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Les nouvelles cordes du diable

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Ludwick Hernandez. CC BY-NC-ND.

Dans les friches et sur les parkings d’autoroutes, les dispositifs anti-migrants et gens du voyage balafrent le paysage. Et trahissent nos peurs et notre incapacité à répondre autrement aux défis de notre société.

Lorsque, au mois d’avril dernier, l’Agence flamande des routes et du trafic (AWV) a procédé à l’abattage d’arbres le long de l’autoroute E313, à Ranst, certains internautes se sont émus que cette opération ait eu lieu en pleine saison de nidification des oiseaux.

Ensuite est arrivée la justification de cet élagage : il s’agissait de répondre, selon l’administra­-tion flamande, à une demande de la police et du gouverneur de la province d’Anvers « pour que les transmigrants ne puissent pas se cacher ».

« Transmigrants  », tel est le terme désormais utilisé par les autorités pour désigner « les migrants qui transitent par la Belgique sans l’intention d’y demeurer ». La majorité d’entre eux rêvent d’atteindre la Grande- Bretagne, où le taux de chômage plafonne à 5 %, la langue anglaise facilite souvent les échanges, et l’inexistence de carte d’identité permet d’échapper plus facilement aux contrôles…

Mais depuis l’afflux exceptionnel de migrants arrivant par la Méditerranée vers l’Union européen­ne en 2015 (un million, selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations) et 2016 (363 000), les mesures prises pour les empêcher de traverser la Manche n’ont cessé de se renforcer.

585 km de murs en Europe

Pourtant, sur l’année 2017, le nombre d’immigrants clandestins découverts en Grande-Bretagne cachés dans des camions, des voitures et des trains a presque triplé. En Belgique, en janvier 2018, le ministre de l’Intérieur Jan Jambon justifiait un plan d’action comprenant une surveillance accrue des parkings d’autoroute, où les migrants tentent souvent de se cacher dans des camions. Il fallait, selon Jambon, « lutter contre le trafic » dont les illégaux font l’objet.

En Wallonie le ministre de la Mobilité Carlo Di Antonio (cdH) a invoqué les mêmes raisons pour « renforcer l’éclairage, élaguer les arbres et éclaircir les arbus­tes » au niveau du parking autoroutier de Bierges.

Les aménagements anti-migratoires ne touchent pas que les migrants. Alors que les gens du voyage déplorent toujours le manque de terrains officiels en Wallonie (la région n’en compte que onze), le parc d’activités qui longe l’autoroute A54 à Jumet (Charleroi) s’est doté d’un portique destiné à empêcher les caravanes d’y accéder.

À Perwez, où le bourgmestre faisant fonction Carl Cambron (cdH) veut mettre un nouveau terrain à la disposition des gens du voyage, des riverains brandissent le Code de dévelop­pement territorial (CoDT) pour contester cette décision, arguant qu’il s’agit d’une zone agricole comportant « un périmètre de protection d’intérêt paysager ».

Aujourd’hui, des murs se construisent comme jamais dans et autour de l’Europe. En 2015, la construction à Wattrelos (France) d’un mur à 30 mètres de la frontière belge, destiné à préserver les habitants de Mouscron de la proximité d’une aire pour gens du voyage, a fait couler beaucoup d’encre. Ce qui n’a pas empêché son érection.

La joie provoquée par la chute du mur de Berlin en 1989 est bien loin : depuis une trentaine d’années, et en particulier depuis 2015, l’Europe « réunie » s’est dotée de plus de 585 kilomètres de murs et barrières pour se protéger de « l’ennemi » qui viendrait désormais de l’extérieur.

Grillages sur 30 km près du port de Calais et sur les 40 kilomètres du tunnel sous la Manche, « barrière » de 12 kilomètres à la frontière gréco-turque, double clôture de barbelés autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au Maroc…

Illusion de sécurité

Inventé en 1874 par un agriculteur américain, le fil barbelé fut surnommé « la corde du diable » par les Indiens, car il allait leur bloquer l’accès à des terres de chasse. Devenu un outil politique majeur de l’enfermement à grande échelle, il connaît aujourd’hui une nouvelle prospérité. «  La philosophie du fil barbelé », écrit Olivier Razac, consiste soit à « prévenir les tentatives de franchissement tout en produisant une différence hiérarchique entre deux espaces et deux popu­lations », soit à « rassurer » une population, « sans reposer sur une véritable utilité opérationnelle ».

Une illusion de sécurité que dénonce, parmi d’autres, la géographe Élisabeth Vallet : « Si les murs peuvent feindre de faire rempart aux processus liés à la globalisation, ils sont en réalité les lieux d’expression de ces mêmes processus. »

Passer au-delà de ce miroir de nos peurs que constituent les paysages permet d’y observer d’autres métamorphoses, vraies pistes de réflexion sur une possible résolution de ces « crises ». Selon les chercheuses Vasso Trova et Antonia Noussia, les nombreux immigrants arrivés en Grèce depuis le début des années 1990 ont permis d’entretenir le patrimoine local en repeuplant des paysages abandonnés à la suite d’une forte émigration dans les années 1950 et 60. Le sociologue Alain Tarrius pose le même constat au Kosovo, où les transmigrations de Balout­ches ont transformé les paysages en faisant réapparaître des élevages de chevaux et d’ovins : « Ces paysages modifiés à l’initiative des migrants de passage sont bénéfiques pour tous ! »

En 2016, les étudiants et enseignants de l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille ont arpenté la « jungle » de Calais. Selon eux, les migrants y auraient rétabli « la fluidité des espaces, là où un siècle de privatisation forcenée du territoire l’a réduite à peau de chagrin »  : là où autrefois, « il y avait […] des cantonniers et des gardes-chasses chargés de garantir l’accessibilité libre et gratuite pour tous du territoire […] », ce sont désormais les migrants qui jouent ce rôle entre-temps disparu. Et si ceux-ci devenaient nos meilleurs « briseurs de frontières intérieures » ?

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