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Le cabinet des gogoles

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David Evrard. Tous droits réservés.

Depuis quelques années, la Belgique couve sans le savoir un ministère « underground », celui des Arts populaires. Ses fonctionnaires, initiateurs d’un mouvement maboul propagateur de foutoir bienveillant, répondent à des dogmes stricts.

Ce dimanche après-midi, Nicolas Marcon, Sébastien Delahaye et Bertrand Mathieu, les gaillards autoproclamés à la tête du « ministère des Arts populaires », jubilent : ils viennent de fixer une caméra sur une voiture téléguidée. Idéal pour les documentaires tout-terrain qu’ils réalisent – un long-métrage d’une heure vingt sorti cet été et des épisodes de 26 minutes en cours de production. Il s’agit de filmer leur pratique d’artistes, aussi bien dans la rue qu’à une expo, avec un objectif de « foutre le bordel en une minute et en tirer des scènes intéressantes ».

Mais leur vrai sujet reste les gens qu’ils croisent : dès que ceux-ci viennent vers eux, ils les intègrent à l’image. « Au départ, je devais être l’un des protagonistes principaux d’UnderGronde de Francis Vadillo, un film sur le fanzine transgressif, se souvient Nicolas, dessinateur. Mais je n’aimais pas sa façon de travailler : il laissait mon compère photographe Sébastien dans l’ombre, comme s’il était mon faire-valoir. Ça a néanmoins créé un appel d’air au documentaire et on a commencé à prendre ce réflexe partout où on allait en duo. »

Chacun sa caméra, ou plutôt son smartphone, car le matériel professionnel pourrait rendre méfiant les personnes cadrées. La bande ne passe pas inaperçue et capte ses interactions avec les curieux. « On adore créer nos propres outils, alors ça intrigue les passants, explique Sébastien, désignant l’appareil photo de six kilos qu’il a fabriqué lui-même. J’ai assemblé des pièces détachées de scanner dans une boîte revêtue d’une optique ; j’ai eu l’idée en lisant la thèse d’un Japonais. Ça donne des images complètement difformes, mais c’est ça qui me plaît : instaurer une nouvelle manière de prendre des clichés, triturer le réel comme de la pâte à modeler. »

Pas question pour autant de caricaturer. « On veut dialoguer, rencontrer un public atypique. Peu importe s’il est d’extrême droite ou de gauche, il faut le montrer sous son meilleur jour : personne n’est mis à l’écart, pas de cynisme. » Voilà le « dogme » du ministère. Sans aller jusqu’à rédiger un manifeste, le binôme revendique des valeurs bon enfant qui ont appâté Bertrand, un… chef cuisinier, devenu mandataire de la gastronomie. Il raconte : « Mon intronisation, c’était cet été, au festival Esperanzah. On s’est posés pas loin des concerts et on a distribué des moules au vin blanc gratuitement aux campeurs, dont Nico et Seb tiraient le portrait ensuite. »

Ce dispositif a bousculé leurs habitudes de chasseurs d’images itinérants : pas facile de bouger avec un bec de gaz. Le recrutement de Bertrand semblait évident. « On cherche des passionnés de leur art capables de le partager dans des conditions extrêmes. Tu ne peux pas devenir ministre en restant dans ta zone de confort », martèlent-ils, fiers de l’écusson qui symbolise le mouvement. Le cuistot, qui officie dans un restaurant bruxellois huppé, accompagne la troupe et exprime son art avec plus de liberté qu’au boulot : « À notre dernier vernissage à Liège, ils exposaient leurs œuvres et moi, je faisais à bouffer. Plutôt que les chips habituels, je servais aux visiteurs un risotto de palourdes dans une serviette, histoire de les emmerder un peu. »

Une biennale pour Emmaüs

Chez Nicolas, pendu au mur, un fragment de tôle taguée annonce leur nouvelle activité. « C’est un morceau ramené du festival Warneton Speedway, où des pilotes viennent avec des caravanes pour les démolir en fonçant dedans sur la piste à coups de bolides. On va inviter plein d’artistes contemporains à les décorer avant ce massacre, à l’insu des organisateurs officiels. » Les débris seront récupérés et vendus aux enchères, 50-50 avec les chauffards. Avec cet événement, le ministère lance un rôle de rassembleur friand de fédérer des gens de sphères différentes, « comme à notre future biennale avec Emmaüs, où des ex-prisonniers côtoieront des bobos dans un magma de création, renchérit Nicolas. Mais ne les assimilez pas à l’abbé Pierre : “On reste des punks qui se comportent comme des gogoles !” »

Pourquoi se prétendre « ministre », alors ? « On voulait passer un peu pour des connards au premier abord pour nous forcer à affronter le réel, à camper un personnage efficace. » Sébastien complète : « Les vrais, on ne sait pas ce qu’ils font, à part des coupes budgétaires par-ci, par-là. Avec ce titre débile, on donne un côté officiel à la richesse qui nous entoure. » Ils la filment avec nonchalance, parfois avec un cadre de travers ou un plan-séquence de cinq minutes. Encore plus anticonformiste : ils omettent de valoriser ces résultats. Leur premier docu a été montré une fois lors d’un festival en juillet « et puis on s’est dit “Cool, maintenant on fait un deuxième !” On ne l’a même pas diffusé publiquement sur YouTube, s’esclaffe Nicolas, on est vraiment des baltringues de ouf ».

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