Tout ça pour une médaille…

Episode 3/3

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Mathilde Payen. CC BY-SA.

Fin 1940. Pierre Masset était réserviste de l’Armée belge. Et s’est retrouvé paumé sur les routes, jusqu’aux Pyrénées. Après trois mois d’absence, il retrouve enfin ses proches, et son pays… qui ne semble pas prêt à reconnaître ce fiasco militaire.

1er septembre 1940, 8h du matin : Pierre Masset, mon grand-père, rentre en Belgique par un train spécial affrété depuis Toulouse. Il vient de passer l’été le plus étrange de sa vie : appelé sous les drapeaux le 14 mai en tant que réserviste de l’Armée belge, il a quitté le Pays Noir à vélo avec quelques amis d’enfance.

Ensemble, ils ont été ballottés sur les routes de Belgique et de France à la recherche d’un camp d’entraînement de l’Armée belge, qu’ils n’ont finalement jamais trouvé, faute d’instructions.

A l’issue d’un périple chaotique, ils se sont finalement retrouvé ouvriers agricoles aux pieds des Pyrénées. Sur les 300 000 CRAB (l’acronyme de Centre de Recrutement de l’Armée Belge, qui les désignait collectivement) appelés sous les drapeaux, environ 200 000 ont reçu l’ordre de passer en France pour se mettre hors de portée des Allemands, et 100 000 y sont parvenus, continuant vaille que vaille jusqu’au Midi. Une fois l’armistice signé entre la France et l’Allemagne, ils ont été progressivement rapatriés.

Mon grand-père est parmi les derniers à revenir. Il a aimé sulfater les vignes et faucher les foins à Ricaud, en pays occitan. Mais il a peur de découvrir ce qu’il reste de sa vie d’avant. De la quantité de lettres qu’il a envoyé à sa famille, il n’a jamais eu la moindre réponse. Aucune nouvelle non plus de ses parents et de sa petite-sœur dans les camps de réfugiés installés un peu partout en France.

C’est sans doute pour ça qu’il préfère sauter du train quand celui-ci ralentit en gare de Frameries, où il a de la famille.

« Je suis directement interpellé par des membres de la Deutsche Eisenbahn, les gardes ferroviaires allemands, note-t-il à la fin de ses notes. Mais ils me libèrent après l’examen de mes documents de rapatriement. »

Il se rend chez sa tante Marie, qui téléphone à ses parents.

Pierre revoit sa famille le lendemain, après trois mois et demi sans nouvelle. Sur ses nombreux courriers envoyés, une seule carte postale est arrivée, le 27 août, alors qu’elle avait été postée le 22 juillet. « Je suis à Ricaud dans l’Aude, je travaille dans une ferme (vélo perdu). » Avant ces quelques mots, personne ne savait ce qu’il lui était arrivé.

Pris pour des fuyards

En cas d’invasion, la mobilisation de la Réserve de Recrutement, rebaptisée ensuite les CRAB, devait assurer à la Belgique le matériel humain nécessaire à une guerre défensive en cas d’invasion allemande. Le Royaume, officiellement neutre, aurait ensuite attendu le secours des Français et des Britanniques. Finalement cette stratégie s’est muée en catastrophe humaine et militaire qui a fait environ 400 morts, sous les bombes ou par accident. Sans compter les blessés.

Maintenant qu’il est rentré, Pierre et les autres CRAB vont-ils recevoir une explication, ou un dédommagement, des autorités ?

Les autorités belges vont très vite prendre leurs distances avec un tel fiasco. Après que la France a demandé un armistice à l’Allemagne, le général belge et ministre de la Défense Henri Denis nie tout statut militaire aux CRAB et fait savoir qu’il faut les considérer comme des réfugiés civils, selon l’historien Alain Colignon.

C’est certes une manière de leur éviter d’être internés par les Allemands, mais ça les prive aussi de toute reconnaissance de l’État belge : dès 1940, le gouvernement occupé nie aux blessés et aux familles des disparus tout droit à une pension militaire, arguant en plus que l’ordre de les mobiliser, pourtant prévu par un arrêté royal dès 1937, n’aurait pas été signé par le roi et serait donc anticonstitutionnel.

Voilà ce que ça donne en langage politico-administratif :

« Si la décision d’appeler une partie de la réserve de recrutement au service actif n’a pas été prise régulièrement par l’autorité compétente, aucun inscrit dans la réserve n’avait l’obligation de rejoindre, […] aucun n’a acquis la qualité militaire » peut-on lire dans une correspondance de 1941 entre le secrétaire général du ministère de l’Intérieur et son homologue des Finances, retrouvée par Jean-Pierre du Ry.

Le gouvernement Pierlot en exil à Londres parvient aux mêmes conclusions.

Si mon grand-père en a éprouvé du ressentiment, il n’en a jamais parlé. Comme la majorité des CRAB, une fois terminés les combats de 1940, il n’a plus qu’un désir : rentrer chez lui pour s’occuper de sa famille alors que l’occupation allemande débute, et que l’état de santé de son père se dégrade.

Après la guerre, ce sont les héros, les soldats qui ont rejoint l’Angleterre, les résistants qu’on veut mettre à l’honneur. Il y a peu de places pour les vaincus et les réfugiés de 1940. De toute manière ces jeunes ont un pays à reconstruire, et pour beaucoup, un service militaire à effectuer. Pierre y échappe : son père étant décédé en 1942, il est considéré comme soutien de veuve et d’orphelin. Son diplôme d’ingénieur technicien en travaux publics et géologie en poche, il embarque le 3 octobre 1946 pour le Rwanda.

Réveil de la mémoire

La mémoire des CRAB se réveille durant les années 80, alors que leur génération arrive à l’âge de la pension. Pierre est pré-retraité en 1983, à 60 ans, après avoir posé des pipe-lines pour l’OTAN, passé 10 ans au fond des charbonnages, puis 17 sur les travaux routiers de tout le pays. Comme beaucoup d’anciens CRAB, il met ses souvenirs par écrit. Il les envoie au Centre de recherches et d’études historiques sur la Seconde Guerre Mondiale.

D’autres s’impliquent dans des cercles d’histoire locale et auto-éditent leur récit. Certains cercles d’anciens combattants réclament une reconnaissance officielle des CRAB et font frapper des décorations officieuses.

À l’approche des commémorations des 50 ans de l’invasion, des médias à grand tirage comme Le Soir consacrent des articles à l’histoire des CRAB, ce qui réveille la question de… leur absence de reconnaissance.

Le 12 avril 1990, un arrêté royal crée la Médaille des Centres de recrutement de l’Armée belge, recevable sur demande à condition d’avoir passé au moins 10 jours loin de son foyer, et précisant qu’il « ne peut entraîner aucune incidence financière actuelle ou future » !

Moins de 10 000 personnes feront valoir leur droit à ce disque de bronze patiné, dont mon grand-père.

Aujourd’hui, qui se souvient des CRAB ? Pas grand-monde : certains habitants du Midi se rappellent que leurs parents et grands-parents évoquaient des Belges venus les aider dans les champs le temps d’un été. En Belgique, leurs enfants et petits-enfants retrouvent parfois des photos ou des médailles au fond d’un grenier.

Mais on les confond souvent avec des réfugiés « ordinaires », oubliant qu’ils sont partis en imaginant qu’ils sauveraient le pays de l’invasion nazie.

Peu après le décès de mon grand-père, j’ai vidé son vieux bureau. J’y ai trouvé ses vieux carnets et une petite médaille de bronze. Et puis une autre, en argent, avec le roi Léopold III.

Une « Médaille du souvenir » accompagnée d’un certificat daté de 1988 et avec pour seule mention « CRAB 1940 ». Je ne saurai jamais si c’était volontaire, mais le document était déchiré.

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