Dyle : La rivière est un chancre

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En six ans, l’association Aer Aqua Terra et ses bénévoles auront retiré 300 tonnes de déchets de la Dyle.

Profession : nettoyeurs de rivière. Voici comment un duo ultra-déterminé lutte à mains nues contre la bêtise humaine. Qui va l’emporter ? On parie ?

La première fois que nous avons rencontré Ann-Laure Furnelle, elle avait le nombril dans la Dyle et pêchait des déchets près d’un petit barrage rempli de saloperies en plastique et de ballons. Elle a crié d’une voix rauque :

- Ah, c’est vous, le journaliste qui enquête sur le béton et l’eau dans la région. C’est bien… Y’a beaucoup à raconter. Mais moi, j’vous ai jamais vu dans la rivière, hein. Faut venir à une de nos activités. Suffit de s’inscrire sur notre site. Vous comprendrez mieux.

En septembre 2023, Ann-Laure, son compagnon Marc Verheyden, deux autres salariés et une poignée de bénévoles de l’asbl Aer Aqua Terra, fondée il y a six ans, ont chaussé leurs wadders – de longues bottes de pêcheurs – à Genappe où la Dyle sort de terre. Là, si près de la source, ils ont sorti de l’eau une tonne de lingettes en une dizaine de jours. Résultat : elle a lancé un nouveau coup de gueule, qui résonne dans la vallée. Tout le monde connaît cette forte personnalité, ce caractère bien trempé dans ce sous-bassin versant de l’Escaut où l’état de la rivière et de ses affluents reste globalement lamentable.

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Ann-Laure Furnelle dans ses nouveaux locaux de Wavre.

«  En termes de déchets, dit-elle, je n’ai pas encore trouvé de chancre aussi grave que le Brabant wallon. Le lit de la rivière est un matelas tapissé de déchets. Ils ne se dégradent pratiquement pas avec le temps, parce qu’ils sont à l’abri de trois choses : l’oxygène, les UV et les variations de température. Donc, on y retrouve des éléments très vieux, datant parfois de la 2ème guerre mondiale, en très bon état. Le problème avec la présence de ces déchets dans le lit de la rivière, c’est qu’il n’y a plus d’érosion naturelle.  »

Mais alors, pourquoi s’esquinter ?

«  En dégageant ces déchets, on libère énormément de place dans le lit. Grâce à nous, la rivière redescend. Après des épisodes de crues, des gens m’ont dit que c’était nous qui avions limité la casse, parce qu’avec 10 centimètres de plus, ça aurait été bien pire pour eux. Ça fait du bien d’entendre que notre travail est compris. La sensibilisation, c’est important. Les déchets sont dans le fond, invisibles.  »

À Wavre, par exemple, où Aer Aqua Terra est active dans l’eau jusqu’au 16 novembre, certains disent que l’asbl est la bonne conscience des dirigeants politiques. «  Des bénévoles font leur boulot  », lâche l’écologiste Christophe Lejeune, chef de l’opposition. Nous sommes avec lui aux abords de l’incroyable décharge de Basse-Wavre, où 800 000 mètres cubes de déchets ménagers ont été accumulés à ciel ouvert de 1937 à 1991, juste à côté de la Dyle. À l’époque, on a fait n’importe quoi. Ça puait jusque dans le centre-ville. La rivière étant considérée comme un cloaque, on l’a couverte.

C’est toujours le cas. La montagne de déchets, elle, a été recouverte de terre et les bourgmestres successifs retardent la dépollution depuis des décennies. «  J’ai vu la décharge couler dans la Dyle  », commente Ann-Laure Furnelle. Le sujet est délicat. On passe à autre chose.

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La Dyle noire

Tout au long de la Dyle, les promeneurs peuvent observer de gros tuyaux de quarante centimètres de diamètre. Ces collecteurs d’eaux usées, à Court-Saint-Étienne, Ottignies ou Wavre, on ne sait pas toujours ce qu’ils charrient. En 2018-2019, la Commission européenne a lancé une consultation publique sur la gestion durable de l’eau. Jean-Luc Fourré, un habitant de Limal (Wavre) qui tient des blogs ultra-documentés sur le sujet, a répondu à cet appel rare. Il a pointé des lieux précis où les égouts se confondent avec les ruisseaux. Il attend toujours une réponse. C’est un exemple parmi d’autres. Récemment, Ann-Laure Furnelle a constaté que la Dyle était devenue noire à un endroit où elle veillait sur la rivière. Elle a pris des photos, les a envoyées à des personnes de confiance qui travaillent pour le Contrat de rivière Dyle-Gette - «  ils accomplissent un boulot formidable  » - et au moins, c’est déjà ça, les auteurs de la pollution sont recherchés. Recherchés. Rarement trouvés, sauf ici, dans le cas de la Dyle noire.

«  Ces rejets dans les rivières, ils relèvent de l’autorité communale, indique Ann-Laure Furnelle. Chez Aer Aqua Terra, nous observons et transmettons l’info. Le Contrat de rivière fait l’inventaire de tous les rejets, le transmet aux communes. On appelle ça les points noirs. Les communes doivent ensuite envoyer des courriers aux propriétaires qui posent problème, pour qu’ils se raccordent au réseau d’égouttage, par exemple. Mais elles ne le font pas. Elles ne veulent pas chasser leurs électeurs, sans doute.  »

Un amour profond

Ann-Laure a 51 ans. Elle a deux enfants, d’un précédent couple. Avant de travailler full time dans le nettoyage des rivières et ruisseaux, elle a été secrétaire commerciale, comédienne, mère au foyer, chômeuse. Elle ne se verrait plus faire autre chose, même si c’est «  très physique  » et qu’elle «  le sent dans son corps  ». Elle voue un amour profond à la rivière, son troisième enfant, au point de parfois parler en son nom, ce qui est déroutant.

Pendant une demi-douzaine d’années, cette passion était bénévole. Elle est devenue son « refuge », son métier. Le périmètre d’action d’Aer Aqua Terra, c’est la Dyle, les Grande et Petite Gette, et leurs affluents. Spécialité, on l’aura compris, les déchets en tout genre. Sur le dépliant distribué aux bonnes âmes, il est noté :

« Aer Aqua Terra a été créée pour le nettoyage de tous sites pollués par les déchets, y compris les rivières, et ce à des fins écologiques, sociales, et économiques ».

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Une organisation remarquable. Aer Aqua Terra change de spot toutes les trois semaines.

En six ans d’activité, l’asbl aura retiré des eaux près de 300 tonnes de déchets. Elle reçoit pour ça des subsides publics. Notamment 10 000 euros annuels donnés par Court-St-Etienne et Ottignies, et 6 000 euros (qui devraient s’ajuster au même montant que les deux communes voisines) payés par Wavre.

Le 25 août dernier, les autorités wavriennes ont fait venir Ann-Laure, Marc et leurs deux trois salariés sur son territoire. À un peu plus d’un an des élections, l’emménagement dans de nouveaux locaux a été immortalisé par la presse locale. C’était un jour… d’inondation.

Le problème, c’est nous

«  Je parle rivière, je suis sa voix. Elle doit être défendue contre les gens, la société, clame Ann-Laure Furnelle. Les humains sont le problème, pas la solution. Ils prennent trop de place. Ils ont construit directement dans le lit majeur des rivières, puis s’étonnent d’être inondés.  » Pour elle, l’homme est «  opportuniste et égoïste  ». «  Il ne pense qu’à lui et à son petit morceau de terrain. Il voit la rivière comme un problème. Il dit : ‘Elle va m’inonder, elle va me prendre du terrain si la berge s’effondre’. Alors, il maltraite sa berge, y met n’importe quoi, place des palissades, pleure lorsqu’elle s’affaisse, va râler chez le gestionnaire public, demande à tort de tout curer. Les berges sont ensuite refaites à grands frais et sans respect pour la rivière. Du béton est coulé de façon verticale, alors qu’il faudrait procéder en pente douce pour laisser plus de place à l’eau. En fait, la peur est très mauvaise conseillère. Dans cette relation d’amour-haine avec la rivière, on lui refuse sa place. Elle passe dans un intestin, entre des murs qui sont vieux. »

On creuse, on creuse, puis…

Le 12 octobre, nous nous rendons à Namur pour un colloque sur l’eau et l’agriculture coorganisé par Canopea (le nouveau nom d’Inter-Environnement Wallonie) et l’UNAB (l’Union nationale des agrobiologistes belges). Pour rejoindre la gare de Gembloux, nous passons au rond-point dit « de la Voile », à Corroy-Le-Grand. Près de la sortie 9 de l’E411. Des pelleteuses viennent d’y arracher des arbres pour favoriser la mise en place d’un énorme chantier routier. Il s’agit de sortir des armoires un projet imaginé au 20ème siècle : améliorer la navette des voitures entre l’autoroute E411 et une nationale en direction de Nivelles, puis Bruxelles.

Est-ce vraiment nécessaire alors qu’il manque d’argent pour achever le RER, ce réseau express régional censé favoriser les trajets en train entre la capitale et sa périphérie, dont le retard dépasse les dix ans ? Juste à côté du chantier, il y a une sablière, celle de Mont-Saint-Guibert, et des camions qui remontent sans cesse de la matière première pour faire du béton, construire des routes, faire pousser des zonings. Nous nous remémorons ce que nous a dit un couple d’agriculteurs à ce propos, il y a un an. Ça plairait à Ann-Laure. Il y était question d’une fable sur la folie des hommes. «  On creuse, on creuse toujours plus profond, mais est-on certain de ne pas souiller la nappe phréatique ?  »

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La sablière de Mont-Saint-Guibert. Une matière première très prisée.

Chut, pesticides !

Au colloque de Namur, les conclusions sont préoccupantes sur deux points au moins :

  • La vallée de la Dyle figure parmi les bassins de vie de Wallonie où l’état chimique des masses d’eaux souterraines est « le plus mauvais ». C’est la Région wallonne qui le dit elle-même, dans son dernier bilan environnemental. En deux mots, les sables du Bruxellien y filtrent mal les pollutions.
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Entre 2014 et 2019, la Région wallonne a testé l’état chimique de ses 34 masses d’eau souterraine. Près de la Dyle, le bilan est mauvais et la tendance est à la détérioration.

  • C’est une zone à mieux surveiller en ce qui concerne les résidus de pesticides, utilisés massivement dans l’agriculture intensive. Ils se retrouvent eux aussi dans les nappes aquifères. En Région wallonne, plusieurs ne sont toujours pas mesurés par les distributeurs d’eau courante, malgré plusieurs alertes.

Exemple : à trois mois d’écart, la RTBF puis le média en ligne Nationale 4 ont testé des échantillons d’eau auprès d’un laboratoire agréé. Le résultat ? À Limal, un village bucolique situé à cinq minutes du centre de Wavre, l’eau de distribution comportait en avril puis en juin de cette année 1,9 et 1,5 microgramme/litre (µg/L) de chloridazone desphenyl. Il s’agit du métabolite (résidu) d’un herbicide utilisé surtout dans la culture de la betterave. En France, si le seuil de 0,1 µg/L est dépassé, on demande aux distributeurs d’eau de prendre des mesures. Chez nous, la Région wallonne considère que ces métabolites de chloridazone ne sont pas pertinents, faute d’étude sur le sujet. Ils ne sont donc pas recherchés.

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Sur les hauteurs de Limal, l’eau de distribution est captée près de terres à agriculture intensive.

Suite à ces informations, il n’y a eu aucune réaction significative de la ville de Wavre, de l’intercommunale inBW chargée de la distribution d’eau dans cette commune ou du gouvernement wallon. Comme l’indique le lanceur d’alerte limalois Jean-Luc Fourré dans ses courriers à répétition envoyés à tous les niveaux de pouvoir, c’est la politique de l’autruche qui prévaut.

Les autruches wallonnes

La tête dans l’eau. Mais surtout pas dans la Dyle. «  Il ne faut pas s’y baigner, même là où c’est propre. Il y a Walibi pour ça, ironise Ann-Laure Furnelle. On y trouve des substances, comme l’urine de rat, qui produisent des bactéries dangereuses pour la santé humaine. Il y a aussi beaucoup d’espèces invasives, notamment la renouée. De biodiversité, il n’y a plus grand-chose.  » Aucune source d’espoir ? «  Si, si, dit-elle. Dans la population, la sensibilité aux enjeux environnementaux n’a jamais été aussi grande. Il faut dire qu’on vient de très loin. Notre travail a une fin. Je ne la verrai pas de mon vivant, mais on avance.  »

Dans le dernier épisode de cette série, il sera question de mobilisation citoyenne. Que faut-il dans son réservoir pour défendre une forêt d’hêtres, par exemple ?

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  3. https://www.nationale4.be/valleedyle/

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