour ? Car il faut l’avouer : nous, les mamans ou les papas de “Syriens”, il nous est difficile de certifier que, jamais, aucun de nos enfants n’aurait pu se faire sauter comme cela… »

Saliha, qui s’implique désormais dans la lutte contre la radicalisation à travers son association SAVE (Society against violent extremism), poursuit son raisonnement en l’illustrant d’une photo censée incarner l’insouciance. On y voit deux petits gars de 3 ans et demi, assis de part et d’autre d’un Saint-Nicolas rougeaud. « Ils jouaient ensemble, souffle la maman. À gauche, c’est Sabri. Il est mort en Syrie. À droite, c’est Bilal Hadfi. Il s’est fait sauter près du Stade de France le 13 novembre. »

Depuis plus de deux ans, les parents de Sabri remontent le fil. Ils sont entrés en immersion dans l’univers glauque des filières, ces machines à repérer la faille. Ils enchaînent les procès. Jusqu’à la nausée. Nausée face à la dilution des responsabilités ou à la roublardise des patrons de filières. Face aux échecs de la politique de répression à la belge, aussi, qui tarde à financer les projets de réinsertion et mélange sans finesse les recruteurs et leurs clients, en condamnant parfois plus lourdement les seconds.

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