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La SNCB complice de fraude ? (1/3)

1. Danger sécurité

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Leo Gillet. CC BY-NC-ND.

EXCLUSIF. Dix ans après le drame humain de Buizingen, la SNCB est suspectée de dumping social dans la maintenance des locomotives. On y aurait recours en masse à de la main-d’œuvre illégale. Mauvaises consignes, usage de langues étrangères, travail low cost : le danger est évident.

Depuis plus de cinq ans, le groupe SNCB échappe à un scandale qui pourrait affecter sa réputation sur un volet ultra-sensible de ses activités : la sécurité sur le rail. En cascade, plusieurs de ses sous-traitants sont soupçonnés de fraude sociale et de faux en écriture dans la maintenance de locomotives. L’affaire n’a jamais été ébruitée à ce jour. L’enquête policière est menée par la Direction centrale de la lutte contre la criminalité grave et organisée (DJSOC). Vu que le principal acteur, un avocat suspecté d’être un pourvoyeur de main-d’oeuvre, est aussi… juge suppléant, l’instruction a été placée sous la responsabilité d’une magistrate de la Cour d’appel de Bruxelles. Les faits les plus anciens remontent à 2011, soit un an à peine après la catastrophe de Buizingen.

Pour rappel, deux trains roulant sur la même voie s’étaient percutés à vive allure, le 15 février 2010, à 8h28, aux portes de Bruxelles. En novembre prochain, un procès d’appel devra confirmer le verdict intervenu en 1re instance, à la fin de 2019. La SNCB et sa société sœur Infrabel, gestionnaire du réseau, avaient été jugées co-responsables de la mort de 19 passagers et des blessures graves subies par une trentaine de survivants. Un des défauts de prévoyance retenu contre la SNCB, la dernière véritable grande entreprise d’État, a été son incapacité à équiper les trains d’un système de freinage automatique assez performant. A ce stade, la justice a constaté que s’il y avait eu investissement massif « dans la sécurité », « il n’y aurait pas eu de morts ». Lors du premier procès, le conducteur ayant négligé un feu rouge a échappé à une peine de prison. La justice a notamment considéré que ses conditions de travail étaient loin d’être idéales.

Le cas de fraude sociale que Médor révèle ici concerne notamment des opérations dans des centres de maintenance où les trains de la SNCB passent régulièrement à l’entretien. La Société nationale de chemins de fer en compte douze. Des infractions auraient été constatées dans au moins quatre d’entre eux, selon des documents judiciaires lus par Médor  : à Schaerbeek (Bruxelles), Charleroi, Stockem (Arlon) et Courtrai. Dans les trois régions du pays, donc.

2,33 euros de l’heure

Jusqu’à présent, la SNCB n’est pas pénalement mise en cause. L’enquête concerne deux de ses partenaires de confiance, le groupe Siemens et son allié fidèle SPIE Belgium. Siemens a obtenu l’un des marchés controversés, relatif à de la maintenance sur des rames de train, donc, auprès de la SNCB. C’est SPIE Belgium qui a coordonné les travaux de maintenance en question. Il s’agit d’une filiale du géant français SPIE, leader européen sur la niche très spécifique du génie électrique, mécanique et climatique. En l’occurrence, cette société localisée juste à côté de son client historique, près de la gare du Midi, comptant 1 850 collaborateurs sur le sol belge et générant un chiffre d’affaires annuel de 330 millions d’euros est suspectée d’avoir laissé se développer un système de travail au noir et d’exonération des cotisations sociales patronales.

L’enquête judiciaire révèle qu’un sous-traitant de la SPIE - sur des chantiers qui ne sont pas relatifs à la SNCB - faisait travailler un de ses ouvriers hongrois à… 2,33 euros de l’heure.

Comme toujours dans la lutte anti-fraude, tout démarre d’une banale descente de l’inspection sociale. En l’occurrence, au sein d’une des nombreuses sociétés de l’homme d’affaires de nationalité belge Georg Szabo, né à Vienne, le 23 avril 1959, par ailleurs juge de paix suppléant à Molenbeek. Cet avocat/homme d’affaires aux talents multiples n’est pas nécessairement un passionné des trains. Il fournit de la main-d’œuvre dans divers secteurs d’activité, dont l’énergie. Depuis 2007, il est aussi l’un des responsables du bureau d’intérim portugais Luso Basto Serviços, faisant appel à des renforts brésiliens. Mais auprès de la SPIE, c’est surtout des travailleurs de l’Est qu’il a fournis.

Perquisition chez un juge

De manière illégale, sans les déclarer, en négligeant de remplir les procédures à suivre lorsqu’il s’agit a priori de travailleurs « détachés » (issus de l’Union européenne et évitant la taxation lourde dans le pays d’exil) ? Les coups de sonde des enquêteurs spécialisés dans le droit du travail sont tous positifs. L’enquête engagée en 2014 débouche sur une perquisition chez le patron « pourvoyeur de main-d’œuvre à bas coût », selon un document judiciaire. Le mercredi 11 octobre 2017, le bureau bruxellois et le domicile privé de Georg Szabo, à Braaschaat (nord d’Anvers), sont vidés de leurs documents compromettants. On ne fait pas ça sans indices sérieux de culpabilité : étant donné le statut de juge de l’avocat-entrepreneur, qui lui confère un privilège de juridiction, comme on dit dans le jargon, c’est un magistrat d’une cour d’appel – et non un « simple » juge d’instruction – qui se colle au dossier. Rappelons que Georg Szabo bénéficie de la présomption d’innocence.

La fraude présumée porte sur des montants éludés assez conséquents. Dans un volet d’enquête, relatif notamment à des travaux de maintenance auprès de la SNCB et confiés en théorie à SPIE/Siemens, les quelque 150 irrégularités constatées auraient généré un bonus financier de 455 608,45 euros via la société GTJ Constructis contrôlée par Szabo et consorts. Un PV fait état « d’infractions systématiques ». GTJ Constructis cherchait à se présenter comme le sous-traitant unique de SPIE et Siemens. En réalité, selon l’enquête, des ouvriers enfilaient la casaque de cinq autres microsociétés hongroises et slovaques, où les rémunérations étaient rabotées et le personnel contraint de s’activer sans protection sociale.

«  Je ne comprends pas que la SNCB ne soit pas directement chargée dans ce dossier, souffle une source judiciaire. C’est aussi dans ses ateliers de maintenance que des infractions diverses et cumulées ont été observées. C’est un peu trop facile pour le client final d’affirmer qu’il n’a rien vu et qu’il ne veut rien savoir. On voit ça aussi dans de nombreux dossiers de construction.  »

« Nous avions tiré la sonnette d’alarme »

Est-il dangereux d’accepter le dumping social dans des ateliers de maintenance où la concentration est requise et où les consignes données doivent être bien comprises ?

A la CSC-Transcom, la branche du syndicat chrétien qui défend les travailleurs du rail, on dit avoir tiré la sonnette d’alarme dès 2015 sur cette question des sous-traitants en cascade et du danger qui en découle en termes de sécurité. Sur la base de plaintes émanant de ses affiliés et relatives essentiellement à l’entretien des voies, la CSC a transmis un dossier complet au conseil d’entreprise d’Infrabel, responsable du réseau ferroviaire.

«  Le début de ces dérives date de dix ou quinze ans. De plus en plus de travaux sont réalisés par des sous-traitants de sous-traitants. Le personnel d’Infrabel est souvent cantonné à du simple contrôle. Le grand souci, c’est que de nombreux travailleurs ne maîtrisent ni le français, ni le néerlandais et sont actifs sur les voies, à proximité d’installations à haut voltage. Une personne de contact est mise à disposition d’Infrabel pour faciliter la transmission des consignes, parfois urgentes, mais elle court souvent sur trois ou quatre lieux de travail  », commente Marianne Lerouge, la voix de la CSC.

Au départ, Infrabel, société sœur de la SNCB, n’aurait pas changé d’attitude. Exemple : elle estimait que le kafka des langues utilisées sur les chantiers n’était pas son problème. «  Avec le nouveau CEO Benoit Gilson, le débat a été rouvert. Il veut bien réfléchir à une ré-internalisation de certaines activités afin d’être moins dépendant de firmes extérieures. On sent enfin une ouverture à la discussion  », ajoute la syndicaliste.

« Trop d’accidents ! »

A la CGSP-Cheminots, on critique aussi bien la SNCB qu’Infrabel. Le syndicat socialiste prend en (mauvais) exemple l’atelier TGV de Forest : «  Ce site doit être sécurisé à l’instar des aéroports. Il y a trop de sous-traitants qui y travaillent. La SNCB utilise des sous-traitants pour certaines activités telles que l’installation du WIFI dans les rames, la programmation des composants électroniques, le nettoyage des rames, la logistique, etc. Ils ont obtenu les marchés en soumissionnant à des prix dérisoires. Ils assurent leurs bénéfices en utilisant des travailleurs venant des quatre coins de l’Europe sans aucune garantie de leurs compétences.  »

Comme la CSC-Transcom, la CGSP-Cheminots pointe l’impact d’une telle attitude en termes de sécurité. «  De nombreux travaux sont sous-traités par Infrabel, dit-on chez les rouges. Nous sommes inquiets car il y a tellement d’entreprises qu’on ne sait plus qui travaille sur le rail. A titre d’exemple, la CGSP Cheminots est intervenue au comité d’entreprise pour obtenir un suivi des grues mises en place par les firmes privées sur les chantiers. Il y a eu récemment trois accidents graves impliquant des grues. Des dizaines de jours d’incapacité avec des mains et des pieds écrasés, des membres amputés en partie. Les grutiers sont employés par des sous-traitants de sous-traitants. Erreurs, mauvais grappins, charges mal immobilisées, erreurs de communication, outils endommagés sont les conséquences de cette sous-traitance à outrance.  »

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