Papa, maman, je pars sauver la Belgique

Episode 1/3

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Mathilde Payen. CC BY-SA.

En 1940, 300 000 jeunes sont lâchés sur les routes, abandonnés par l’armée et le gouvernement belge qui viennent pourtant de les mobiliser. Ce sont les CRAB, et leur périple a été effacé de la mémoire nationale. Pierre Masset était l’un d’entre eux. Son petit-fils nous raconte son histoire.

Pierre Masset est décédé le 6 mai 2020, à l’âge respectable de 97 ans. Pierre était mon grand-père et, malgré les circonstances, il a eu droit à des funérailles émouvantes : on a évoqué sa carrière d’ingénieur qui l’a mené des hauts plateaux du Rwanda aux mines du Pays Noir, ou encore son engagement dans le Cercle Géologique du Hainaut, à Bernissart. Mais étrangement, pas un mot sur sa première grande aventure.

En mai 1940, à tout juste 17 ans, et comme 300 000 autres jeunes Belges, Pierre s’est pourtant retrouvé lâché sur les routes de Belgique et de France à la recherche d’un des Centres de Recrutement de l’Armée Belge, les fameux « CRAB ». Ces centres étaient destinés à accueillir des milliers de jeunes civils pour renforcer les troupes face à la menace allemande. Mais cette histoire a tourné au fiasco.

Est-ce pour cela que les CRAB semblent gommés de la mémoire collective ?

Ce n’est qu’après son décès que j’ai retrouvé les notes que Pierre avait prises durant cette épopée. Un voyage dantesque que j’ai suivi, une carte de France à portée de main.

Mauvaises nouvelles

14 mai 1940. Les troupes allemandes sont en Belgique depuis quatre jours. L’armée française a traversé la frontière pour porter secours au Royaume. Pierre Masset habite Mont-sur-Marchienne, dans une petite maison cossue en briques rouges avec vue sur le terril. Il la partage avec son père Raoul, comptable de 51 ans employé dans une banque locale, sa belle-mère Augusta, et sa sœur Jeanne-Marie, 12 ans.

Quand il rentre de l’école dans l’après-midi, Pierre a juste le temps de défaire son sac. La famille est accrochée au poste de radio. Les nouvelles sont mauvaises : chars français et allemands se sont heurtés à Hannut deux jours durant, dans la première bataille de blindés de la guerre. Les panzers sont devant Gembloux, à 38 kilomètres de chez eux.

Les défenseurs belges tiennent, mais pour combien de temps ? Le gouvernement du premier ministre Hubert Pierlot annonce la mobilisation générale de la Réserve de Recrutement : tous les Belges de 16 à 35 ans qui ne sont pas encore sous les armes doivent rejoindre les centres de rassemblement.

Une stratégie directement inspirée de 1914, rappelle Alain Colignon, historien au Centre d’étude « Guerre et Société » des archives de l’État : « La Belgique avait été en peine de compenser les pertes militaires, bon nombre des nouveaux appelables étant restés bloqués par la rapidité de l’avancée ennemie. Depuis 1937, tous les jeunes devaient figurer dans cette Réserve de Recrutement dès l’année de leurs 17 ans. En cas d’invasion, ils étaient susceptibles d’être convoqués via la radio, la presse ou les autorités publiques. »

L’Armée doit tenir les lignes fortifiées de la Meuse et du canal Albert, tandis que les civils en état de porter les armes se réfugient vers l’ouest, où ils seront équipés et entraînés. L’Armée belge est forte de 650 000 hommes. Avec sa Réserve de Recrutement, elle espère approcher le million. Mon grand-père fait partie des renforts.

Dans les carnets que j’ai retrouvés, il a l’air plus résigné que prêt à en découdre :

« Ceux qui ne se présenteraient pas seraient coupables de désertion. J’ai pris des victuailles, une couverture, quelques centaines de francs, et dès 20h j’ai embrassé mes parents et je suis monté sur mon vélo. »

Les rues se couvrent d’affiches répétant l’ordre de mobilisation et précisant les itinéraires à suivre. Les gendarmes sont là pour rappeler à l’ordre les récalcitrants.

Pas d’exception : le pays veut ses jeunes pour nourrir une guerre qu’on imagine longue et statique, une fois l’avance ennemie repoussée. Des troupes de scouts partent ensemble, et même des promotions de séminaristes. La majorité des CRAB s’élance à vélo, par groupes de copains.

Pierre part avec trois compagnons : deux étudiants, Georges Dedeur et Hervé Desbourse, et un ouvrier, Alfred Demoor. Objectif, le lieu de rassemblement attribué à leur région : Binche.

Pour mon grand-père, il y a une vingtaine de kilomètres à pédaler. Là-bas, on les acheminera vers Ypres, où doivent converger les réservistes du Hainaut. D’autres doivent atteindre Courtrai-Menin, Roulers ou Poperinge.

Les familles sont effondrées ; les parents ont connu les horreurs de la guerre précédente, certains ont combattu, et ils ne veulent pas voir leurs fils partir vers le même sort. Et puis les familles elles-mêmes, que doivent-elles faire ? Fuir leurs maisons ? En ont-elles encore le temps ?

« On a préparé deux énormes valises, et on a essayé de les attacher à un vieux vélo, mais ça ne tenait jamais, se souvient Jeanne-Marie, la sœur de Pierre. Mon père se rongeait le sang, il ne supportait pas de voir partir son aîné. On ne s’est jamais décidé à prendre la route, papa pensait que Pierre ferait peut-être demi-tour. Les maisons vides de la rue attiraient déjà des pillards, alors papa et un voisin qui était resté aussi ont fait les cent pas dans le quartier pour les dissuader de tout voler. »

Ne pas vexer le Reich

Binche est donc à une vingtaine de kilomètres et la route est dégagée car beaucoup de mobilisés ne partiront que le lendemain : une bonne heure et demie de pédalage. Mais il n’y a plus de place pour les loger, et c’est pire à Ypres, une vraie cohue qui s’entasse dans les parcs, paraît-il. Il vaut mieux se diriger vers Tournai.

« C’est le jeune ministre de la Santé publique Marcel-Henri Jaspar qui doit tout gérer avec seulement une dizaine de fonctionnaires, souligne Alain Colignon. Les jeunes s’entassent par milliers dans des centres improvisés très peu ravitaillés. »

Jaspar avait bien suggéré un exercice en janvier 1940 dans les provinces à l’est de la Meuse. L’idée avait tourné court : « Ça aurait été une pagaille généralisée qui aurait inquiété les populations "inutilement". Et, neutralité oblige, il ne fallait pas vexer le Reich nazi en donnant l’impression qu’on s’en méfiait. »

Les cyclistes font encore une dizaine de kilomètres sur une route encombrée par l’artillerie belge avant de s’arrêter dans un hangar de Givry pour leur première nuit d’exode.

L’historien Jean-Pierre du Ry parle de trois sentiments dominants parmi les CRAB fraîchement partis : le patriotisme, mais surtout l’obéissance à l’autorité. Et puis la peur de l’envahisseur : ces gamins ont grandi dans le souvenir des atrocités allemandes.

Pierre connaît assez le Borinage pour guider ses compagnons, comme le reflètent ses notes de l’époque :

« En passant par Frameries, j’ai pu dire au revoir à ma tante et à mon oncle. Sur mes trois cousins, deux servaient déjà dans l’armée, et le plus jeune devait embarquer dans un train spécial pour Ypres. »

La mobilisation belge semble en bonne voie pour barrer la route au nazisme.

Autorités débordées

En fait pas du tout : débordé, Jaspar a jeté l’éponge et laisse les CRAB au ministère de la Défense du général Henri Denis, qui est supposé disposer du personnel suffisant pour les prendre en charge. Mais le temps manque, l’ennemi avance, et le général belge donne l’ordre de faire passer les appelés en France, direction Rouen, hors de portée des bombes qui pleuvent déjà sur Tournai.

Les Marchiennois l’apprennent en cours de route, mais au poste-frontière, les douaniers français n’ont visiblement pas été mis au courant, et retiennent les réfugiés. Ils ne se démontent pas : le vélo sur l’épaule, ils passent à gué un peu plus loin. Près de Valenciennes, ils trouvent refuge dans une école.

Les deux jours suivants Pierre et ses amis attendent des instructions… En vain. Le soir du 17 mai, C’est la presse et la radio qui leur apprennent que les Allemands aussi sont en France, à moins de 100 kilomètres, et qu’ils avancent droit sur eux. Il faut partir, et vite.

Les Belges enfourchent leur vélo et longent un aérodrome quand les Stukas, les bombardiers en piqué allemands, plongent. Leurs sirènes hurlent. Mon grand-père est terrifié : « On s’est tous jetés dans les fossés, le cadre du vélo au-dessus de la tête, comme si ça avait la moindre chance de nous protéger ! »

En quelques minutes, la campagne picarde s’embrase et les avions français sont détruits au sol.

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