On nous a lâchés dans le chaos

Episode 2/3

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Mathilde Payen. CC BY-SA.

1940 : pour repousser l’invasion allemande, les jeunes de 16 à 35 ans sont appelés à se mobiliser. Ils doivent rejoindre les CRAB (Centre de Recrutement de l’Armée Belge). Pierre Masset est parmi eux. Mais, sans ordre clair, le voilà perdu sur les routes… et sous les bombes.

Cambrai, 200 kilomètres au nord de Paris. 17 mai 1940, 6h du matin. Pierre Masset, mon grand-père, a alors 17 ans. Le vélo sur l’épaule, il enjambe des poteaux électriques abattus, des câbles de tramways tombés au sol, des chevaux morts. Il est épuisé : avec ses trois camarades, il a passé la nuit dans un wagon abandonné dans une petite gare à l’entrée de la ville, tenu éveillé par les bombardements incessants.

Déjà trois jours qu’ils pédalent sans consigne claire, et les voici en France, plongés dans le flux des réfugiés et des soldats en retraite. Des Français, des Belges, des Hollandais même. C’est le chaos. Cette foule affamée et épuisée arrive dans des villes largement vidées de leurs habitants.

Dans son carnet, Pierre décrit ses premières scènes de pillage :

« Les maisons abandonnées sont mises à sac. Quelques soldats français vident une cave à vin en faisant passer les bouteilles par le soupirail.C’est toujours ça que les allemands n’auront pas" qu’ils nous disent. L’un d’eux nous tend une bouteille à chacun, on rechigne, mais on finit par accepter. Ça nous fait quelque chose dans la besace. »

Certains prétendent priver l’ennemi de butin. Mais beaucoup ont simplement trop faim et soif pour avoir des scrupules à se servir. L’invasion de 1940 réveille les souvenirs de celle de 1914, et des pillages et massacres de civils commis par les Allemands.

Deux millions de Belges ont pris la route, selon le Centre d’Étude Guerre et Société des Archives de l’État. Huit à dix millions de Français les rejoignent, soit près d’un quart de la population de l’Hexagone.

Parmi tous ces civils, environ 200 000 CRAB passés en France. Les 100 000 autres ont été arrêtés à la frontière par les Français pas toujours au courant des accords avec la Belgique neutre, rattrapés par les Allemands, ou alors ne sont jamais partis.

Les Allemands prennent Cambrai le jour-même. La poche des Flandres se forme : les troupes alliées vont être repoussées vers Dunkerque et la Mer du Nord.

Un million de réfugiés belges, ainsi que la moitié des CRAB, selon l’historien Alain Colignon, restent coincés parmi les soldats. Mon grand-père est un des derniers à passer plus au sud avant que les Allemands ne referment l’encerclement.

La grande débâcle

Un de ses amis, Alfred Demoor, ne peut plus suivre. Son vélo l’a lâché. Il quitte le groupe et monte dans un train bondé de réfugiés en gare de Poix-de-Picardie. Mon grand-père ne semble pas l’avoir revu ensuite.

Les trois derniers Marchiennois continuent, perdus parmi les réfugiés, terrifiés à chaque fois qu’un avion les survole. Les chasseurs allemands mitraillent parfois les civils en fuite.

Le 20 mai, il arrive aux alentours de Rouen, dans un secteur tenu par le Corps expéditionnaire britannique. Il reprend espoir, face à ces soldats anglais qui restent calmes en toute circonstance :

« Ils ont installé des canons antiaériens. J’en ai vu un se raser debout, avec son miroir de poche, alors que le canon à côté tirait sur un avion en approche. Mais à la fin de la journée les Anglais ont commencé à entasser leur matériel, tout ce qui n’était pas arme ou munition, pour le brûler en tenant les civils à distance. J’ai pu agripper une chemise kaki et un sac contenant un masque à gaz. Un Tommy m’a menacé de sa baïonnette, mais il m’a vite fait signe de déguerpir. »

Plus au nord, c’est l’évacuation de Dunkerque qui démarre.

Encore deux jours de fuite jusqu’au Mans, où les autorités françaises rassemblent les jeunes Belges qui cherchent encore leur armée. Un train spécial est affrété pour les emmener dans le sud, sans plus de précision. Mais c’est certain, des camps les attendent pour les préparer au combat.

Il note dans ses carnets :

« Sauf qu’on nous a placés dans des wagons de marchandises, les vieux “8 chevaux, 40 hommes” ! Il a fallu qu’on abandonne nos vélos, il y en avait un immense tas devant la gare. On nous a assurés qu’on les ferait suivre, mais on ne les a jamais revus. La promiscuité est vraiment dure, des hommes en viennent aux mains. Nous sommes passés par Tours, Poitiers, Angoulême et Bordeaux, avec des arrêts à chaque alerte aérienne. C’était les seuls moments où on pouvait prendre l’air ou nous soulager discrètement, mais le train a plusieurs fois failli repartir sans moi. »

Sous le soleil du Midi

Le 24 au matin, le train arrive à Bram, près de Carcassonne. Les CRAB apprennent qu’en attendant l’incorporation militaire, on cherche des volontaires pour travailler dans les champs. Pourquoi pas ? Pierre et ses deux compagnons, Georges et Hervé, choisissent de sortir du rang. Ils sont conduits en voiture jusqu’à une métairie de Ricaud, une commune rurale des Hautes-Pyrénées d’environ 120 habitants. Là-bas, ils sont rejoints par sept autres CRAB : quatre de Beveren, et trois de Jemappes.

Dans ses carnets, Pierre décrit ainsi cette nouvelle étape :

« Georges loge chez le maire, et Hervé et moi à la ferme, où on a rencontré le patron, Jean Garrigues, un ancien combattant de 1914 dont les trois frères ont été mobilisés et qui avait besoin de bras pour les remplacer. »

Sur quelques photos exhumées de cette période, les Belges logés sur place posent avec les chiens de la ferme, le sourire aux lèvres, devant un mas provençal. Ailleurs, mon grand-père assemble une botte de foin, Il commence à développer le physique que je lui ai toujours connu : pas encore trapu, mais déjà les bras puissants et les cheveux en arrière, avec un petit air de Jean Gabin.

Occupés à faucher, nettoyer des étables ou décortiquer du maïs, ils oublient peut-être la guerre. Elle semble si loin de Ricaud, malgré l’absence des hommes mobilisés.

Toutes les deux semaines, ils touchent chacun 140 francs en guise d’allocation de réfugiés, une mesure française gracieusement étendues aux Belges déplacés. Ils perçoivent aussi un petit salaire de leur patron.

28 mai 1940. Coup dur pour le moral : ils apprennent que l’Armée belge a capitulé :

« C’est le seul moment où on a eu une remarque hostile : à la boulangerie, quelqu’un nous a reproché de “manger le pain des français”. Le père Garrigues a trouvé les mots pour nous faire oublier ça. »

L’enfer du camp d’Agde

Les 25 000 CRAB logés chez l’habitant sont les mieux lotis. La majorité des autres se retrouve dans des camps encadrés par quelques militaires belges, parfois aidés par des scouts selon les témoignages recueillis par Jean-Pierre du Ry. Les conditions d’hébergement et d’hygiène sont médiocres, la nourriture n’est jamais suffisante, et l’on s’y ennuie à mourir.

Quand l’Armée française réclame de la main-d’œuvre, 20 000 d’entre-eux partent creuser des tranchées dans la Marne, peu de temps avant que les Allemands ne repassent à l’offensive.

Les plus à plaindre sont les 4 000 internés du camp d’Agde : une plaine sableuse battue par les vents en bord de mer à 67 kilomètres de Montpellier. Un lieu infesté de moustiques et dénué d’eau potable qui avait « accueilli » les réfugiés espagnols fuyant la répression franquiste. Les Belges leur ont succédé dans ces baraquements ne protégeant nullement de la canicule, entourés de barbelés et gardés par des tirailleurs sénégalais. Le régime collaborationniste de Vichy utilisera le camp d’Agde pour rassembler les Juifs et les Allemands ayant fui le nazisme avant de les déporter vers les camps de la mort.

Quel que soit leur sort, les CRAB cherchent surtout à obtenir des nouvelles de leur famille : ils envoient quantité de lettres vers la Belgique et vers les camps de réfugiés disséminés en France dans l’espoir d’obtenir des nouvelles. Beaucoup ne savent même pas si leurs proches ont pris la route ou s’ils ont préféré rester chez eux.

Pierre Masset, lui, écrit régulièrement à Raoul, Augusta et Jeanne-Marie. Mais n’obtient jamais de réponse.

A Mont-sur-Marchienne, dans la maison familiale, la boîte aux lettres reste désespérément vide. Ses parents le croient mort. Sa sœur Jeanne-Marie garde espoir : elle décide de consulter une radiesthésiste pour tenter de localiser Pierre.

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