Quand l’enseignement spécialisé devient une voie de garage

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Amélie Carpentier. CC BY-NC-ND.

Les élèves de l’enseignement spécialisé sont toujours plus nombreux. Et beaucoup ne portent aucun handicap. Parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils ne parlent pas le français à la maison ou parce qu’ils ont des retards d’apprentissage, ils ont été exclus de l’école ordinaire. Pour Amine, comme pour beaucoup, cette orientation a déterminé leur vie.

« Il fume joint sur joint. Il n’y a que sa consommation qui lui fait plaisir. Il est presque analphabète, à 21 ans. C’est triste en 2020. Il ne peut même pas faire des formations : il aime bien le bâtiment, mais il ne sait pas calculer. »

C’est l’histoire d’Amine, mais cela pourrait être aussi bien celle d’un autre. Et c’est sa mère qui la raconte - au téléphone, confinement oblige. Elle parle de cette première primaire redoublée, à l’issue de laquelle son fils a été envoyé dans l’enseignement spécialisé. La bifurcation originelle, celle qui l’a privé d’un avenir digne de ce nom, pense-t-elle. C’était il y a quinze ans, « mais je t’en parle comme si c’était hier ».

Latifa a le verbe franc, et le tutoiement direct. Elle est assistante en pharmacie. Mais malgré son niveau d’étude, elle a le sentiment de s’être « bien fait avoir » par l’école qui a exclu son fils. A 6 ans, Amine était un enfant turbulent, hyper-actif, en retard d’apprentissage. « L’emmerdeur de la classe », de l’aveu de sa mère. « Le bouc émissaire », aussi.

L’école qu’il fréquentait à Saint-Gilles (Bruxelles) n’a plus voulu de lui. « On nous a forcé la main pour le mettre dans le spécialisé. Ils s’étaient mis d’accord pour l’envoyer dans le type 3, pour les troubles de comportement. Ils avaient déjà fait tous les papiers. Je n’avais rien à dire, j’étais dans un engrenage. » Le centre psycho-médico-social (CPMS), raconte-t-elle, s’est rangé sans sourciller à l’avis de l’enseignante. Les PMS jouent un rôle important dans le diagnostic et l’aiguillage des enfants vers le spécialisé. Les parents ont en théorie le dernier mot, mais beaucoup l’ignorent. Latifa regrette encore aujourd’hui de n’avoir pas opposé une résistance plus forte à l’orientation de son fils.

L’enseignement dévoyé

Ce renvoi plus ou moins contraint vers l’enseignement spécialisé, nombreuses sont les familles qui y ont été confrontées. Institué dans les années 1970, le « spé » fut au départ l’une des grandes avancées du système scolaire belge, permettant de scolariser dans des conditions adéquates des enfants porteurs de handicap. Il en existe aujourd’hui huit types (déficiences motrices, visuelles ou auditives, autisme, arriération mentale, troubles du comportement, etc). Mais au fil des années, cette filière est aussi devenue une voie de relégation pour les élèves dont l’école ordinaire ne savait que faire. La tendance a fini par prendre des proportions importantes : en termes absolus, le nombre d’élèves fréquentant le spécialisé est passé de 30 777 à 37 402 élèves entre 2004 et 2017, soit une hausse de 21 %. Le taux d’élèves en enseignement spécialisé se situe aujourd’hui en Belgique entre 4 % et 5 % - contre une moyenne européenne de 1,5 %.

Ce taux moyen masque des disparités très importantes en matière de genre et d’origine sociale. Les garçons sont deux fois plus nombreux à être envoyés vers le spécialisé. Les biais sociaux sont tout aussi troublants. À 15 ans, près de 8 % des élèves qui appartiennent à l’indice socio-économique le plus faible sont orientés vers le spécialisé contre seulement 2,2 % des élèves issus de l’indice socio-économique le plus favorisé1. L’école tend-elle à exclure les enfants pour le simple fait d’être pauvres ? Pour Jean-Pierre Coenen, le président de la Ligue des droits de l’enfant, cela ne fait aucun doute. « Aujourd’hui, dans toutes les écoles de type 8 à Bruxelles, ouvertes aux troubles instrumentaux (différents troubles du langage ou de la motricité, ndlr), on retrouve à 99 % des élèves porteurs d’un handicap social. » Autrement dit, des élèves qui ne souffrent d’aucun handicap, mais qui sont issus d’un milieu socio-économique défavorisé.

Dégoût pour l’école

Quinze ans après avoir subi cette relégation, Amine en est encore « dégoûté », dit sa mère. « Il parle encore de celle-là, son ancienne institutrice ». Il hait « l’étiquette d’enfant handicapé » qui n’a plus cessé de lui coller à la peau. Enfant, « les copains de son frère se moquaient parce qu’il prenait le car pour handicapés. Après, je lui ai appris à prendre le bus de la STIB. À l’extérieur, il y avait le regard des autres, mais à la maison, il savait qu’il était aimé ».

Amine a gardé un rejet profond pour l’école, une terreur même. « L’école, il ne la supportait pas. Dès qu’il fallait dormir (à l’occasion de voyages scolaires), c’était la catastrophe ». Adolescent, il enchaîne les établissements spécialisés. Aucun ne convient. Un passage dans une école pour autistes le dégoûte davantage encore. Sa mère pharmacienne jette à la poubelle les médicaments prescrits.

Latifa a fini par obtenir le retour de son fils dans l’enseignement ordinaire. « Cela m’a pris dix ans ». Car si les parents peuvent en théorie refuser le renvoi de leur enfant vers le spécialisé, il leur est difficile de l’en sortir une fois acté le changement de filière. L’autorisation du Centre Psycho-médico-social est requise. « J’ai piqué ma crise avec l’assistante sociale pour obtenir l’attestation ». Mais après dix ans, c’est trop tard. « Il a arrêté l’école à 17, 18 ans, il n’a plus rien voulu faire. »

Vers une école moins excluante ?

Depuis des années, des associations se battent pour venir en aide aux familles victimes de relégation. Les services d’aide en milieu ouvert (AMO) sont en première ligne pour entendre leurs récits, que personne d’autre ne veut écouter.

« Je travaille dans les écoles des quartiers pauvres de Bruxelles depuis de très nombreuses années. Ce que je peux remarquer, c’est que les écoles de ces quartiers accueillent des enfants qui ont de très grands besoins de soutien, témoigne Sylvie Adam, de l’AMO Itinéraires, à Saint-Gilles. Mais l’école n’est pas outillée pour les accueillir. D’où de grandes difficultés pour bon nombre d’enfants et d’instits. De mon point de vue, il faut aider l’enfant et les familles très tôt afin d’éviter ce mauvais départ. Car il s’agit bien de soutenir, d’entourer ces enfants. Dans mon cas, je le fais avec mon outil : la psychomotricité. Nous entourons l’enfant avec l’instit, les parents, le CPMS, nous et d’autres acteurs si nécessaire… Il faut tout un village pour éduquer un enfant. »

Certaines AMO tentent aussi de venir en aide à ces parents démunis face à des mécanismes qu’ils ne comprennent pas. Dans son bureau de Laeken (Bruxelles), Chantal Massaer, directrice d’Infor Jeunes, explique aux parents qu’ils ont le droit de refuser le renvoi vers le spécialisé. Mais souvent les pressions de l’école ou du CPMS sont trop fortes : le spécialisé est présenté comme une solution tentante (classes plus petites, moins de pression…). Ce n’est que plus tard que les familles comprennent les conséquences de leur choix. Les enfants ont parfois été mis sur une voie de garage, et il est trop tard pour revenir en arrière.

Les campagnes de sensibilisation portées par plusieurs associations ont débouché sur une lente évolution. Le décret sur l’intégration, adopté en 2009, a mis en place un accompagnement individualisé de quatre heures par semaine permettant d’encadrer le retour d’enfants vers l’enseignement ordinaire. Un décret de 2017 a établi une liste d’accommodements raisonnables dont peuvent bénéficier les enfants souffrant de dyslexie : octroi de plus de temps lors des évaluation, réduction du nombre de questions, épreuves orales privilégiées plutôt qu’écrites, cours écrits aérés avec une police de caractères adéquate, autorisation de photographier le tableau et le journal de classe du copain, etc. De l’avis des observateurs, toutefois, ces mécanismes bénéficient surtout aux enfants issus des milieux socio-économiques plus élevés, dont les parents savent en revendiquer l’application.

Depuis 2015, une modification décrétale vise à limiter les pratiques d’exclusion, en précisant qu’« un manque de maîtrise de la langue de l’enseignement ou l’appartenance à un milieu social défavorisé ne constitue pas un motif suffisant d’orientation vers l’enseignement spécialisé ». Mais l’application de cette disposition n’est pas sanctionnée et reste très aléatoire.

Le Pacte d’Excellence prévoit d’aller plus loin dans cette voie, mais le chemin vers l’école inclusive est encore long (Médor prépare un article à ce sujet, patience…).

Voies tracées

Depuis quatre ans, Amine végète. « Chaque fois qu’il va travailler, on lui dit que ce n’est pas assez bien. Pourtant, il est intelligent ». Latifa s’interroge sur le destin de son fils. « Il était plus fragile que les autres. Il est né prématuré. » Quelle autre vie aurait-il pu avoir ? Et quelle autre voie auraient pu suivre les milliers d’enfants envoyés chaque année dans l’enseignement spécialisé pour de mauvaises raisons ?

Entre un enseignement ordinaire peu outillé et un enseignement spécialisé qui fait office de relégation, la question n’appelle pas de réponse simple. Elle continuera d’animer les débats politiques et scolaires dans les prochaines années.

1. Ces disparités socio-économiques s’observent pour le spécialisé, mais aussi pour toutes les filières d’enseignement vues comme des filières de relégation. Voir les indicateurs de l’enseignement, et plus particulièrement l’indicateur 8 relatif aux disparités socio-économiques.

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