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Bus scolaires à la ramasse

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Vincent Wagnair. CC BY-NC-ND.

Elles passent jusqu’à six heures par jour dans des cars scolaires aux côtés d’enfants souvent fragilisés. Dans ces espaces confinés et en mouvement, les accompagnatrices amortissent tous les chocs.

Carrefour Market de Marcinelle. Claudy Piraux, 71 ans, gare son bus devant le supermarché. Ann Daenen monte à bord. Chaque matin, dès 6 h 30, ils mènent à l’école des élèves de la région. Claudy au volant, Ann à l’arrière auprès des enfants. Ils roulent près de cinq heures par jour, à travers le pays de Charleroi, de maison en immeuble, d’une école à l’autre. Aller et retour.

Ann Daenen est accompagnatrice de transport scolaire depuis 13 ans. Elle fut d’abord gérante d’un restaurant à Anderlecht, avant de se consacrer à l’éducation de ses trois enfants dont l’un est autiste Asperger. À 40 ans, elle a voulu reprendre un emploi stable.

Ann est employée par la Société régionale wallonne du transport (SRWT), qui gère 950 lignes de bus scolaires en Wallonie et à Bruxelles, dont 750 avec un accompagnant. Cette profession se décline à 95 % au féminin.

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Vincent Wagnair. CC BY-NC-ND

Les plus jeunes accompagnatrices ont entre 20 et 25 ans. Certaines ont un diplôme d’éducatrice ou d’instit mais quittent le transport scolaire dès qu’elles trouvent un autre poste mieux payé et moins contraignant. Elles se lèvent tôt pour accompagner les enfants le matin, puis attendent la fin des cours pour les ramener chez eux. « Entre ces deux services, certaines surveillent en plus des cours de récré sur le temps de midi », explique Patrick Imbreckx, directeur général de la Mobilité et des Transports à la SRWT. Le barème est d’environ 12 euros de l’heure, soit le plus bas de la fonction publique. Les accompagnatrices sont payées à la prestation (minimum 3 heures par jour, maximum 7 h 36). Celles qui sont engagées sous contrat à durée déterminée ne touchent rien pendant les congés scolaires.

Si ce boulot est si mal rémunéré, c’est notamment parce qu’il ne requiert aucune formation. Certaines ne disposent pas de leur diplôme de rhéto. Juste de leur bienveillance et de leur bon sens. Et il en faut pour gérer des groupes d’enfants dans un espace confiné et en mouvement. En mars 2019, 25 554 élèves employaient le transport scolaire, parmi lesquels plus de 63 % relevant de l’enseignement spécialisé : autistes, infirmes moteurs cérébraux, enfants présentant des troubles de l’apprentissage ou du comportement… « Il arrive que des parents soient eux-mêmes handicapés, ajoute Ann Daenen. Certains se sont rencontrés à l’école spécialisée que fréquente aujourd’hui leur enfant. »

Dépannage tartines

La grêle martèle les vitres du car qui se rapproche de sa première halte : l’école du Bois Marcelle, qui accueille des enfants souffrant d’instabilité affective et de troubles psychologiques. Une dizaine de jeunes, de 4 à 17 ans, embarquent et saluent « Madame Ann ». L’accompagnatrice a élaboré des stratégies pour assurer un maximum de calme dans le véhicule ; elle place côte à côte des âges et des pathologies différentes pour un risque limité de bruit, de disputes et de bêtises. « Ils ont moins de choses à se dire », sourit Ann.

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Vincent Wagnair. CC BY-NC-ND

Dans une ruelle bordée de corons, en bordure du ring de Charleroi, le bus s’arrête et laisse sortir quatre enfants. Ceux-ci s’engouffrent dans une maison. « Ils sont tous issus d’une même famille de 15 enfants, explique Ann Daenen. Les parents boivent beaucoup. Mais les enfants sont toujours à l’heure le matin. Tous sont inscrits dans l’enseignement spécialisé. » Fanny, frange blonde et jogging rose, a un papa toxicomane. Il y a aussi Fabrice, 17 ans, à qui Ann prépare des tartines de temps en temps. « Une fois je lui ai mis du jambon de Parme. C’est la première fois qu’il en goûtait. J’ai un attachement particulier pour les ados. Pour eux, c’est plus difficile encore. Les petits, on les trouve encore mignons. Mais quand ils grandissent, fini Saint-Nicolas, les bonbons et les nic-nac. » Ann doit doser son affection et sa générosité. « Je veille à ne pas avoir de chouchous. Et les enfants ne doivent pas percevoir de charité. Il ne faut pas non plus que les parents se reposent trop sur nous. »

En raison des longues distances ou des embouteillages, certains enfants passent jusqu’à six heures par jour dans le car scolaire. Un rapport de la Cour des comptes, relayé par La Libre Belgique, a montré qu’en mars 2018, 1 613 enfants devaient supporter une durée quotidienne de transport supérieure à trois heures, voire plus de quatre heures pour 400 d’entre eux. Ils doivent rester attachés et impossible pour eux de se rendre aux toilettes. S’ils sont trop jeunes ou atteints d’une déficience intellectuelle, ils ne peuvent ni lire, ni écouter de la musique, ni surfer sur leur GSM pour s’occuper.

« Angela, on ne t’aime pas »

Beaucoup arrivent à l’école épuisés, peinent à se concentrer en classe et repartent après les cours plus crevés encore, parfois surexcités. Comme ce vendredi après-midi, du côté de Mons, où les mômes ont scandé « Angela, on ne t’aime pas », tous en chœur, crescendo, lorsque leur accompagnatrice est montée dans le bus. Patrick Imbreckx observe une augmentation de l’agressivité, de la part tant des enfants que des parents : « Un gosse qui vous balance “ Je vais t’ouvrir (le ventre ou le crâne ?, NDLR) ! ”, c’est quand même inquiétant. » De plus en plus d’enfants sont d’ailleurs exclus du transport scolaire : de 13 en 2013-2014, leur nombre est monté à 44 en 2015-2016 et 101 en 2017-2018.

L’Union francophone des associations de parents de l’enseignement catholique (Ufapec) fait partie des organismes qui dénoncent la dure réalité du transport scolaire. « Que dire à ces parents qui doivent administrer à leur enfant de la Rilatine sinon il sera ligoté avec de la ficelle sur son siège ? », interroge l’Ufapec sur son site. La Ligue des droits de l’enfant monte elle aussi au créneau, considérant que faire passer plus de deux heures par jour dans un bus à des enfants porteurs de handicap relève de la maltraitance.

Cette violence a des origines institutionnelles. Le secteur du transport scolaire dépend de la Région wallonne mais aussi de la Cocof à Bruxelles, tandis que l’enseignement émane de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les accompagnatrices dépendent de la SRWT mais les cars sont gérés par le TEC qui les sous-traite à des sociétés privées. Sans parler des différents réseaux d’enseignement, le libre et l’officiel. Le manque d’établissements spécialisés est lui aussi responsable des longues distances, tout comme ces parents qui considèrent le bus comme une garderie : des enfants qui habitent à côté de leur école empruntent chaque jour le bus… sur l’ensemble du circuit ! Des convoyeuses font donc office de nounous. Grâce au million d’euros débloqué en 2018 par le gouvernement wallon, certains parcours ont pu être dédoublés. Mais si les trajets rétrécissent, ce sont les convoyeuses, payées à l’heure, qui perdent de l’argent…

Nicolas Sochet gagne moins bien sa vie qu’autrefois, lorsqu’il dirigeait les cuisines de grands hôtels ou de résidences pour seniors. À 43 ans, il fait partie des 5 % de convoyeurs masculins du transport scolaire. Comme Ann, il a trouvé sa vocation sur le tard. Tous deux aiment leur travail. Ils ne se retrouvent pas dans les plaintes de nombreux collègues. « J’en avais marre du manque d’humanité des grandes structures. Le côté “speedé” et le salaire me manquent un peu mais j’ai tellement gagné en qualité de vie. Et les enfants me le rendent bien. »

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Vincent Wagnair. CC BY-NC-ND

Grosse voix

Ceux-ci ont entre 5 et 13 ans. Ils sont élèves à l’école Désiré Denuit, dans l’entité de Lasne, en Brabant wallon. Tous résident en Région bruxelloise, en famille ou en institution d’aide à la jeunesse. Ils souffrent de troubles du comportement et de la personnalité. Le convoyeur sort de sa poche des cartes Pokémon piquées à son fils. Une tradition dans « leur » bus. « Des fois, je leur mets de la musique des années 80. J’essaye qu’ils passent un bon moment. Et moi aussi, je m’amuse. »

Parfois, il faut sévir. Nicolas avoue être content d’être un homme, de pouvoir user de son charisme et de sa grosse voix pour calmer les crises. « Vous savez, moi, quand j’étais petit, j’ai cassé la jambe d’un prof ! », clame Louis, 13 ans. Le convoyeur confirme l’information.

En 2018, Unia (Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme), le délégué général aux Droits de l’enfant et la Ligue des familles réunissaient les principaux acteurs du transport scolaire afin de réfléchir à des solutions concrètes, comme s’engager en faveur d’écoles ordinaires plus inclusives des enfants en difficulté, ou à l’organisation de garderie dans les écoles spécialisées.

Le transport scolaire se situe au carrefour d’enjeux sociétaux de taille. Ann et Nicolas parviennent à égayer ces circuits interminables. Mais est-ce aux convoyeurs et convoyeuses d’amortir tous les chocs ?

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Vincent Wagnair. CC BY-NC-ND
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