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Traite sous néons rouges

Exploitation sexuelle des Nigérianes à Bruxelles.

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Benson Ibeabuchi. CC BY-NC-ND.

Depuis une trentaine d’années, des réseaux de traite humaine ont acheminé des milliers de jeunes Nigérianes en Europe. À Bruxelles, chaque nuit, elles sont une centaine à se prostituer. Elles s’appellent Eunice, Symphorosa ou Rihanna. Toutes rêvaient de l’eldorado européen. Aucune n’imaginait ça.

EUNICE, 5 juin 2018

Le jour est presque levé quand Eunice fait entrer un jeune homme dans son rez-de-chaussée du 130, rue Linné, à Schaerbeek (Bruxelles). Le dernier client de la nuit, sans doute. Comme les autres Nigérianes qui occupent les carrées du quartier Nord de Bruxelles, elle a enchaîné les passes à 20 euros. Entre cinq et dix par nuit en moyenne. Jusqu’à vingt, ou plus pour les moins abîmées.

Eunice a 23 ans. Elle a du caractère. Parce qu’elle n’avait aucun avenir au Nigeria, elle a franchi le Sahara, transbahutée à l’arrière d’un pick-up. Elle a survécu à la traversée de la Méditerranée en canot pneumatique. Remonté l’Europe en taxi clandestin. Comme chaque nuit depuis deux ans, elle s’est offerte aux passants. Alors, elle ne se laisse pas impressionner par le dernier d’entre eux. Un adolescent de 17 ans, à peine du poil au menton. Est-ce qu’il exige qu’elle le rembourse ? Un classique du quartier. Veut-il sa recette de la nuit ? Il la roue de coups. Retourne contre elle le couteau qu’elle brandit pour se défendre et la poignarde à 17 reprises. Elle titube dehors et s’écroule. Son rêve européen s’achève sur un trottoir sale, le 5 juin 2018, peu avant 5 heures du matin.

En guise de faire-part, elle aura droit à quelques entrefilets dans les journaux. On fait peu de cas des prostituées. Moins encore des Africaines. Sans papiers, souvent. Sans voix, toujours. Dans ce pays de Blancs, tu peux écarter les jambes, mais mieux vaut fermer la gueule. Toutes le savent et s’abstiennent de parler à la police, aux journalistes.

Et pourtant, quelques jours plus tard, elles sortent de chez elles. Masquées de rouge et de noir, elles manifestent. Le trottoir, juste ce 14 juin, elles ne le font pas, elles y défilent. On parle d’elles dans la presse. Il est temps : cela fait trente ans que des réseaux acheminent des filles par centaines. Chaque soir, dans le quartier Nord, la traite humaine se donne à voir sous les néons rouges.

Toutes les carrées de prostitution ou presque sont occupées par des Nigérianes. Les places sont chères : les occupantes officielles les cèdent moyennant un partage fifty-fifty des revenus, connu sous le nom de « Yemeshe ». À 20 euros la passe, tu en laisses 10 à la régulière. C’est comme ça, à Bruxelles.

Ailleurs en Europe, sur les routes secondaires en Italie, dans les bordels allemands ou dans les petites annonces sur Internet en France, les Nigérianes attendent le client. Cette prostitution est née dans les années 1990, en marge de l’implantation d’une importante communauté nigériane en Italie. Elle s’est structurée comme une voie importante de migration irrégulière, avec l’appui de réseaux criminels de mieux en mieux organisés, pour culminer en 2016, année où l’Organisation internationale des migrations (OIM) a enregistré plus de 11 000 arrivées de Nigérianes, dont 80 % environ enrôlées dans des réseaux de traite. Les chiffres ont chuté ces deux dernières années, mais le nombre de filles concernées reste impressionnant.

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Campagne de prévention contre le trafic d’êtres humains.
Benson Ibeabuchi. CC BY-NC-ND

SYMPHOROSA,
début 2015

Symphorosa avait 14 ans quand une connaissance de sa grand-mère lui propose d’aller suivre ses études en Europe. « Ma mère m’a dit que ce n’étaient que des mensonges et que je n’irais absolument pas là pour aller à l’école, mais plutôt pour faire un autre genre de travail. J’ai rétorqué que moi, [j’y] croyais. Je lui ai également dit que j’étais jeune et qu’en allant à l’école en Europe, je serais en mesure de sortir ma famille de la pauvreté. »

L’État d’Edo (sud-ouest du Nigeria), d’où est issue Symphorosa, ainsi que 85 % des Nigérianes victimes d’exploitation sexuelle en Europe, survit grâce à l’argent renvoyé par ses enfants. Dans cette région où l’industrie s’est effondrée, nombreuses sont les familles qui poussent un fils, une fille à tenter leur chance au Nord. Peu importent les risques. Les garçons s’échinent dans les cultures de légumes en Italie ou revendent de la drogue. Certains se débrouillent dans le petit commerce. Les filles se prostituent. Tout le monde s’en doute, beaucoup le savent, mais personne n’en parle. Les maisons à étages qui se bâtissent dans la capitale, Benin City, témoignent des devises accumulées par les familles – et surtout par les réseaux. Elles côtoient les nombreux bureaux Western Union, d’où l’on reçoit le cash européen, et les Églises évangélistes plus nombreuses encore.

Les réseaux de traite ont rapidement compris le profit qu’ils pouvaient tirer des croyances, en particulier le juju, une pratique vaudoue traditionnelle ouest-africaine. Les rituels ont été détournés pour plonger les filles dans une soumission totale à leur « mama », la maquerelle à la tête du réseau. Dans une pénombre enfumée, peuplée de masques impressionnants, face au prêtre, les jeunes recrues contractent une dette de plusieurs dizaines de milliers d’euros, qu’elles doivent s’engager à rembourser intégralement. Elles doivent aussi promettre de ne jamais parler à la police. « Après avoir juré tout cela, nous avons dû manger un foie de poulet cru, ainsi qu’une noix de kola. Le prêtre vaudou nous a ensuite obligées à boire de l’alcool. Pendant le rituel, nous étions dénudées. […] Le lendemain matin, nous avons entamé notre voyage. » Les formes de ce rituel varient ; les promesses de soumission restent identiques. Les briser revient à risquer la mort ou la maladie.

En mars 2018, l’oba du Bénin, le « pape » du juju, a libéré les femmes de leur prison mentale. À la suite de pressions politiques nationales et internationales, il a convoqué tous ses prêtres pour une cérémonie exceptionnelle. Pour l’occasion, ce leader spirituel, qui est assimilé à un demi-dieu, avait sorti de son palais des statues qui n’avaient pas été exposées depuis 800 ans. Il a proclamé, urbi et orbi et sur YouTube, l’annulation des serments prêtés par les filles. Il a aussi interdit formellement aux prêtres d’en faire jurer de nouveaux.

La déclaration a provoqué une certaine euphorie chez certaines prostituées nigérianes, mais il est peu probable qu’elle permette d’enrayer l’exploitation sexuelle. Aucune réduction visible de la prostitution nigériane n’a en tout cas été observée en Europe. Les montants que brassent les réseaux de traite laissent subsister peu de doutes sur leur volonté de recourir à d’autres formes de contrainte, notamment la violence et la pression sur les familles.

ELIZABETH,
15 février 2017

« Vous pouvez faire ce que vous voulez. Peu importe si elle meurt, elle ne doit plus tenir debout. […] Allez-y. On a déjà fait pire. » Elizabeth, aussi connue sous le nom de Mama Leather, ne sait pas que ses cinq téléphones sont sur écoute quand elle prononce cet appel au meurtre. Les quatre mois d’enregistrements ne laissent aucun doute sur ses manœuvres particulièrement violentes pour acheminer à Bruxelles de nouvelles filles à mettre en vitrine. Avec ses complices au Nigeria, elle choisit ses victimes en fonction de la teinte de leur peau ou de leur docilité. Elle organise à distance les visites au temple juju, et gère les paiements vers les intermédiaires, notamment les passeurs en Libye.

Elizabeth est une personnalité bien connue du quartier Nord. Elle-même s’y est longtemps prostituée, d’abord dans le cadre d’un réseau, puis comme indépendante. Au tournant des années 2010, elle a commencé elle-même à placer des filles en vitrine.

Ce jour-là, elle ordonne une vengeance sans pitié contre la famille de Rihanna. Trois mois plus tôt, la jeune fille de 14 ans, s’était présentée spontanément à la police de Bruxelles – un cas rare. Elle venait d’arriver en Belgique par la route libyenne, après avoir été trompée sur toute la ligne par Mama Leather. Le soir de son arrivée à Bruxelles, encore vierge, elle avait été battue et forcée de se prostituer. Elle avait reçu, cette nuit-là, beaucoup de clients, et récolté 700 euros. Elle avait ensuite réussi à appeler sa mère, qui lui avait conseillé de fuir.

Le jour de l’appel téléphonique, la mère se trouve dans un commissariat de police de Benin City, apparemment retenue par des policiers corrompus. « Maintenant qu’elle est en cellule, il faut qu’elle prenne une bonne correction […]. Elle a voulu me faire du mal, elle va voir à qui elle a affaire », grince Mama Leather. On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé ce jour-là. Le frère de Rihanna semble être décédé dans des circonstances troubles. La jeune fille, elle, a été prise en charge en Belgique et a accepté de témoigner contre sa maquerelle.

Mama Leather a été condamnée à 14 ans de prison par le tribunal correctionnel de Bruxelles, un record pour les réseaux de traite nigérians en Belgique. Ailleurs en Europe, les condamnations sont encore beaucoup plus lourdes. En Espagne, des peines de plus de 40 ans viennent d’être prononcées. Elles ne semblent toutefois pas freiner un business lucratif. « Chaque fois que l’on démantèle une filière, de nouvelles filles apparaissent en vitrines », soupire un policier spécialisé dans la traite. Une quinzaine de mamas sont actuellement en activité à Bruxelles, et plusieurs sous le coup d’une enquête judiciaire. Toutes sont elles-mêmes d’anciennes prostituées, voire victimes de traite.

Depuis vingt ans, la police belge a développé une expertise. Elle assure notamment la vice-présidence d’un réseau européen (ETUTU), qui permet d’échanger les informations sur des cellules criminelles très mobiles. La police britannique est une source d’information précieuse : la National Crime Agency (NCA) a investi 10 millions d’euros dans la coopération judiciaire avec le Nigeria, sur place. Une cinquantaine de personnes ont été débauchées de l’agence locale nigériane de lutte contre la traite des êtres humains (NAPTIP), ainsi que plusieurs procureurs, afin de lutter localement contre la criminalité tournée vers l’Europe. Les candidats, nombreux, ont été soumis au détecteur de mensonges pour prévenir la corruption, relate une source policière belge. La moitié n’ont pas réussi le test.

La coopération internationale permet d’envisager de nouvelles perspectives dans la lutte contre la traite. En transférant les dossiers par voie diplomatique vers le Nigeria, il sera bientôt peut-être possible de saisir les biens issus d’activités criminelles et de procéder sur place à des arrestations. « Ce sera un premier test pour s’attaquer à l’impunité des réseaux nigérians », confie un policier.

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Manifestation silencieuse en mémoire d’Eunice, le 14 juin 2018.
Christophe Licoppe / Photo News. Tous droits réservés

KENDRA, 2016

« Un visage poupon, de magnifiques pamplemousses (bonnet C), de belles jambes, une bouche pulpeuse et un sourire enjoué. » Un client, sur le site spécialisé Youppie.net, semble avoir apprécié sa visite chez Kendra. « Mais le vrai bonheur, c’est sa chatte ! […] Aussi serrée qu’un slot pour carte SIM, j’ai littéralement fondu dans sa fente. La pénétration fut laborieuse, ses grimaces indiquant la souffrance… mais aussi la détermination à bien faire son boulot pour mériter son salaire, si dérisoire soit-il. » Points négatifs : « Le manque relatif d’hygiène dans la piaule, […] le lit est suspect, difficile de savoir qui (et en quelle quantité) est passé par là. Ajoutez à ça le sentiment d’avoir à faire à une fille qui doit rembourser un voyage et qui brade ses tarifs pour faire du chiffre. »

En Belgique, la demande de sexe tarifé est importante, y compris pour les victimes d’exploitation. Dans le quartier Nord, elle rencontre l’offre abondante acheminée par les réseaux nigérians. Les filles sont nombreuses, le prix de la passe est en baisse, et les pratiques moins acceptées (sodomie ou sans préservatif) se négocient au rabais. Certaines Nigérianes sont traumatisées par les demandes des clients.

Celles qui sont recueillies par les services sociaux ont besoin de « reprendre leur souffle, de respirer, de récupérer physiquement », explique une assistante sociale de PAG-ASA, le centre bruxellois d’aide aux victimes de la traite des êtres humains.

Comme ses équivalentes Surya en Wallonie et Payoke en Flandre, l’association gère un abri, à l’adresse tenue secrète, qui permet aux victimes de se reconstruire et d’envisager, peut-être, un avenir en Belgique. Pour les Nigérianes, tout est à apprendre. Elles ne connaissent aucune des langues nationales, ne savent rien du système de santé, de logement en Belgique.

En attendant leur avenir, elles regardent sur leur téléphone les films de Nollywood, l’industrie cinématographique nigériane, elles parlent des acteurs connus. Elles s’offrent le luxe d’être des jeunes filles presque comme les autres. Kendra a-t-elle pu bénéficier de cette aide ?

Joyce, elle, a quitté le centre il y a quelques mois maintenant. Elle a trouvé un petit logement, avec l’aide du CPAS, et suit des cours intensifs de néerlandais, chaque jour de la semaine. Elle devra s’exprimer suffisamment bien pour rejoindre une formation qualifiante. Elle voudrait travailler en maison de repos, s’occuper de personnes âgées. Sa mère est décédée alors qu’elle avait rejoint la Belgique. Surtout, elle rêve de faire venir ses deux enfants, gardés par sa sœur. Entre-temps, la pression est grande pour qu’elle envoie de l’argent. Elle se sent redevable. Elle se sent seule.

Elle coopère avec la police pour permettre l’arrestation des chefs de réseaux qui l’ont exploitée. C’est la condition pour obtenir un titre de séjour. Dans un mois, l’Office des étrangers doit statuer sur son cas. « Elle se rend compte qu’elle est au tout début », dit l’assistante sociale de PAG-ASA, qu’elle rencontre toutes les six semaines.

EUNICE, 19 juin 2018

Le père Johnny s’attendait à n’accueillir qu’une vingtaine de personnes. Mais l’église Notre-Dame de Bon Secours est pleine à craquer en ce mardi de juin, et remplie de fleurs. Toutes les prostituées nigérianes sont venues rendre un dernier hommage à Eunice. Leurs chants s’élèvent dans le petit édifice baroque du centre de Bruxelles. « C’est vous, les préférées du Seigneur », dit le père Johnny. Il a des mots tendres pour « les affamées, les persécutées, celles qu’on bafoue ». Les sœurs d’exil d’Eunice.

Sa mère, contactée par l’ambassade, n’avait pas les moyens de rapatrier le corps. Alors, une association de travailleuses du sexe, UTSOPI, a constitué une cagnotte pour l’enterrement. Eunice a été inhumée à Evere. Loin de chez elle, et sans que personne de sa famille ait pu faire le déplacement.

Peu avant sa mort, elle avait reçu la visite de policiers, qui voulaient l’amener à dénoncer ses trafiquants. « Elle était très fermée, mais on aurait pu la convaincre de coopérer », selon l’un d’entre eux. Le dossier contre le réseau était pratiquement bouclé, et une perquisition en préparation. Eunice était tout près de pouvoir saisir la chance d’une vie meilleure. On ne lui en a pas laissé l’occasion.

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  1. UPDATE 08/09/2021 : le procès du meurtrier présumé d’Eunice aurait dû se dérouler le 7 septembre 2021. Mais par manque de jurés masculins, l’audience a été reportée à une date encore indeterminée. Triste constat pour la justice belge. Siéger comme juré lors d’un procès d’assises est un devoir citoyen. Or les absences sont fréquentes. Retarder encore ce procès-ci pour un crime visant une travailleuse du sexe, commis il y a déjà plus de trois ans, a pour conséquence un renforcement du sentiment d’impunité des auteurs. Par ailleurs avec ce report, l’accusé, qui est en détention dans un centre communautaire fermé pour mineurs dessaisis, pourrait introduire une demande de libération.

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