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Passez aux aveux…

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Ismael Bennani. CC BY-NC-ND.

La Belgique est le seul pays d’Europe de l’Ouest à utiliser le polygraphe ou « détecteur de mensonges » dans des affaires judiciaires. Une proposition de loi envisage d’inscrire son utilisation dans le Code d’instruction criminelle, malgré de gros doutes sur sa fiabilité.

Dans un des quatre locaux bruxellois réservés aux tests par polygraphe au sein de la police judiciaire fédérale, une chaise à accoudoirs attend. Le polygraphe n’est pas une machine complexe, munie de boutons clignotants et de curseurs. C’est un ensemble de capteurs reliés autrefois à un enregistreur graphique, aujourd’hui à un ordinateur : deux pneumographes sous forme de ceintures que l’on place autour du thorax et de l’abdomen du suspect pour mesurer sa respiration, des capteurs que l’on clipse au bout de ses doigts pour évaluer sa transpiration et son volume sanguin, un brassard attaché autour de son biceps pour déterminer les variations de sa tension artérielle et de ses pulsations. Les paramètres sont simultanément rapportés sur un graphique, qui s’affiche sur l’écran. Le motif se répète jusqu’au moment où des pics plus importants apparaissent, témoins que les signaux physiologiques du stress sont enclenchés. Or, chez un individu « normal », le mensonge est censé engendrer des réactions de stress. Bien qu’il n’en soit pas, évidemment, la cause exclusive.

Derrière l’écran d’ordinateur, un homme pose des questions. C’est l’un des cinq inspecteurs polygraphistes du service des sciences du comportement de la police technique et scientifique. L’audition durera entre trois et quatre heures. L’enregistrement des différents paramètres physiologiques occupera 45 minutes. « Avant, il faut préparer la personne au test, essayer de la déstresser pour renforcer la fiabilité du test », explique Youri Schillinger, qui a été inspecteur polygraphiste de 2010 à 2018 et opère aujourd’hui comme chef de service à la recherche locale de la zone Bruxelles-Midi.

Affaire Pirson et « gourou »

Environ 450 auditions au polygraphe sont réalisées annuellement en Belgique, selon la police fédérale. Elles ont lieu essentiellement dans le cadre d’affaires pénales, de mœurs et de meurtres. Autrement dit du très lourd. Or, à l’heure actuelle, la Belgique est le seul pays d’Europe de l’Ouest à utiliser cet outil dans des affaires judiciaires, sur le modèle de ce qui se pratique aux États-Unis et au Canada. Au Royaume-Uni, en France et en Espagne, le polygraphe est réservé aux services secrets, militaires ou civils. « En Belgique, le tout premier test a été effectué en 1998 sur la base d’une déclaration d’un informateur qui disait pouvoir indiquer l’endroit où trois enfants avaient, prétendument, été inhumés après avoir été abusés sexuellement et tués, explique-t-on à la police fédérale. Un polygraphiste canadien est alors intervenu : la déclaration a été qualifiée de mensongère. Cette technique a ensuite été utilisée dans différentes affaires judiciaires. »

La première affaire où le polygraphe sera porté devant un juge est le dossier Pirson. Le 5 septembre 1998, Olivier Pirson, premier sergent du 2e bataillon de commandos de Flawinne, arrive vers 14 h 30 chez sa mère, à Bois-de-Villers, en province de Namur. Il vient récupérer ses enfants. En instance de divorce, il doit les conduire à Givet. Mais le long de la Meuse, entre Dinant et Hastières, son Opel Kadett rouge sort de la route et plonge dans le fleuve. Pirson sera le seul à pouvoir s’extirper du véhicule, où périssent Sven (6 ans) et Romy (5 ans). Ariane, leur mère, ne croit pas à la thèse de l’accident et porte l’affaire devant la justice. Deux ans plus tard, le 28 octobre 2000, le service de police judiciaire de la police militaire prive Pirson de sa liberté. Plusieurs éléments sont portés à sa charge : les contradictions au sujet de son itinéraire, la présence de méthanol dans le sang des enfants, mais aussi l’examen au polygraphe de Pirson… accablant selon les inspecteurs. Le polygraphe sera dès lors au centre de l’argumentaire des deux avocats de la défense, qui s’offusquent de ce que l’arrestation d’Olivier Pirson ait eu lieu sur la base de ce test. Le polygraphiste canadien qui est intervenu – à cette époque, aucun inspecteur belge n’avait été formé – est qualifié par eux de « gourou ». Ils auront gain de cause en 2002 avec l’acquittement de Pirson et la reconnaissance d’une atteinte au droit de la défense par une utilisation inadéquate du polygraphe.

Plus récemment, le polygraphe a resurgi dans l’affaire des Tueurs du Brabant, série de meurtres commis entre 1982 et 1985 pour des raisons toujours non élucidées. En mai 2014, l’instruction reprise par la juge Martine Michel connaît un nouveau rebondissement avec l’arrestation d’un suspect déjà entendu en 1997 mais qui avait été relaxé faute d’éléments. Homme au lourd passé judiciaire, Jean-Marie Tinck, désormais septuagénaire, se serait vanté entre-temps d’avoir participé aux tueries. Inculpé, il a passé le test du polygraphe haut la main. Le fanfaron a, depuis, été relaxé, les résultats du polygraphe aidant, même s’il reste suspect.

Cas graves et désespérés

Le polygraphe serait fiable à 97 ou 98 %. Ce sont du moins les chiffres officiels de la Canadian Association of Police Polygraphists et de l’American Polygraph Association, qui assurent la formation de tous les inspecteurs belges polygraphistes. En 2010, Youri Schillinger est parti se former trois mois à Ottawa et en est revenu convaincu. « La Belgique utilise la technique polygraphique la plus fiable au monde, la MZCT ou “Modified Zone Comparison Test”, explique-t-il. L’avantage, c’est que le polygraphe fait tellement débat que ça nous oblige à un très haut niveau de professionnalisme. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être moyens. » Ce maître ès cracs et faux-semblants, qui a témoigné quatorze fois en cour d’assises, rappelle que, dans 70 % des cas, les tests au polygraphe confirment que les personnes disent la vérité. « La finalité du test n’est pas de chasser les menteurs. » Le polygraphiste idéal selon lui ? Une personne dotée d’excellentes capacités de concentration et d’une résistance au stress hors norme. « On parle de faits graves. Faire passer un test au polygraphe à un père qui est accusé de viol sur son propre enfant et devoir lui annoncer que, d’après le polygraphe, il ment, ce n’est pas simple. »

Bertrand Renard, chef de travaux à la direction opérationnelle criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) et professeur de droit à l’Université catholique de Louvain, a travaillé à l’élaboration de la circulaire de 2003 régissant l’usage du polygraphe, alors récemment introduit en Belgique. « Cette circulaire a établi deux principes importants pour l’usage du polygraphe : le principe de proportionnalité, qui veut que cet outil ne soit utilisé que dans le cadre d’affaires d’une certaine gravité, et le principe de subsidiarité, qui suppose qu’on ait essayé tous les autres moyens avant d’y avoir recours. » Le détecteur de mensonges doit être réservé aux cas graves et désespérés.

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En serrant l’anus, vous ne laisserez rien transparaître de vos émotions.
Ismael Bennani. CC BY-NC-ND

Considéré comme une méthode d’interrogatoire et non comme une expertise, il n’a pas valeur de preuve : il s’agit d’un élément parmi d’autres (traces matérielles, expertise psychologique, test ADN…), laissé à l’appréciation du magistrat et des jurés. « L’usage du polygraphe dans un contexte de cour d’assises reste un point noir », juge Bertrand Renard. Comment le citoyen juré ne serait-il pas tenté d’accorder plus d’importance à ces résultats parés des oripeaux de la science et de la vérité ? « Le problème se pose surtout quand le suspect refuse de le passer. La circulaire précise que le test doit être effectué de manière libre et volontaire et que toute personne peut le refuser – et même l’interrompre – puisque la contrainte pourrait fausser les paramètres et invalider les résultats. J’ose espérer que les magistrats, de par leur formation, sont capables de faire la part des choses. Mais le risque est que les jurés considèrent ce refus comme suspect en soi… »

Et vous, accepteriez-vous de passer un test au polygraphe si vous étiez accusé à tort d’un crime ou d’un viol ? « Moi, je refuserais », assure François Koning. Pour cet avocat pénaliste au barreau de Bruxelles, qui a récemment remis un avis pour Avocats.be par rapport à la proposition de loi visant à faire entrer le polygraphe dans le Code d’instruction criminelle, confier son sort à cet outil tient du coup de dés. « Je n’accepterais que si je n’avais plus rien à perdre. J’ai traité un dossier où j’ai été stupéfait de voir qu’une personne avait passé le test du polygraphe haut la main alors qu’il a été prouvé ensuite qu’elle était objectivement en état de mensonge. » Cette personne, d’un naturel calme et d’intelligence normale – « ce n’était pas un génie » – faisait vraisemblablement partie des humains capables de mentir sans que ne se modifient d’un iota leurs paramètres respiratoires ou artériels. « Les personnes qui sont peu émotives ou désaffectivées ne vont pas réagir au polygraphe. Or, parmi les délinquants, beaucoup le sont ! À l’inverse, vous pouvez avoir des personnes qui vont réagir à une question par une réaction de stress mais pour des raisons de pudeur, de religion… et pas parce qu’elles mentent. »

La technique des juges au Moyen-Age : une cuillère de farine dans la bouche. Si vous parveniez à la recracher, vous n’aviez pas menti. Sinon, c’est que votre bouche était devenue trop pâteuse, à cause de votre stress…

Une scientificité relative

Didier Cromphout est expert psychiatre auprès des tribunaux. Il est souvent intervenu dans des affaires où le test par polygraphe était versé au dossier.« Nous n’avons pas tous le même rapport à la vérité et au mensonge. Cette distinction ne peut en fait être adressée qu’à la normalité. C’est beaucoup plus difficile si vous êtes face à un schizophrène ou à un psychopathe. Beaucoup de psychopathes sont mythomanes. » Or, pour la personne qui ment comme elle respire, le mensonge n’entraînera pas les réactions de stress attendues. Et puis il y a les vrais menteurs mais qui ne mentent pas pour les raisons qu’on croit. L’avocat François Koning n’a pas oublié l’affaire de cet homme accusé d’un meurtre dans un immeuble. L’enquête de voisinage avait relevé sa présence à des heures curieuses, son attitude de fugitif. Lors de son interrogatoire au polygraphe, il avait déclaré qu’il n’était pourtant jamais venu dans cet immeuble. Le polygraphe avait conclu au mensonge. L’homme avouera plus tard qu’il était déjà venu, oui, mais pour rendre visite à sa maîtresse vivant à l’étage du dessus.

Jacques Py, professeur de psychologie sociale à l’Université de Toulouse et formateur auprès de la police belge, est quant à lui « perplexe ». « Le polygraphe est très difficile à valider scientifiquement car les études réalisées en laboratoire comportent un biais important. La question est de savoir si le bénéfice qu’on peut en attendre par rapport aux autres méthodes vaut qu’on forme des enquêteurs à cela », explique-t-il. Bertrand Renard abonde dans ce sens : « Les chiffres de fiabilité avancés ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse. Ils viennent d’études menées aux États-Unis, essentiellement au sein de l’armée américaine. Il faudrait pouvoir faire une évaluation en situation judiciaire réelle, mais cela reste très compliqué puisque, par définition, vous ne pouvez pas savoir si les résultats du polygraphe correspondent à la vérité… que le polygraphe est censé déterminer. Il vous reste la possibilité de faire des évaluations en situations artificielles… mais dont les résultats seront alors faussés par le fait que c’est une situation artificielle. » Pour ce criminologue, il est urgent d’entamer une évaluation sérieuse, à l’échelle belge, des presque 10 000 examens par polygraphe qui ont été réalisés depuis deux décennies dans les affaires judiciaires. « On peut d’autant moins se baser sur les études des associations américaines et canadiennes qu’elles ont des liens avec les sociétés qui commercialisent les polygraphes. Ce qui manque, c’est une étude scientifique indépendante. »

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La technique des juges au Moyen-Age : une cuillère de farine dans la bouche. Si vous parveniez à la recracher, vous n’aviez pas menti. Sinon, c’est que votre bouche était devenue trop pâteuse, à cause de votre stress…
Ismael Bennani. CC BY-NC-ND

En octobre 2017, une proposition de loi de Nele Lijnen et Carina Van Cauter (OpenVLD) visant à introduire une réglementation concernant l’utilisation du polygraphe a été déposée à la Chambre, dans l’objectif de se mettre en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. « La circulaire de 2003 n’a aucune valeur contraignante. Inscrire l’utilisation du polygraphe dans la loi, c’est se donner la garantie de pouvoir prévenir les atteintes à la vie privée mais aussi de contester ce qui en sort », estime Bertrand Renard. Mais la loi pourrait aussi avoir un effet performatif : en inscrivant noir sur blanc le polygraphe dans le Code d’instruction criminelle, on lui donne, selon François Koning, « une importance considérable », « jusqu’à la sacralisation ». Pour cet avocat qui a pris part aux débats parlementaires, le polygraphe doit tout au plus être considéré comme un élément convergent et non décisif. « Or je crains très fort qu’à partir du moment où on légifère, il devienne central. La tentation sera très grande pour un magistrat débordé de se fier à cet élément. C’est du pragmatisme : aujourd’hui, on considère que la justice coûte trop cher, que les enquêtes durent trop longtemps, et on cherche un moyen d’aller plus vite, de confondre les individus sur la base de ce qui semble à portée de main : leur conscience ! »

Mais la conscience est-elle réellement à portée de main, de capteurs et de graphiques ? Comme l’explique la philosophe Vinciane Despret, « le polygraphe n’est pensable que dans une tradition très dualiste selon laquelle le corps contiendrait la vérité de l’être tandis que l’esprit mentirait, voire mentirait à lui-même. Il y aurait d’un côté les émotions, qui seraient du côté du biologique, du corps, de la subjectivité, du non-contrôle, et de l’autre la raison qui serait du côté de la maîtrise. Le polygraphe ne peut fonctionner que dans cette tradition euro-américaine des émotions, mais pas du tout pour les Chinois par exemple, qui ne sont pas dans cette conception dualiste, pour qui le corps est intelligent. Si vous demandez à un yogi de passer un polygraphe, ça le fera doucement rigoler ! »

La proposition de loi prévoit par ailleurs que le test par polygraphe soit uniquement utilisé sur des suspects… et non sur des « victimes ». « Comment peut-on déterminer à l’avance si une personne est victime ? Il faut se souvenir de l’affaire d’Outreau ! », rappelle François Koning, en référence à cette colossale erreur judiciaire qui conduisit à condamner, au milieu des années 2000, douze individus pour des crimes sexuels qu’ils n’avaient pas commis, notamment sur la base d’expertises psychologiques accablantes. De nombreuses victimes réelles, du reste, ne demanderaient sans doute pas mieux que d’avoir recours à cet ultime outil quand personne ne les croit. Pour l’heure, les tests au polygraphe ne concernent que 1 % de victimes supposées.

Penser que les modifications physiologiques permettent de détecter si un individu ment est une croyance vieille comme le monde. Au Moyen Âge déjà, les juges faisaient ingurgiter de la farine aux suspects pour identifier ceux dont la bouche s’asséchait, censés être des menteurs. En admettant que le polygraphe soit plus fiable que la farine, certains problèmes éthiques continuent de se poser. Pourquoi la loi prévoit-elle par exemple de recaler les femmes enceintes ? « Il n’y a aucun risque avec l’appareil en soi, mais si la femme que j’interroge fait une fausse couche en sortant, c’est problématique », répond Youri Schillinger. « Si on veut ne pas soumettre la femme enceinte au polygraphe parce que c’est une source de stress, répond François Koning, alors il faut interdire que toute femme enceinte soit interrogée par la police. Mais si on admet que l’audition avec polygraphe met la personne dans une situation de stress plus grave encore, alors là, on reconnaît qu’on est face à des méthodes qui se rapprochent des traitements inhumains. »

Pourquoi la Belgique s’est-elle laissé séduire, au contraire de ses voisins européens, par cet outil dont rien ne prouve la scientificité ? « La Belgique, c’est un peu la porte d’entrée de l’Amérique vers l’Europe », estime Jacques Py, pour qui le polygraphe comporte aussi un aspect « magique », auquel les enquêteurs ne seraient pas insensibles. « Il y a cette illusion que la police pourrait être un jour tout à fait scientifique », estime le psychologue. Combien ça coûte ? La police fédérale s’est contentée de nous répondre que « l’acquisition du matériel se faisait selon une procédure de marché public, auprès des quatre sociétés américaines qui le fabriquent ». Reste à méditer la phrase que le commissaire Youri Schillinger a apposée dans la signature de son mail : « La vérité est un mensonge qui n’a pas encore été découvert. »

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