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Les regrets

Épisode 3/3

À Bruxelles, Khalil n’a pas réussi à « vivre sa vie ». Son statut le paralyse, l’empêche d’accéder au marché du travail ou à la mutuelle. Même l’ouverture d’un compte en banque est une galère. Dans son appartement du Peterbos, Khalil traine. Et finit par tremper dans une affaire de stup’…

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Aniss El Hamouri. Tous droits réservés

L’enquête autour de Khalil commence en juillet 2015 par une information communiquée par la Sûreté de l’État au ministère public, indiquant que le prévenu Khalil Alnawawrah détiendrait des armes de guerre – qu’il chercherait à revendre à des organisations criminelles – et serait impliqué dans le commerce de produits stupéfiants. L’instruction n’a pu démontrer le trafic d’armes. En revanche, concernant les stupéfiants, des écoutes téléphoniques ont relevé des échanges monnayés de « nourriture » (nom de code pour des pacsons de cocaïne ou des quantités de cannabis) entre différents protagonistes impliqués dans la même affaire, dont le fameux ami de Khalil, le fumeur de joints.

A l’audience, le Palestinien admet que son ami passait effectivement par lui pour trouver des vendeurs de stupéfiants, puisqu’il connaissait du monde dans les cafés d’Anderlecht. Mais il insiste sur le fait qu’il rendait ce service généreusement, sans contrepartie financière. Avec sa rente de la Mission de Palestine, il estime qu’il n’avait pas besoin d’argent. Mais pourquoi, alors, vendre des stup’ ? « J’étais mal entouré et je m’ennuyais », explique-t-il.

Le Palestinien est néanmoins condamné à 5 ans de prison avec sursis. Celui-ci court jusqu’au 15 octobre 2022 et bloque visiblement toute tentative d’obtenir une régularisation, au moins avant cette date.

Crime d’honneur

Je retrouve Khalil en octobre 2021, dans la maison de pierre au bord de la forêt, en Ardenne, où il a débarqué 19 ans plus tôt. Les mêmes fauteuils en cuir font toujours face à l’énorme cheminée surplombée d’une poutre en bois. Mais l’ambiance n’est plus la même qu’en 2002. Les grands enfants du tuteur ont quitté la maison. Mahmoud a divorcé puis s’est remarié, avec Louisa.

La vie n’a pas toujours été rose pour cet homme aujourd’hui âgé de 77 ans. En 2009, il s’est retrouvé impliqué dans un crime d’honneur. La fille d’un chef de la délégation palestinienne de Bruxelles voulait se marier avec un Marocain. Son père aurait demandé à Mahmoud de l’aider à liquider le prétendant. L’ancien tuteur aurait recruté un tueur à gage. La victime a miraculeusement survécu aux 4 balles reçues dans le thorax. Mahmoud clame son innocence, affirme qu’il ignorait les motifs de l’expédition. Il a été condamné à 8 ans de prison. Son fils Slimane, 25 ans, est mort durant sa détention. Renversé par une voiture.

Houmous et falafels

Pour notre rencontre, Louisa, la nouvelle épouse de Mahmoud, a préparé un festin : soupe de pois chiche, falafels, houmous, feuilles de vigne farcies, boulettes de kebbé, taboulé avec de la laitue et des tranches de citron, … Les plats couvrent entièrement la table de la salle à manger présidée par le patriarche. Un voisin sonne à la porte. Il voudrait que Khalil l’aide à réparer le moteur de sa voiture. « Vous savez je sais faire plein de choses, j’ai besoin d’occuper mon cerveau », dit-il en rejoignant le voisin garé devant la maison.

Tignasse et bouc blanchis, Mahmoud mène la dernière partie de sa vie entouré de sa nouvelle famille, dans sa maison. Il se passionne pour les fleurs et les plantes aromatiques. Le thym, la citronnelle et la camomille parfument sa terrasse. « On fait des choix dans la vie, des bons et des mauvais », soupire-t-il.

Khalil reconnaît ses erreurs de jeunesse. « Je sais que j’ai merdé en arrivant en Belgique : j’aurais pu rester chez Mahmoud, il m’aurait formé et puis engagé dans son entreprise et j’aurais eu rapidement des papiers, reconnaît Khalil. Ici en Ardenne, tout le monde travaille, est bien dans sa vie. Mais à l’époque j’étais jeune, j’avais envie de liberté. J’ai grandi dans un pays différent. Chez nous, la famille c’est la ligne rouge. Si je ne rentrais pas à l’heure, ma mère ou mes frères venaient me chercher. Je n’étais pas prêt à obtenir la nationalité belge. Mais là ça fait 20 ans quand même. On m’oblige à vivre ici mais je ne peux pas vraiment vivre, construire quelque chose. Je ne sais plus ce que je dois faire pour convaincre de ma bonne foi ».

Vu son parcours lors des années qui ont suivi l’arrivée de Khalil, Mahmoud était-il vraiment la bonne personne pour l’encadrer ? Pourquoi l’État belge l’a-t-il laissé seul s’occuper d’un présumé terroriste ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de réel encadrement psycho-social du jeune Palestinien à l’époque ? Pourquoi juste une surveillance policière, et rien pour faciliter l’intégration du « banni » sur le sol belge ? Pourquoi l’avoir installé au Peterbos, haut lieu du trafic de drogues et de la criminalité organisée ? Face à ces questions, le cabinet du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Sammy Mahdi, refuse de « communiquer sur des dossiers individuels ».

Cauchemars

Quoi qu’il en soit, Khalil a quitté la cité anderlechtoise et ses tentations depuis longtemps. « Cette condamnation, ça m’a réveillé ! J’ai compris que je devais faire attention avec qui je traîne. Maintenant je suis tranquille dans mon coin ». Il a fini par quitter le Peterbos pour s’installer à Schaerbeek avec Cristina, rencontrée via des amis communs. Elle travaille comme aide-soignante, lui reste à la maison. Il jure se tenir à carreau, éviter toute mauvaise fréquentation. Il a passé son brevet de premiers secours. Il va boire un café avec un ami de la Mission palestinienne, promène ses chiens, se rend à la salle de sport. Et la nuit, quand il dort, il fait des cauchemars.

« Des images de la guerre me reviennent : des bras, des jambes, des têtes en morceaux, du sang. Des amis sont morts dans les bombardements : un boulanger, un mécanicien. J’ai plein de problèmes de santé dus au stress, en plus des soucis de sommeil. J’ai des maux de dos et d’estomac ». Cristina ajoute : « Je l’ai plusieurs fois accompagné aux urgences tant il avait mal. Mais il n’a pas de mutuelle… C’est lui qui doit financer ses soins ».

Le Palestinien regrette aujourd’hui d’avoir opté pour l’exil plutôt que la prison en Israël. « Je serais déjà sorti depuis longtemps ! J’aurais pu reprendre ma vie auprès de ma famille et de mes amis. Ici je ne fais plus confiance à personne ». Il s’en était pourtant fallu de peu pour qu’il ait ses papiers : « En avril 2016, nous avions gagné devant le Conseil du contentieux des étrangers contre le précédent refus de régularisation de Khalil, explique son avocate, Me Véronique van der Plancke. Mais, au lendemain de cette victoire, mon client était interpellé pour stup’, ce qui a gelé toute possibilité de tirer des conséquences positives de cette victoire ».

La sérénité n’a pas encore gagné Khalil. Les pieds à Schaerbeek, le cœur en Palestine et la tête en Ardenne, il semble paralysé.

Les histoires de Médor : Chaque début de mois un nouveau récit, en 3 épisodes. Les publications se font les mardi, jeudi et vendredi de la 1ère semaine, à 11h. Gardez les yeux ouverts !

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