Le greffe de la peur

Episode 2/3

Le greffier du Parlement wallon, Frédéric Janssens, est quelqu’un d’exigeant, qui aime les termes « qualité » et « efficience ». Des députés estiment qu’il a sorti de l’ornière un Parlement wallon en déroute. Mais plusieurs agents sont formels : ses méthodes RH sont agressives, et le personnel vit dans la crainte.

Printemps 2013. En place depuis plus de trois ans, le greffier du parlement wallon, Frédéric Janssens envoie à son personnel l’enquête annuelle de satisfaction interne. Objectif : améliorer la qualité et les conditions de travail. Le ton est enjoué : « Grâce à vous, les défis qui s’annoncent pour le Parlement wallon peuvent être envisagés […] avec la certitude de démontrer une fois de plus l’efficience de nos services. »

Une agente appelle alors sa mère. Pourquoi ? Pour qu’elle remplisse le questionnaire à sa place, de peur que l’on reconnaisse son écriture. À la demande d’évoquer le Parlement en trois éléments, elle répond : conditions de travail de plus en plus insupportables notamment à cause d’un encouragement à la délation, pression et sentiment de contrôle permanent, l’objectif est de pousser à la faute ceux dont on veut se débarrasser.

À la question de « comment améliorer les relations avec la hiérarchie », elle répond : « En mettant fin aux mesures d’intimidation, en remplaçant les humiliations par la mise en confiance. »

Elle envoie le document à la Cellule Qualité du Parlement.

« Pas un mot de vrai »

« À l’époque, déclare-t-elle aujourd’hui, nous étions plusieurs à dénoncer, déjà, le comportement du greffier, en parlant, il est vrai de haute hiérarchie, mais c’est bien lui qui était visé. »

Les plaintes des agents remontent dans les médias. Ils invoquent des griefs lourds : harcèlement au travail, sanctions abusives. Personne n’ose sortir en son nom propre. Janssens nie en bloc.

« Pas un mot de vrai », dans ces reproches, dira-il un an plus tard à Sudpresse, en précisant : « Chaque année une enquête de satisfaction anonyme est réalisée. Il y a aussi une boîte à suggestions. Or, il n’y a jamais eu d’échos de ce type ».

Exit, donc, l’évaluation négative envoyée par l’agente. « Je pense simplement qu’une série de personnes n’apprécient pas les changements au sein du parlement », tranche-t-il.

Tampon pour eux

Le Bureau avait pourtant demandé, à l’époque, une analyse de la charge psychosociale au travail. « Les résultats montraient des difficultés », confie un ancien député qui nuance. « Janssens avait hérité d’une situation très compliquée avec une administration dysfonctionnelle, marquée par le clientélisme et l’ère Happart, nécessitant des réformes profondes. Sa rigueur a permis au parlement de sortir de l’ornière. »

Des recommandations sont formulées pour calmer les tensions internes. Notamment en renforçant le rôle des directeurs et directrices de services (il y en a quatre au greffe) comme managers intermédiaires entre le greffier et le personnel. Une mesure pour faire tampon.

En septembre 2015, nouvelle enquête sur le bien-être au travail, demandée neuf mois plus tôt par le Bureau. Cette fois, des agents ont saisi un bureau d’avocats, Buyle Legal, pour entamer des actions individuelles contre Frédéric Janssens. Estimant que l’enquête ne permettra pas de garantir leur anonymat, ils envoient, via leur avocat, leurs griefs à la société en charge de l’enquête, ISW Limits (mandatée par Mensura, une société qui offre des services externes de prévention et protection au travail).

Ils dénoncent l’attitude et les méthodes de Janssens. Ils reprochent « des propos dégradants, humiliants et menaçants », tels que « Vous êtes tous des incapables, surpayés, fainéants et réfractaires à tout changement » ou « Je vais vous pourrir la vie ». L’imposition d’ « horaires parfois intenables pendant plusieurs jours de suite » ou de « délais irréalistes pour finaliser un travail ».

Des prises de contact avec des agents « hors des heures de travail, sans situation d’urgence, y compris les agents en incapacité de travail pour raison médicale », « des interdictions pour les agents de prendre leur heure de table » et encore des « suppressions de congés accordés préalablement. » Un document anonyme reçu par Médor en septembre 2021 mentionne aussi des insultes envers des agents dont une partie seraient « démolis », n’osant porter plainte par peur de perdre leur travail.

Mesures en phase

Frédéric Janssens conteste avoir tenu « des propos désobligeants à l’égard du personnel ». Sur le fait de garder le personnel après 17h sans tâche, il « regrette que certains aient pu ressentir négativement ce qui n’est que la conséquence du travail parlementaire. Il n’est, par exemple, pas possible de demander aux parlementaires d’arrêter leurs travaux à 17 h. Il en va du fonctionnement de notre démocratie. Ces contraintes sont parfaitement connues des agents du Greffe. Ces mesures sont, du reste, parfaitement légales. Elles ne peuvent nullement être assimilées à des sanctions. »

Frédéric Janssens confirme aussi qu’une enquête s’est déroulée de 2015 à 2017. « Elle a fait l’objet d’informations régulières au Conseil du personnel et a donné lieu à différentes mesures », fin 2017- début 2018. Selon le greffier, le service externe en prévention et protection au travail (Mensura, depuis janvier 2017) a indiqué que « pour ce qui concerne la suite donnée aux analyses de risques psychosociales, les mesures prises sont tout à fait en phase avec les problèmes rencontrés auprès des différents groupes concernés ». Nous avons contacté le médecin du travail de Mensura en charge du personnel du greffe, qui n’a pas souhaité faire de commentaire.

Le greffier ne peut répondre plus concrètement sur les résultats de l’enquête : le rapport est « visé par une obligation de confidentialité » légale.

Extraordinaire leader

Les agents qui s’étaient adressés à un avocat n’iront pas en justice. Aujourd’hui, l’un d’eux estime qu’ « au vu du nombre important d’alertes lancées par le personnel depuis de nombreuses années (articles de presse, témoignages auprès de la médecine du travail, de certains parlementaires), de l’immobilisme des membres du Bureau du parlement, nous avons bien compris que les choses n’étaient pas près de changer. »

En 2018, Frédéric Janssens réapparaît dans l’actualité régionale. Il est blanchi par la justice après une plainte d’une agente pour harcèlement. « Le tribunal a démonté chaque argument. Cela solde complètement ce que l’on me reproche depuis toutes ces années », déclare-t-il à La Libre, indiquant ainsi qu’il était au courant des reproches faits par le personnel. André Antoine, président du Parlement à l’époque, a décidé de ne pas faire dans la demi-mesure. Il loue, après le verdict, « le grand professionnel », « l’extraordinaire leader », qu’est le greffier, « dont l’évaluation de travail est excellente. » Et reconnaît quand-même qu’il peut être cassant…

Absentéisme haut

La plaignante estime que ses collègues l’ont laissée tomber au moment où elle avait besoin de leurs témoignages. Toujours cette peur de parler en son nom propre. Et Frédéric Janssens, qu’a-t-il retenu de l’épisode ? « Un procès, ce n’est jamais agréable, mais dans les situations de harcèlement, il y a toujours une souffrance de quelqu’un. On ne peut pas balayer cela d’un revers de la main. Identifier la nature de cette souffrance est tout de suite plus compliqué. Le greffier est le bouc émissaire parfait. »

En interne, une agente indique aujourd’hui que 8 agents sont en congé maladie longue durée pour burnout. Plus d’une dizaine seraient revenus de congé maladie longue durée aussi pour burnout ces derniers mois. Sur une centaine d’agents.

Le greffier n’a pas pu nous donner des statistiques sur les maladies longue durée et le burnout. « La distinction des types de maladie concourt à la divulgation de données à caractère personnel, ce que ne permet pas le RGPD. » Lors de notre entretien, il a toutefois dit que l’absentéisme au Parlement wallon se situe dans la haute tranche de la fonction publique, le justifiant par les pics d’activités durant les semaines d’activités parlementaires à la Région wallonne (une semaine sur deux, les séances sont à Namur, l’autre à la FWB à Bruxelles).

Des indicateurs ? Quels indicateurs ?

Frédéric Janssens ne « voit pas très bien quels indicateurs de bien-être du personnel fournir » malgré les enquêtes, et estime que des initiatives favorables ont été prises suite à celles-ci et bien accueillies par les travailleurs.

Une seule personne a accepté de témoigner en son nom propre de son expérience au greffe.

Aubry Clerdent a été embauché au Parlement en 2015. Une époque où le greffier cherchait un assistant sans trouver chaussure à son pied après de longs mois de recherche. Il revient en nuance sur son expérience au service de son ancien patron.

« Frédéric Janssens est quelqu’un pour qui je conserve beaucoup d’estime. C’est une des personnes qui professionnellement m’a le plus appris. Cependant, relativement rapidement nous avons eu des visions divergentes non pas sur la partie institutionnelle, où 9 de ses décisions sur 10 étaient bonnes, très bonnes ou excellentes, mais en matière de gestion du personnel. »

Clerdent décide alors de quitter le navire parce qu’il souhaite rester fidèle à ses convictions humanistes. Il estime "qu’une gestion efficiente des ressources humaines est une gestion humaniste basée sur la confiance, le respect et l’empathie afin de favoriser l’inclusion d’un maximum d’agents vers un objectif commun. » Et loue au passage les qualités d’une « écrasante majorité » du personnel du greffe et leur « compétence, disponibilité et efforts quotidiens pour permettre l’exercice de la démocratie parlementaire. »

Peur sans syndicat

Aujourd’hui, un mot caractérise l’ambiance du greffe telle que plusieurs personnes nous l’ont racontée : la peur. « Ils ont peur parce qu’il n’y a pas de contrôle fort qui s’exerce sur lui », estime un ancien agent. Un député actuel reconnaît que le greffier peut « être parfois agressif », envers un personnel qui n’ose pas s’adresser au Bureau. Selon nos informations, celui-ci aurait récemment envoyé une circulaire encourageant les agents à venir les trouver. Janssens précise qu’il a toujours « bénéficié de la confiance du Bureau du Parlement. »

Le président du Parlement, Jean-Claude Marcourt, a estimé, via son porte-parole, « qu’il ne lui revenait pas de commenter une relation de travail avec le responsable administratif du Parlement. »
Mais le greffier n’est-il qu’un « responsable administratif » ? Il gère quand même le quotidien d’une institution qui est le symbole de la démocratie wallonne, dotée en 2021 de 70 millions d’euros d’argent public, dont 15 pour le personnel.

Les questions de Médor : une enquête exclusivement sur le web, en plusieurs épisodes. Gardez les yeux ouverts et laissez vous guider par votre curiosité. La période de découverte vous permettra de lire gratuitement toutes celles, précédemment publiées, qui vous intéressent.

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  1. En témoignent les demandes systématiques d’anonymat avant de témoigner pour cet article, que ce soit du côté du greffe mais aussi du côté des députés.

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