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Pains perdus

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Récolte et collectivisation (1929). Poster du gouvernement soviétique.. Tous droits réservés.

Est-ce qu’il dort ? Regarde, il a les yeux ouverts ! Est-il toujours en vie ? On dit le meunier en voie d’extinction. Pour sauver le fabricant de farine, il faudrait sauver le pain. Et inversement. Ses amis boulangers, agriculteurs et chercheurs suivent la piste des céréales anciennes. Pour le goût du pain, la diversité des céréales et la santé de tous.

Le frère de Régine s’est suicidé, en 2014. Lui qui a grandi au moulin avec elle et leur grande sœur. Leurs parents étaient meuniers. Leurs grands-parents étaient meuniers. Ils ont vite appris à moudre le grain. Cent ans avant la disparition de Pierre, le grand-père est arrivé de France, en 1914, pour soutenir le front, dans la meunerie. C’est ainsi qu’il a rencontré celle qui lui a donné le goût du pain. Ensemble, ils ont créé, dans la jolie ferme de Lavoir (Héron), un cocon familial saupoudré de farine. Pour Régine, c’était le cadre d’une « belle enfance ».

« C’est un système matriarcal, la meunerie !, affirme Régine. Cela s’apprend de mère en fille. Ma maman nous a appris, comme elle a appris à papa qui, de formation, était chimiste. » L’ex-meunière préfère parler du passé. La disparition tragique de son frère Pierre, avec qui elle a vécu et travaillé au moulin jusqu’au bout, « c’est encore trop douloureux ». Mais tout la ramène à son frère… Il y a quelque chose qu’elle brûle de dire, quand elle en trouve la force : « On s’est battus énormément pour sauver ce moulin. On n’a pas eu beaucoup d’aides extérieures. » Entre deux profonds soupirs, Régine précise : « Je ne vais pas dire que son suicide était couru d’avance… Mais il avait énormément de travail ! »

« Suicide économique », résument certains amis. « C’était un pur meunier, souligne Angela Legrand, boulangère à Namur. Quand il est mort, nous avons failli mettre la clé sous la porte, parce qu’on ne trouvait personne qui voulait bien moudre les grains que nous choisissons. » Moudre à façon (c’est-à-dire pour un client qui fournit la matière première), c’était normal, il y a bien longtemps. Aujourd’hui, c’est rare.

En cherchant beaucoup, Angela et Dominique Legrand ont quand même trouvé un meunier pour sauver la boulangerie, transmise depuis sept générations. « Notre meunier, c’est le dernier des Mohicans !, craint la boulangère. Avant, toutes les boulangeries avaient leur meunier. Aujourd’hui, elles n’ont même plus un droit de regard sur la farine et le grain. » À en croire la boulangerie Legrand, qui vend jusqu’à Bruxelles (place Sainte-Catherine), où les pains se monnaient entre 5 et 8 euros le kilo, le grain est central : pour le goût, la qualité nutritive, la santé de l’intestin, la diversité de l’offre de pains.

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Election législative de 1925. Constant Dratz (1925). Archives de la Ville de Bruxelles.. Tous droits réservés

Cereals killers

De l’autre côté de la Meuse, chez Agribio, grosse référence dans le domaine du bio artisanal, les boulangers et meuniers restent en recherche. Ils préparent un nouveau pain dans leurs ateliers de Buzin (Havelange). Ils goûtent et critiquent. « Celui-ci n’est pas prêt, estime Gauthier Nyssen, examinant sa dernière œuvre, réalisée avec un grain ancien du terroir. Il a beaucoup d’élasticité mais lève peu. Avec un pétrissage encore plus doux et lent, cela devrait le faire. Les grains anciens sont exigeants. »

Pour commercialiser un tel pain, Agribio a dû investir dans un moulin. Faire appel à un meunier extérieur était impensable, car les quantités ne sont pas suffisantes pour rentabiliser les machines avec la seule vente de farine. La coopérative y trouve un bénéfice parce qu’elle vend, outre la farine, divers produits finis (pains, pâtes, pâtisseries…). Le moulin choisi est beaucoup plus lent qu’une minoterie industrielle, mais cette lenteur est recherchée.

« On admet généralement que moudre sur pierre permet une meilleure conservation des éléments nutritifs par rapport à la mouture sur cylindre », affirment les chercheuses Lou Plateau et Laurence Holzemer (ULB), dans une étude publiée en avril 2016. L’échauffement provoqué par les installations plus rapides – industrielles, donc – détruirait des propriétés nutritives. L’étu­­de liste 19 moulins artisanaux en Wallonie. Les chercheuses les considèrent « en voie d’extinction » et « à protéger ». Elles notent néanmoins un « regain d’intérêt » pour la farine obtenue avec patience.

La plupart des minoteries industrielles de Belgique appartiennent au groupe Cérès, lui-même détenu par le français Soufflet. Mais les dirigeants de Cérès, comme ceux des moulins Meyers, ont refusé de nous accorder la plus petite interview, malgré notre insistance. Les seuls autres grands moulins de Wallonie, les moulins de Statte, nous ont laissés sans réponse. Seraient-ils trop pressés de moudre toujours plus ? Ou juste « pas intéressés », comme résume l’un d’eux par e-mail ?

Les farines ordinaires sont pleines d’additifs difficiles à identifier. « Ces artifices remplacent la nécessaire fermentation naturelle », déplore Marc Dewalque, boulanger de Malmedy et véritable « Bible du pain » selon les nombreux artisans qui apprécient ses écrits, publiés notamment par l’INRA, l’Institut français de recherches agronomiques. « Les enzymes nouveaux ne sont même pas inscrits sur les paquets, dit-il. Ils ont pour mission d’accélérer la fabrication des pains ou de conserver plus longtemps la farine, mais cette fermentation artificielle va trop vite pour rendre les blés digestes. Si nous étions des granivores, nous pourrions nous en passer, mais, pour l’être humain, il faut une fermentation complète, de préférence au levain, pour rendre assimilables les fibres, le gluten naturel, les oligo-éléments… »

Farines de l’Est

À la faculté d’agronomie de Gembloux (Université de Liège), les chercheurs s’intéressent beaucoup aux céréales. Le Pr Bernard Bodson s’inquiète aussi pour les farines : « C’est vrai que la plupart des boulangers achètent des farines “améliorées”. Cela permet une automatisation, de travailler avec moins de main-d’œuvre, de produire plus… Mon combat, c’est que chaque agriculteur ait la céréale qui lui convient, pour ne pas avoir besoin d’adjuvants. Mais les farines des pays de l’Est gagnent des parts de marché, ce qui m’inspire de la méfiance. Même si elles ont un label bio, celui-ci n’est pas bien connu. Chez nous, le pain n’a pas besoin d’être bio. »

Bernard Bodson participe à l’homologation des céréales et dirige la publication du « Livre blanc des céréales » (coédité par l’ULg, l’UCL et la Région wallonne). Pour présenter son travail, il commence par ces mots : « La sélection variétale a permis, entre 1967 et 2017, de doubler les rendements ! » Mais, une obsession des rendements, selon les acteurs de la boulangerie artisanale, guiderait les critères d’homologation et réduirait la diversité. Le professeur conteste : « Quand j’ai commencé ma carrière, il y avait une dizaine de variétés de blés cultivés en Belgique. Aujourd’hui, il y en a près de cent. Chaque année, on en a environ dix nouvelles. Pour être acceptée, une céréale doit prouver un rendement, une résistance et une originalité. Nous acceptons environ une céréale sur trois qui nous sont proposées. » Et les anciennes variétés ? « Elles produisent moins. Elles sont sensibles. »

Dans la cour de sa vieille ferme, à Héron, le meunier Xavier Mauroy, alias « le dernier des Mohicans » déniché par les boulangers Legrand, charge du froment destiné à la Gueuze dans un camion Cantillon. Il est suivi de près par son bouvier des Flandres. En pensant à l’homologation des céréales, il soupire : « Ils ne veulent surtout pas ressortir les anciennes céréales, parce qu’elles sont libres de droits. Les petits sont écartés. Les gros touchent des royalties. Les gens au pouvoir sont trop proches de l’Afsca, du Boerenbond, des grandes familles… » Son discours fait écho aux initiatives en faveur du droit d’échanger ou de vendre des graines. La plus connue est le « Réseau semences paysannes ».

Diversification génétique

Les chercheurs de Gembloux ne donnent pas tort au « meunier mohican ». À deux kilomètres de la faculté, au Centre wallon de recherches agronomiques (CRA-W), rédige et plante Emmanuelle Escarnot, docteure de l’ULg, responsable d’études sur les céréales. Selon elle, « on est allé trop loin dans l’uniformisation génétique. On a trop recherché la sécurité et la garantie de faire un pain facilement. Après la guerre, on avait besoin de sécurité alimentaire. Mais cela a engendré une perte de diversité. Or la variabilité génétique est intéressante. De plus, nous soupçonnons que certaines variétés anciennes fonctionnent mieux que les nouvelles pour la production bio. Elles sont moins rentables mais – chacun sa philosophie – on ne peut pas gaspiller ni l’environnement ni la diversité génétique ».

Le dernier « bébé » d’Emmanuelle Escarnot s’appelle « Sérénité ». C’est une céréale obtenue au départ de grains anciens et « bien adaptée à la culture bio ». La chercheuse et son équipe préparent la suivante, baptisée « Cosmos ». « Il en faut plusieurs, car on ne sait pas comment vont évoluer le climat, les maladies, les techniques… Si l’une est atteinte par une nouvelle maladie, je peux les croiser et toujours avoir une céréale résistante sans devoir lui administrer pesticides ou fongicides. » L’équipe se met à la disposition des agriculteurs qui veulent développer une espèce pour leur ferme. L’experte parle de « gluten ajouté » : « Il y en a beaucoup, un peu partout. Puis on s’étonne d’avoir des intolérances ! Si les gens achètent le moins cher, ils doivent savoir que les farines corrigées, ce n’est pas bon pour la santé. »

Du côté des gastro-entérologues, on aime aussi le pain, mais les préoccupations ne sont pas les mêmes. À la question de savoir ce que serait un bon pain, le Dr André Van Gossum, chef d’équipe nutrition à l’hôpital Érasme, répond : « Je ne pense pas qu’il existe un mauvais pain et un bon pain. Le mieux, c’est de choisir un pain complet, si on le tolère. » Il réfléchit et enchaîne, évoquant de lui-même une question qui semble l’agacer : « Beaucoup de personnes se plaignent d’une hypersensibilité au gluten. Ils disent avoir des crampes, des maux de ventre et même, parfois, des migraines… Bref, tous les maux de la terre. Pour moi, c’est lié à la star du tennis Novak Djokovic qui dit : “Depuis que je mange sans gluten, je gagne tous les tournois.” Bien sûr, certains doivent vraiment manger sans gluten. Pour les autres, je ne sais pas si c’est réel. Peut-être que certaines méthodes de production font que les protéines changent. »

À propos du bio, le docteur est également mitigé : « Je comprends ceux qui disent que le pain complet est plus exposé aux produits chimiques puisqu’il inclut la robe de la céréale. Mais moi je dois encourager mes patients à manger du pain complet,
riche en fibres. On parle des pesticides qui joueraient sur le système hormonal, potentiellement cancérigènes, mais je ne crois pas qu’on puisse nourrir la terre entière avec du bio. L’essentiel, c’est d’avoir une alimentation équilibrée et une activité physique. »

Amandine Szalai, diététicienne à Érasme, précise : « Il y a trois pathologies liées au blé. 1. La maladie cœliaque, qui concerne une personne sur 300 et exige d’éviter le gluten. 2. L’allergie à la farine de blé, qui doit être diagnostiquée par un allergologue. 3. L’hypersensibilité au blé. Dans ce dernier cas, le patient pourrait devenir cœliaque. Il présente une version atténuée des symptômes. Enfin, les patients atteints du syndro­me du côlon irritable ont souvent moins de symptômes s’ils mangent moins de blé. » La diététicienne regrette que les Belges mangent de moins en moins de pain, car celui-ci reste « la base de notre alimentation ». Elle se demande : au profit de quoi ?

Bières, biscuits, pâtes, pâtisseries, céréales du matin, biscottes… Du blé, toujours du blé. Et souvent le même ! Or, il est bon de varier. Beaucoup de blés portent d’autres noms, parfois sans être fort différents : avoine, épeautre, froment, seigle… L’orge et le sarrasin diffèrent davantage. Plus encore le maïs et le riz ou, hors céréale, la pomme de terre. Mais un blé n’est pas l’autre. Dans le sud de l’Europe, par exemple, les variétés sont très différentes.

Blé dur de Sicile

Sous la neige, les orangers et citronniers portent encore leurs fruits, en cette soirée de janvier. Des adolescents tatoués avancent dans le noir, bouche ouverte, pour attraper des flocons. Depuis la vitrine enguirlandée du « Bar del centro », pâtisserie et café à la fois, les aînés observent plus posément la mousse blanche qui s’accumule sur les collines siciliennes, autour du village de Camporeale, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Palerme.

La neige sera vite fondue, au matin, par quelques rayons de soleil. Des camions destinés à la Belgique ont été affrétés par Val di Bella, la coopérative du coin : big bags de céréales, huile d’olive, pâte d’amandes, coulis de tomates, vins, farines… Les clients belges sont à Liège, Bruxelles, Louvain, Namur. Le premier a été Terra Etica (aussi appelé Éthiquable), qui achète le blé dur sicilien pour faire des pâtes et des gressins (grisini). Mais pas de pain.

Le convoi fournira aussi Xavier Mauroy, le « meunier mohican », en céréales dites « antiques », qui portent les doux noms de Timilia, Mayorca, Korasan, Margerito. Héritées de Mésopotamie, paraît-il, elles permettent la confection de pains peu ordinaires. Deux boulangers de Camporeale, pas peu fiers, proposent de tels pains, dont l’odeur et le goût particuliers semblent confirmer l’importance du grain. Il s’agit d’un blé dur, par opposition aux blés tendres qui poussent au nord de l’Italie et de l’Europe.

Deux agriculteurs, Filipo Giglione et Antonio Accardo, nous rejoignent dans les entrepôts (froids mais chargés comme des caravelles sur le retour) de Val di Bella. L’aîné se lance : « Je cultive ces céréales pour le respect du consommateur et de la nature, mais aussi pour être payé au prix juste. Elles ont des racines fortes et de larges feuilles horizontales. Elles absorbent donc mieux les nutriments et il n’y a pas besoin d’engrais. L’ombre des feuilles empêche d’autres herbes de pousser, donc pas besoin de pesticides. On en a moins à l’hectare, mais on vend à un bon prix, grâce au label bio et au goût. Quand je cultivais en conventionnel, c’était tout le contraire. » Son voisin acquiesce et illustre avec sa propre expérience. Ils en parleraient des heures.

Un peu plus au Sud, à Sambuca, un tout nouveau moulin vient d’être inauguré, par Natale Sortino, un commerçant et agriculteur, qui vend toutes sortes de biens et services. Il a construit lui-même le moulin, avec l’aide d’un artisan pour le bois, sur un vieux modèle autrichien. « Pour soutenir la filière du grain antique », dit-il, présentant quatre grosses machines. Et une toute petite, très vieille. « C’est pour tester le gluten, l’élasticité des protéines. Trop d’élasticité, cela fait un beau pain, bien rond, mais c’est difficile à digérer. Nous, on ne cherche pas un pain facile. Ceux qui ont du mal à digérer n’ont qu’à tester nos grains anciens pour constater qu’ils sont plus faciles à digérer, en plus d’avoir bon goût. »

À la pizzeria de Camporeale, on travaille avec ces farines. « Leurs pizzas, on les man­ge entières, sans que ça pèse sur l’estomac, fait remarquer Vincent De Grelle, CEO de Terra Etica. Chez nous, on ne sait pas finir et ça épuise. »

Appels à l’aide

Retour au moulin et à la ferme de Ferrières, à Lavoir (Héron), régulièrement animés par des bals aux lampions. On peine à le croire, mais c’est bien là que Pierre Broset a mis fin à ses jours. Les trois bâtiments en pierre du pays et la colline boisée encadrent chaleureusement la cour pavée. Les enfants y jouent en sécurité. Derrière, coule un affluent de la Mehaigne, dans lequel tournait jadis la grande roue à aubes endormie (à jamais ?).

Si le moulin a été racheté par la commune, l’initiative d’y organiser des rencontres autour de produits artisanaux du terroir est bien celle de Régine et Pierre. Dès 2012, certains week-ends d’été, ils y proposaient bières, jus de pommes, tartines et autres découvertes. Les proches des Broset sont partagés entre deux sentiments : d’un côté l’agréable surprise de voir la commune, avec divers bénévoles, faire vivre le moulin et, d’un autre côté, le regret qu’un appui financier n’ait pas eu lieu avant le drame. La meunière Adrienne Delacroix, à 100 kilomètres de là, au moulin de Hollange (Fauvil­lers), ironise : « Chez nous, c’est 100 % privé. On aimerait avoir plus de soutien ! Si le service public, au lieu de nous aider, se met à nous faire concurrence… »

Le moulin de Ferrières tourne ; il faut parler fort. L’agronome Stéphane Dormal, devenu meunier (ça ne s’invente pas !), court de droite à gauche et de haut en bas, via un escalier qui ressemble fort à une échelle, dans une sorte de voyage dans le temps. « Notre farine est chère mais bio et très riche », explique-t-il. Dans cette farine, on trouve aussi le germe de la céréale, alors que les moulins industriels le retirent pour le vendre à l’industrie pharmaceutique, qui l’écoule à son tour dans des compléments alimentaires pour des gens qui manquent d’énergie. « Il suffirait peut-être qu’ils mangent du bon pain », rigole Stéphane Dormal. Au fait, la commune cherche un nouveau meunier.

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