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Comment fourguer son opioïde (1/3)
Making of d’une campagne aux pupilles dilatées
Enquête (CC BY-NC-ND) : Harold Nottet
Publié le
Quelles armes, légales ou non, déploie un big pharma pour contrer l’arrivée d’un antidouleur générique ? Le cas stupéfiant de deux offensives menées en France et Hollande par le labo belge Janssen.
Épisode 1 - En France
C’est un éclairage inédit sur les coups bas d’un puissant lobby pharmaceutique. Des révélations mises à jour par l’Autorité française de la concurrence et la Cour d’Appel de Paris. Restez bien assis. Fin 2005 expire le monopole des patchs de Durogesic, médicament à base de fentanyl. Cet antidouleur morphinique est un acteur très en vue de la crise sanitaire des opioïdes qui frappe les États-Unis. La firme belge Janssen, filiale du numéro 1 mondial Johnson & Johnson, est propriétaire du Durogesic. Va-t-elle laisser la concurrence des génériques s’installer en France sans bouger ? Pas du tout. Janssen orchestre alors une campagne agressive pour contrer l’arrivée d’un générique commercialisé par le labo allemand Ratiopharm. Et pour ensuite le couler. Making of.
Le plan de bataille
Si l’histoire, qui date de 2007, vous est seulement racontée aujourd’hui, c’est parce que la Cour d’Appel de Paris a enfin, au bout de longues procédures judiciaires, rendu une vérité juridique : Janssen Pharmaceutica a bel et bien joué les gros bras pour contrer un concurrent direct dans le monde de la douleur. Comment ?
Les documents internes mentionnés par l’Autorité française de la concurrence détaillent un véritable plan de bataille sur le territoire français. D’abord, Janssen met sur pied une « Team ANTI-Génériques » et dresse la liste des professionnels de la santé à cibler en priorité. Son « Plan produit pour 2007 » trace ensuite les stratégies à mettre en œuvre pour maximiser les ventes de Durogesic avant l’arrivée du concurrent et minimiser ensuite l’érosion de son opioïde. Trois scénarios sont envisagés.
Le plus mauvais pronostique le débarquement du générique en janvier 2008, une baisse des ventes de Durogesic et un taux de pénétration du concurrent de 40 % dès la fin de l’année. Le meilleur ne prévoit en revanche aucune érosion du chiffre d’affaires grâce à une diminution du prix en milieu hospitalier… et à un mystérieux retard du générique.
L’attaque sournoise
Comment repousser l’intrus ? Légalement, c’est impossible. En octobre 2007, l’Agence européenne des médicaments a déjà approuvé la demande de reconnaissance du générique de Ratiopharm. Les États-membres ont donc 30 jours pour délivrer l’autorisation nationale de mise sur le marché. Elle n’arrivera pourtant qu’un an plus tard. Par un tour de force pour le moins singulier, le labo belge parvient à faire pression sur l’Agence française de sécurité du médicament (ANSM) pour qu’elle rende un avis défavorable à l’octroi de ce statut.
Par l’envoi répété de courriers et l’organisation d’une réunion avec son directeur général, la firme pharmaceutique a en effet asséné à l’Agence « ses préoccupations de santé publique en cas d’octroi ». Son argument massue : le générique ne présente pas les mêmes garanties que son opioïde. Une affirmation jamais étayée par une étude clinique, relève l’Autorité de la concurrence, et de nature à créer un climat anxiogène. Tellement anxiogène que l’ANSM remet en cause la reconnaissance du générique alors qu’elle n’est pas compétente pour le faire. Un coup (bas) de maître. Et une année de monopole supplémentaire pour l’opioïde belge. Soit un chiffre d’affaires pour le seul marché français de plus de 84 millions d’euros.
Mais au final, le médicament générique arrive tout de même sur le marché. Game over pour Janssen ? Ce serait trop facile. Demain, Médor vous raconte le lancement de la phase 2 du plan d’attaques de Janssen.